… des régulations locales, nationales et internationales. Dans la fondation de l'Europe, partout où on retrouve l'histoire de la gauche, on retrouve celle du partage et des régulations.
Or ce phénomène est d'une actualité sidérante avec ce concept des limites planétaires qui nous habite. Puisqu'il y a des limites, les concepts anciens de croissance doivent disparaître et nous devons partager ce qui est infini, être capable de donner le goût de l'infini et partager les limites planétaires. Le temps est venu d'un nouveau partage, celui d'une refondation civilisationnelle, d'une refondation politique majeure. Cette loi illustre-t-elle cette exigence ? Je crains que non et une de mes fonctions dans les trois semaines qui viennent sera d'essayer de dévoiler, sans haine ni sectarisme, avec mesure et amitié, ce qu'ont dit le Haut Conseil pour le climat (HCC) et la Convention citoyenne pour le climat, à savoir que ce texte de loi a des angles morts, que des pans entiers sont laissés à l'abandon, alors que nous avons besoin aujourd'hui de leviers majeurs.
Il y a une sorte de hiatus entre une forme d'autosatisfaction, d'auto-congratulation mise sur le devant de la scène en commission spéciale, ainsi que pendant les débats précédents, une sorte d'immense satisfaction d'être au rendez-vous de l'histoire, d'évoquer des grandes figures de l'humanité, les grandes traversées, et la réalité lorsque, comme nous l'avons fait en commission spéciale, nous nous plongeons dans l'examen de ce projet de loi. J'ai l'impression qu'on y trouve un peu de la loi ÉGALIM ou un peu de la loi dite AGEC : pendant le quinquennat de François Hollande, nous avons connu aussi des petites lois constituées de petits bouts de choses un peu mélangées, qu'il est compliqué de gérer. Mais, au final, la somme n'est pas égale à un tout à la hauteur des exigences du moment. Mon travail sera donc de dévoiler, comme l'ont fait le Haut Conseil pour le climat et la Convention citoyenne pour le climat, le fait que nous ne sommes pas au rendez-vous. Certes, il y a un effet projecteur mais, à l'heure de l'anthropocène, cette loi n'enclenche pas les processus qui devraient être mis en oeuvre aujourd'hui.
Je voudrais dénoncer ici la ruse de la droite – je devrais dire des droites – , qui consiste à justifier la prudence au nom de la liberté, de l'emploi ou de l'aménagement du territoire. Nous essayerons de dénoncer cette ruse au cours de la discussion, parce qu'elle fait l'impasse sur ce qui est fondamental : la question de la justice et celle de la répartition des richesses. Nous essayerons – ce sera notre apport singulier au débat – d'esquisser d'autres processus, qui nous permettent de nous affranchir de ces poids énormes dans la transition à venir que sont l'individualisme, le libéralisme et le nationalisme.
Le temps est venu en effet d'une nouvelle citoyenneté écologique, qu'il appartient à la puissance publique de renforcer. Le temps est venu d'une souveraineté solidaire, qui nous hisse à la hauteur des enjeux d'un monde terriblement fragile et terriblement interdépendant. Nous devrons inventer cette souveraineté solidaire que nous traduirons dans des processus que je vais rapidement décrire.
Il nous faudra rétablir des régulations nouvelles. Je n'en donnerai que trois exemples très simples. Le premier est bien sûr celui des moyens budgétaires que nous devrons mobiliser. Les 1 000 milliards d'évasion fiscale de l'Europe sont devenus une indécence absolue au moment où nous avons besoin d'engager, au-delà même du Green Deal et du plan de relance, les moyens de la transition vers la décarbonation à l'échelle de l'Europe. Nous devons repenser la répartition de la richesse entre le capital et le travail et au sein du monde du travail.
L'étude menée à la demande du groupe Socialistes et apparentés a établi que les écarts de salaires, qui ne cessent d'augmenter, sont une des causes des désordres écologiques : savez-vous que les deux derniers déciles consomment aujourd'hui deux fois plus de carbone que les deux premiers – ce sont les chiffres de l'agence de la transition énergétique (ADEME) ? Deux fois plus, à savoir douze tonnes de carbone, alors que, selon la trajectoire de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), chacun de nous devrait à terme consommer deux tonnes de carbone.
