Intervention de Jérémie Pellet

Réunion du mardi 12 mai 2020 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Jérémie Pellet, directeur général d'Expertise France :

Mesdames et messieurs les députés, je suis très heureux de vous retrouver, même virtuellement, à la fois pour évoquer la deuxième page de l'histoire d'Expertise France avec ce deuxième COM et pour répondre à un certain nombre de sujet d'actualités liés à la crise.

Dans un contexte international compliqué, la France a fait le choix de relancer son aide publique au développement (APD). Dans le cadre de cette commission, vous avez souvent abordé les sujets de financement du développement. Il y a aussi le maillon de la coopération technique dont on parle peut-être un peu moins mais qui est crucial, un maillon auquel le Parlement et en particulier l'Assemblée nationale s'est toujours intéressé en demandant sa modernisation. D'ailleurs, l'histoire même d'Expertise France doit beaucoup au Parlement puisque c'est un amendement de vos collègues du Sénat qui a créé l'agence en 2014, dépassant les difficultés rencontrées et les réticences des administrations de l'époque. Cette coopération technique s'est profondément renouvelée ces dernières années. La montée des fragilités, les enjeux globaux, la nécessité d'avoir un dialogue politique, peut-être encore plus demain qu'aujourd'hui, rendent absolument nécessaire le fait d'avoir des instruments adaptés. Expertise France, depuis sa création, a essayé d'incarner ce renouveau de la coopération technique. Je vous propose de dresser un rapide bilan de l'agence. Je pense que c'est intéressant de remettre en perspective cette courte histoire d'Expertise France pour vous donner les grandes lignes du contrat d'objectifs et de moyens que vous avez lu et sur lequel vous êtes sollicités pour rendre votre avis. Ensuite, je vous dirais quelques mots des conséquences de la crise actuelle et de la mobilisation d'Expertise France dans le cadre français et européen face à la crise du covid-19, en particulier en Afrique.

