Intervention de Alice Ekman

Réunion du mercredi 3 juin 2020 à 10h00
Commission des affaires étrangères

Alice Ekman, analyste responsable de l'Asie à l'Institut d'Études de sécurité de l'Union européenne (EUISS) :

Je vais me focaliser sur la dimension internationale et tenter de répondre à la question suivante : « La crise pandémique marque-t-elle un changement de cap ou accélère-t-elle des tendances existantes ? » Selon moi, la crise est un accélérateur de tendances. Elle ne remet pas en cause les ambitions de la politique étrangère chinoise. J'en dénombre quatre.

La première est une série d'ambitions politiques et idéologiques. Depuis l'arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012, nous notons une volonté du gouvernement central chinois de promouvoir le système de gouvernance chinois à l'étranger, de se positionner comme un exemple, comme une solution pour le monde, même si la Chine n'utilise pas le terme de modèle. Dès 2013 devant le comité central Xi Jinping n'hésite pas à faire explicitement référence à « la supériorité du socialisme sur le capitalisme. » On voit bien la volonté côté chinois d'affirmer une confiance dans le modèle politique. À partir de 2016, Xi Jinping a fait référence au concept des quatre confiances en soi : confiance en sa propre voie de développement, en ses propres théories, en sa propre culture et en son propre système politique. Cela permet de mieux comprendre la stratégie de communication internationale déployée durant la crise par la Chine, celle-ci glorifiant le mode de gestion chinois et soulignant les faiblesses présumées dans la gestion notamment des pays européens, y compris en France avec une communication de l'ambassade de Chine, par exemple sur les EHPAD. Cette communication n'est pas directement liée à la crise, la Chine n'hésitant pas depuis 2013 à souligner les failles et le déclin de l'Occident et par contraste la force et la vigueur présumées du système chinois, et cela est toujours visible aujourd'hui dans la communication autour d'autres évènements comme la mort de Georges Floyd aux Etats-Unis.

La deuxième ambition de la Chine est de restructurer la gouvernance mondiale. Depuis plus de dix ans, la Chine a intégré certaines institutions multilatérales existantes, notamment les institutions affiliées au système onusien, elle a tenté de réactiver ou de stimuler des institutions qui ne servent pas à grand-chose et en a créé d'autres, comme la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures en 2014, dont la France comme d'autres pays européens est membre. La polémique a marqué les esprits et entraîné un scepticisme croissant dans certains pays européens, mais elle ne marque pas, selon moi, la fin de l'activisme institutionnel chinois. Celui-ci se prolonge, y compris au sein de l'OMS, alors même que les États-Unis s'en retirent. Lors de la 73ème Assemblée mondiale de la santé, le président chinois a annoncé une enveloppe de deux milliards de dollars d'aide pour lutter contre l'épidémie notamment dans les pays en développement. La Chine affiche même la volonté de se positionner comme le leader de la sortie de crise. Selon moi, un très fort activisme de la diplomatie chinoise est à attendre dans les prochains mois, avec le renforcement de sa participation et de sa contribution financière aux organisations internationales, un activisme au niveau des BRICS, de l'Organisation de la coopération de Shanghai, au sein ou en marge du G20 et au niveau des nouvelles routes de la soie, avec le renforcement et la mise en valeur des nouvelles routes de la soie sanitaires ou digitales.

Il faut aussi mentionner le niveau bilatéral, puisque la Chine a mis en place de nombreux mécanismes à ce niveau-là aussi.

La troisième ambition qui n'est pas remise en cause par la crise et est même renforcée par celle-ci est l'ambition technologique, qui est très forte depuis plusieurs années. Nous avons noté les avancées autour de la 5G, qui suscite de grandes tensions avec Washington. Après la crise de 2008-2009, le gouvernement central avait fait des investissements directs dans les infrastructures de transport. Aujourd'hui, le plan de relance de la Chine est orienté vers les nouvelles technologies et donnera un avant-goût du quatorzième plan quinquennal, qui portera sur la période 2021-2025. Les annonces effectuées depuis mars 2020 portent sur le déploiement plus large de la 5G sur le territoire chinois, la construction et l'amélioration des centres de données, des investissements dans le domaine de l'intelligence artificielle, l'internet des objets, les technologies blockchain. L'ambition technologique de la Chine est apparue dans la manière dont elle a promu le rôle des technologies dans la gestion de la crise en termes concrets. On a assisté à une promotion nationale et internationale de systèmes de technologies, comme les systèmes de visioconférence ou les caméras thermiques, la Chine ayant effectué des dons à plusieurs pays comme le Kenya ou le Liban. La Chine souhaite se positionner comme une puissance technologique, bien au-delà de la 5G, et elle espère que le plan de relance faisant suite au covid-19 sera une opportunité pour consolider ce positionnement dans les prochaines années.