À l'échelle de la planète, ceux qui, en France, gagnent plus de douze fois le SMIC – ou le premier décile des salaires d'une entreprise – , soit 0,32 % des Français, laissent aux dépens de l'ensemble de l'humanité une empreinte carbone totalement insupportable : 1 % de l'humanité consomme autant que les 50 % les plus pauvres. Ce monde-là n'est pas vivable. Nous devons réintroduire des régulations fiscales, sociales et salariales à l'échelle de notre nation, à l'échelle de l'Europe, à l'échelle du monde.
Deuxième enjeu majeur : celui de la conversion des métiers. Des millions d'emplois seront en jeu. Allons-nous arrêter la transition écologique à chaque emploi détruit ? Ils l'auraient été, de toute façon, quelques années plus tard du fait de l'effondrement de la biodiversité ou du changement climatique ? Non, nous devons faire face. Dans ce domaine, il n'y a qu'un précédent : celui de la fin de la paysannerie. À cette époque, l'État invente des instruments nouveaux, comme le Centre national pour l'aménagement des structures des exploitations agricoles (CNASEA), une politique publique, des instruments pour accompagner des millions de personnes vers l'industrie, les services. Les campagnes se réorganisent. Un instrument public de transition est créé.
Sans changements institutionnels, nous ne pourrons pas organiser la transition des métiers dans des secteurs aussi exposés que l'industrie automobile ou aéronautique, l'agrochimie et tant d'autres. Nous devons accompagner cette mutation des métiers, la vivre comme une épopée vers un nouveau monde et non pas additionner des traumatismes comme nous le faisons aujourd'hui.
Nous avons besoin de loi passe-murailles telles que le texte visant à reconnaître le crime d'écocide. À cet égard, je me réjouis qu'après l'Allemagne, il y a maintenant trois semaines les Pays-Bas adoptent la loi relative au devoir de vigilance que nous avons votée il y a exactement quatre ans ici même, et qui est en passe de devenir une directive européenne. Nous espérons que nous pourrons la renforcer, en créant des institutions judiciaires spécialisées pour veiller à l'application de cette loi d'avenir pour l'Europe et pour le monde.
Nous devons améliorer notre gouvernance du changement climatique. Le Haut Conseil pour le climat doit devenir une autorité indépendante, capable de nous guider, de nous éclairer et de dire la vérité à la France, au-delà des démarches de communication.
Enfin, nous avons besoin d'un langage commun, d'une nouvelle comptabilité qui permette à chaque citoyen de s'inscrire dans cette transition écologique, qu'il s'agisse d'un consommateur, d'un épargnant ou simplement de quelqu'un qui veut rééquilibrer les sphères de sa vie. Il doit en être de même s'agissant d'une entreprise qui veut s'inscrire dans une stratégie de RSE – responsabilité sociale des entreprises – authentique, ou d'un territoire en mutation qui s'engage dans la transition écologique. Nous avons besoin d'un langage qui relie.
Madame la ministre, vous avez cité dans votre discours liminaire l'encyclique Laudato Sì, du pape François qui traite de notre rapport à la nature. Je me permets de citer en réponse son encyclique Fratelli Tutti, qui en est le pied social. Le bilan que François y dresse de la politique du ruissellement est sans appel : il parle d'une pauvreté de la pensée, d'une logique répétitive, appauvrissante et infantilisante. Il y affirme que la propriété privée devrait être soumise à l'usage de tous dans l'intérêt général. Il y dit surtout que la dignité humaine doit être replacée au centre de l'économie si nous voulons vivre et protéger notre maison commune. La sagesse qui s'exprime dans ces textes et dans d'autres sources spirituelles devrait nous interdire de nous taper sur le ventre en nourrissant l'illusion d'avoir atteint le bout du chemin, alors que ce texte n'est qu'un tout petit pas vers une révolution nécessaire des consciences.
Le cri de la terre et le cri des pauvres sont un même cri. La transition écologique est un humanisme. Elle porte un nom, elle s'appelle « Une seule santé ». Elle doit aujourd'hui nous relier, nous mettre en mouvement, bien au-delà de l'autosatisfaction ; elle doit nous mobiliser et vous rendre attentive aux amendements que nous défendrons et qui soutiennent ces processus vers un nouveau monde. La fraternité, c'est ce dont je voulais témoigner aujourd'hui : une fraternité concrète en actes qui est, mes chers collègues, notre assurance-vie.