En premier lieu, il est intéressant de dire une évidence qui mérite toutefois d'être rappelée : on ne peut pas faire de développement sans coopération et sans expertise. La France a longtemps manqué d'une agence interministérielle qui soit digne d'incarner cette forte ambition. La création d'Expertise France en 2014 répondait à un besoin évident. Elle est sans doute arrivée un peu tard ou en tout cas elle est arrivée dans un moment où les moyens qui étaient consacrés à cette coopération technique s'étaient déjà considérablement réduits. Comme vous le savez, les moyens humains de la coopération technique ont fondu à travers les années. Il y a 27 000 coopérants en 1980, un peu moins de 400 en 1998 au moment de la réforme du ministère de la coopération et, à la création d'Expertise France, il en restait moins de 500 et 250 ont été transférés à Expertise France. En conséquence, la part que la France consacre à la coopération technique dans son APD s'est réduite de manière équivalente. C'était 70 % de l'APD française en 1970 et c'est moins de 15 % aujourd'hui. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène : le fait de ne plus être en substitution, le fait de voir nos pays partenaires monter en compétence, la réduction des budgets. Si nous avons sans doute atteint un niveau bas, il y a aujourd'hui une relance et la création d'Expertise France fait partie de cette relance. En témoigne le fait que nous avons deux programmes de commandes publiques qui sont très importantes pour nous et qui représentent la très grande majorité de la commande publique de l'État à la fois sur la gestion des experts techniques internationaux et sur les crédits que la France consacre à l'action bilatérale pour accompagner l'action du Fonds mondial en matière de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose. Cette commande publique représente environ 60 millions d'euros. Elle est essentiellement portée par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Les autres ministères n'ont quasiment plus de crédits d'intervention auprès d'Expertise France, sauf le ministère de l'économie et des finances qui devrait d'ailleurs augmenter ses crédits d'intervention. Cette enveloppe est importante au regard de notre chiffre d'affaires mais c'est relativement peu si on nous compare à la commande publique que les autres pays européens passent à leur agence de coopération technique. L'Allemagne consacre 2,5 milliards d'euros tous les ans à son opérateur, la GiZ, nos amis belges plus de 200 millions d'euros à leur agence Enabel tandis que nos amis luxembourgeois consacrent près de 100 millions d'euros à leur opérateur. Pourtant, la France a besoin de garder une capacité d'action forte sur ces sujets. Elle a besoin d'une agence qui mette en œuvre concrètement et directement les projets de développement, en réponse à une commande publique mais aussi, on le verra, à d'autres bailleurs, en envoyant les bons experts sur le terrain et en ayant les bonnes compétences à Paris. C'est, je pense, ce qu'Expertise France a réussi à faire depuis sa création. Elle a réussi à jouer ce rôle d'ensemblier de toute la compétence française, qu'elle vienne des ministères, des collectivités locales, des agences publiques, des organisations non gouvernementales (ONG) ou du secteur privé. Tout cela est mis au service d'une fonction centrale qui est celle de renforcer les capacités partenaires d'accompagner leurs politiques publiques partout dans le monde, dans les pays en développement mais aussi dans les pays développés. Nous sommes actifs en Grèce et dans l'est de l'Europe, sur les champs du développement mais aussi sur ceux de la sécurité ou de la défense. La réussite d'Expertise France est d'être allée mobiliser beaucoup de ressources, notamment au niveau européen, pour appuyer ce développement. Aujourd'hui l'Europe représente plus de 60 % de notre chiffre d'affaires. Expertise France est donc une agence autant européenne que française. Nous portons ce modèle européen à travers le monde. D'autres bailleurs de fonds font appel à nous, que ce soit les Nations unies, la Banque mondiale ou encore les Américains de l'USAID ou les Anglais du DFID. Ils viennent chercher deux choses chez nous. La première c'est l'expertise française forte et reconnue qui n'a de limite que notre capacité à la fournir et à répondre. Ils viennent aussi chercher la capacité d'une agence à être présente dans des pays fragiles, parfois très fragiles, que ce soit les pays du Sahel, la République centrafricaine, la République démocratique du Congo, la Libye où nous sommes très actifs, le Kurdistan irakien ou même les zones syriennes non contrôlées par le régime. Grâce à cette capacité, nous avons mis en place des projets qui sont aujourd'hui emblématiques. Je pense à l'appui de l'Union européenne à la force G5 Sahel. 82 millions d'euros ont été confiés à Expertise France sur la première tranche. Sur la deuxième tranche de 120 millions d'euros qui vient d'être mise en œuvre, l'Union européenne a décidé de nous en donner 100 millions d'euros. C'est donc une marque de confiance extrêmement forte de la part de l'Union européenne. Je pense aussi à des projets comme la sécurisation des camps de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), comme l'accompagnement de plus de 140 pays sur les sujets de protection sociale et d'emploi à travers. Je pense à l'accompagnement des pays de l'Union européenne sur des sujets de biodiversité, à la lutte contre le cancer du col de l'utérus avec Unitaid ou au projet d'entreprenariat et d'innovation en Libye et en Tunisie que nous devions aller voir avec Bérengère Poletti. Nous avons dû annuler au dernier moment pour cause de confinement. En bref, tout cela nous a conduit à un fort accroissement de l'activité d'Expertise France qui est passé de 100 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2015 à plus de 230 millions l'an passé avec un objectif à 300 millions d'ici un an et demi. Cela aura donc marqué un triplement du chiffre d'affaires en six ans, ce qui est beaucoup et rapide. Cela fait d'Expertise France l'un des opérateurs les plus importants, en taille, de l'action extérieure de la France, même si ce n'est pas le plus connu. C'est une agence qui est assez efficace au regard des moyens que lui consacre l'État. L'effet de levier, c'est-à-dire le rapport entre les fonds publics apportés par l'État et les activités de l'agence, est passé de six en 2015 à plus de vingt aujourd'hui. On a d'ailleurs sans doute atteint une limite sur cet effet de levier. L'agence a dû faire face à des difficultés. Elle s'est créée récemment, elle a dû tout réinventer, car son développement sur l'activité de l'Union européenne a été marqué par le fait que cette activité s'intègre dans un cadre financier très contraint avec des frais de gestions limités à 7 % maximum, alors même que le montant de co-financement apporté par l'État est moindre par rapport à celui des autres agences de coopération techniques. Tout cela a fait que l'objectif d'autofinancement qui avait été affiché dans le premier COM de 2015 n'a été pas atteint, sans grande surprise. Je pense que personne ne s'attendait vraiment à ce qu'il soit respecté mais, de fait, il ne l'a pas été. Cette course à la rentabilité et à la productivité a aussi pesé sur les équipes et sur le climat social de l'agence qui a été assez compliqué dans les premières années. Une autre difficulté de départ de l'agence a été le fait que cette course à la taille des projets a compliqué la relation avec certains ministères. Lorsque je suis arrivé dans cette agence il y a un an et demi, j'ai aussi tenu à faire en sorte de repositionner Expertise France comme l'opérateur de tous les ministères, des ministères qui sont autour de la table mais aussi des ministères qui ont conservé leurs opérateurs. Depuis, le Gouvernement a pris la décision de nous rattacher l'opérateur de la justice, Justice coopération internationale (JCI). Nous avons très largement « pacifié » les relations avec CIVIPOL sur les questions de sécurité. Sur le plan interne, j'ai aussi veillé à apaiser le climat social au sein de la maison en engageant un dialogue constructif avec les représentants des personnels et en modernisant nos ressources humaines. Voilà à peu près la situation au moment où je vous présente ce nouveau COM qui marque une nouvelle phase de développement de l'agence sur quatre axes : un cadre stratégique clarifié, un modèle stabilisé, une consolidation qui s'achève et une intégration à l'AFD qui doit se réaliser d'ici le début de l'année prochaine.