La quatrième ambition que je voudrais évoquer est l'ambition territoriale et maritime de la Chine. Il ne s'observe pas d'accélération de l'activisme chinois en mer de Chine méridionale, mais Hong Kong et Taïwan demeurent des priorités. Les tensions restent vives à Hong Kong, et l'objectif de réunification est toujours affiché à Taïwan, cela a été réaffirmé par le ministre des affaires étrangères dans une conférence de presse il y a quelques jours, le ministre décrivant la réunification comme « le chemin de l'Histoire ». Les ambitions chinoises sont donc affichées clairement et ne sont pas remises en cause par la crise pandémique, dans la région et au-delà.

Les grandes questions qui se posent désormais sont les suivantes : la Chine parviendra-t-elle à atteindre ces ambitions ? Parviendra-t-elle à s'affirmer comme puissance technologique, comme système politique de référence, à promouvoir ses initiatives institutionnelles ? A-t-elle les moyens de ses ambitions ? Ces questions sont légitimes, dans un contexte de ralentissement structurel de la croissance. Nous assistons à un réajustement des chaînes d'approvisionnement, un nombre croissant de pays souhaitant réduire leur dépendance vis-à-vis de la Chine dans des domaines stratégiques comme la santé, et nous assisterons à une réduction de la voilure des projets d'infrastructures de transport, les nouvelles routes de la soie évoluant vers des projets plus immatériels et moins coûteux, avec une dimension numérique qui se renforce.

Toutefois, l'activisme diplomatique n'est pas qu'une question de moyens. Même dans le cas d'un fort ralentissement de la croissance chinoise, la diplomatie restera active et ambitieuse. Cet activisme pose des questions stratégiques à un certain nombre de diplomaties qui sont parfois prises de cours et n'ont pas les moyens de réagir compte tenu du rythme des initiatives chinoises. Suite à la multiplication de campagnes de recadrage lancée par le gouvernement central au sein de l'appareil du Parti, un climat de peur règne parmi les cadres du Parti, ce qui entraîne des effets paralysants sur la prise de décision et la répétition des mêmes éléments de langage, mais il serait trop simplificateur de penser que la diplomatie chinoise ne serait plus efficace et compétitive. La Chine possède aujourd'hui le plus grand réseau diplomatique du monde et montre une forte détermination à se positionner comme une puissance de référence.

Selon moi, la compétition internationale reste ouverte, dans un contexte de rivalité très forte et renforcée entre la Chine et les Etats-Unis et ceci pour au moins quatre raisons. Premièrement, si la Chine agace un nombre croissant de pays, elle continue à en séduire d'autres et à être soutenue par d'autres, et elle n'est pas si isolée. La relation Chine-Russie, qui s'est consolidée depuis six ans, est de mon point de vue plus qu'un mariage d'intérêt et sort renforcée de la crise du covid-19.

Deuxièmement, la communication diplomatique offensive de la Chine, dite du « loup guerrier » ne cible pas tous les pays occidentaux, ce qui explique que le scepticisme à son égard ne soit pas partagé par tous. L'effet contre-productif de la communication ne vaut donc pas pour tous les pays, et il ne faut pas sous-estimer l'impact de cette compétition chinoise.

Troisièmement, la Chine ne cesse de proposer de nouvelles initiatives à un groupe de pays aussi élargi que possible, y compris à des alliés des États-Unis, ce qui n'est pas sans créer de tensions transatlantiques majeures. La Chine entretient un certain flou sur l'étendue de son cercle d'amis. Elle ne veut pas signer de traité d'alliance et s'oppose formellement au concept d'alliance, et souhaite entretenir des partenariats assez flexibles, ce qui est dans son intérêt en tant que nation émergente. Ce flou et les demandes de clarification des États-Unis pourraient jouer en défaveur de ceux-ci, si cette dissymétrie n'était pas dès à présent prise en compte dans la réflexion stratégique américaine.

Quatrièmement, il faut prendre au sérieux l'état d'avancement et l'attractivité de l'offre technologique chinoise, notamment en ce qui concerne la 5G. Si dans certains pays le réseau 5G de Huawei n'est pas le bienvenu, dans d'autres il l'est et cela vaut aussi pour d'autres technologies proposées par la Chine.

Pour conclure, je souhaite partager trois éléments d'analyse prospective. Tout d'abord, les tensions entre la Chine et les États-Unis sont très profondes, et la crise sanitaire ouvre un nouveau front. Cette rivalité va rester structurante quelle que soit le résultat de l'élection présidentielle américaine, puisqu'on observe un certain consensus bipartisan à Washington sur la question. Il faut selon moi s'attendre à une relative continuité dans la politique chinoise des États-Unis et il faut s'attendre à ce que les tensions perdurent car l'approche de Pékin est celle d'une riposte systématique. Deuxièmement, l'hypothèse d'un découplage technologique n'est pas à exclure. La question de la 5G n'est que la pointe émergée de l'iceberg, et les tensions sino-américaines s'étendent à d'autres technologies comme les semi-conducteurs, les smart cities ou les centres de données. Enfin, les pressions seront fortes et prolongées sur les pays tiers dans les prochaines années, sur les questions technologiques comme institutionnelles. Ces pressions poseront des enjeux stratégiques, des enjeux de méthode et de communication.

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