Le nouveau COM que vous avez sous la main pose un cadre stratégique clair. Il s'agit de renforcer notre action d'influence sur les géographies et sur les thématiques prioritaires de la politique de développement française. Il met l'accent sur l'Afrique, sur les pays fragiles et sur les priorités thématiques définies par le Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) de 2018. Nous verrons si ces priorités seront amenées à changer avec la crise du covid. En termes d'activité, l'agence stabilisera sa croissance avec un objectif de chiffre d'affaires qui devrait atteindre un palier autour de 300 millions d'euros à l'horizon 2021-2022, avec une part des financements bilatéraux français, à la fois les commandes publiques de l'État et puis l'activité de l'agence française de développement (AFD), qui devrait à peu près représenter la moitié de notre activité. Nous allons surtout fonder cette activité sur un modèle financier soutenable et des relations claires avec l'État. Nous allons faire en sorte que notre activité soit équilibrée sur la partie commande publique française, État et AFD. Pour les activités qui sont par nature déficitaires, notamment les activités de l'Union européenne, nous mettons en place un mécanisme de compensation qui fait que l'État sera amené à apporter un soutien financier sur les sujets qu'il considère devoir rentrer dans les priorités de sa politique de développement, nous permettant ainsi d'avoir un modèle équilibré. Nous avions prévu de parvenir à l'équilibre financier dès 2021 sur la base de ce modèle qui est à la fois plus sain qu'un modèle de subventions d'équilibre versées à la fin de l'année par l'État et un modèle de pilotage politique de l'agence beaucoup plus efficace. Il marque un engagement financier fort de l'État fort puisqu'il apporte près de 21 millions d'euros dans notre COM à travers ce mécanisme de compensation en crédits de paiement sur trois ans. Le dernier point de notre COM est d'achever la structuration et la consolidation de l'agence, de renforcer le dialogue et de structurer les politiques de nos relations humaines.

Il y a aussi l'intégration de JCI qui se passe très bien et surtout la filialisation d'Expertise France au sein du groupe AFD à l'horizon 2021. C'est un projet qui m'est cher et qui apportera beaucoup à l'efficacité de notre politique de développement. Le fait de coupler une agence de mise en œuvre de terrain avec un bailleur de la force et de la taille de l'AFD fait énormément sens. Le schéma qui a été retenu est celui d'une filialisation. Nous garderons donc notre autonomie et notre capacité à travailler avec d'autres bailleurs et puis à être en lien direct avec l'État. Je ne doute pas de la réussite de cette intégration. On a déjà un flux d'affaires extrêmement fort de la part de l'AFD qui nous a octroyé près de 130 millions d'euros l'an passé. J'espère que nous serons au rendez-vous d'un point de vue législatif et que la loi sur le développement ne sera pas trop retardée dans le calendrier parlementaire bouleversé. Nous souhaitons fortement conserver l'objectif du 1er janvier 2021 que nous avions déjà dû décaler d'un an. Nous avons aujourd'hui un document stratégique ambitieux et cohérent. Il est très en ligne avec les orientations politiques de l'État et il met l'accent sur l'efficacité et la redevabilité, ce qui est, je pense, votre objectif.

En conclusion, je dirais un mot sur la situation exceptionnelle que nous traversons en vous disant plusieurs choses.

Premièrement, du point de vue du fonctionnement, cette crise a bouleversé notre organisation et notre mode de travail, mais nous sommes une organisation qui travaille déjà à distance puisque l'ensemble de nos projets est situé à l'étranger. 100 % de nos collaborateurs sont en télétravail depuis le 16 mars et nous avons donc pu continuer à fonctionner. Malgré les difficultés de mission, l'activité a été forte. Ce que nous anticipons sur 2020 c'est une baisse du chiffre d'affaire qui, dans nos meilleures estimations à ce jour, devrait être de l'ordre de 20 %. Cela peut paraître beaucoup mais ce n'est pas tant que ça puisque cela correspond à peu près à la croissance que nous devions faire cette année, c'est-à-dire que le chiffre d'affaires de 2020 d'Expertise France ne devrait pas être éloigné de celui de 2019.

Deuxièmement, nous avons reçu beaucoup de sollicitations de la part de nos bailleurs, notamment de l'AFD et de l'Union européenne pour des nouveaux projets, pour d'autres projets. Nous avons donc des perspectives d'activité qui restent importantes tant en 2020 qu'en 2021 et en 2022. C'est pour cette raison que nous avons souhaité vous présenter un COM qui n'a pas été modifié par rapport à une rédaction antérieure à la crise et nous pensons que la trajectoire d'activité ne devrait pas être fondamentalement modifiée en 2021 et 2022. Il y aura des ajustements en 2020, cela est certain et il y aura un impact financier pour l'agence en 2020. L'État en est convaincu, nous aussi. Il faudra sans doute l'amender mais je ne suis pas certain que cela change la trajectoire profonde de l'agence.

À vrai dire, nous avons tenu à être réactif dans cette crise au service de la réponse française, en nous s'inscrivant dans la réponse mise en place par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères et l'AFD et aussi sur le plan européen, puisque nous avons mobilisé notre réseau d'experts. Je rappelle que nous avons plus de six cents personnes, six cents salariés, qui sont sur le terrain et la plupart, même la très grande majorité d'entre eux, sont restés dans leur pays de résidence ou ont travaillé pour la plupart en télétravail, le confinement étant la règle au niveau mondial, quasiment. Ils ont continué à être actif donc nous avons mobilisé deux réseaux. Nous avons mobilisé le réseau de nos experts de santé, avec une mission très claire qui est celle d'appuyer un certain nombre de pays prioritaires sur la constitution de leur plan de riposte. Nous ne sommes pas là pour apporter une aide technique sur les sujets de santé mais nous faisons de l'appui aux politiques. Nous le faisons dans des pays comme la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Mali, le Niger, le Burkina Faso, le Tchad, la République centrafricaine, la République démocratique du Congo, le Burundi. Nous avons aussi mobilisé notre réseau d'experts en matière économique et financière, parce que, comme vous nous interrogiez à ce propos madame la présidente, les conséquences de la crise en particulier en Afrique seront avant tout économiques. La violence du choc est déjà terrible et elle le sera plus encore. Face à cela, il y aura évidemment une réponse multilatérale avec les sujets de moratoires, peut-être d'annulation de dettes, mais il y aura aussi une réponse politique de chaque pays, de plan de relance et de structuration. Il y aura, par la suite, des réformes qu'il nous faut accompagner, anticiper, et cela est bien notre objectif, d'être à leur côté pour pouvoir le faire et surtout pouvoir atténuer les effets de la crise sur les populations en particulier les plus vulnérables.

En conclusion, l'agence est un outil qui a connu une croissance rapide, un outil repensé qui, demain, au sein du groupe AFD, permettra de combiner à la fois le financier et la coopération technique avec une très grande richesse des équipes à la fois à Paris et sur le terrain, une confiance forte de nos bailleurs qui se traduit par toujours plus de sollicitations pour cette agence. Pourtant, il s'agit d'une agence encore jeune, sans doute pas encore pas si connue, y compris au sein du dispositif français. Une agence, d'ailleurs, peut-être encore sous-utilisée par la France, même si sa connaissance, notamment au sein du réseau diplomatique, se développe. Je pense d'ailleurs que l'on pourrait aussi — j'en profite — renforcer les liens avec le Parlement français, notamment sur nos actions de gouvernance publique. Nous travaillons avec d'autres parlements et je pense que l'on pourrait sans doute davantage travailler avec l'Assemblée nationale sur ces sujets-là. Nous sommes bien évidemment à votre disposition pour inclure plus de visites de terrain de nos projets lors de vos déplacements. J'espère que tout cela vous aura convaincu que notre agence sera au rendez-vous de l'ambition française en matière d'aide publique au développement que vous connaissez bien, sur laquelle M. Hervé Berville avait rédigé son rapport. Nous essayerons d'être au rendez-vous sur l'engagement financier fort, sur le fait de renforcer la part du bilatéral qui était une des ambitions de la France et, surtout, de renouveler la méthode à travers une coopération qui doit être plus partenariale et qui doit être dans les deux sens.

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