Au cours des trente derniers jours, les cas de covid-19 ont triplé en Amérique latine et dans les Caraïbes, passant de près de 700 000 cas, le 24 mai, à plus de 2 millions aujourd'hui. D'après l'Organisation mondiale de la santé (OMS), la pandémie ne recule pas, bien au contraire, elle continue de s'accélérer sur le continent.
À mon avis, les inégalités constituent l'élément le plus important dans l'analyse de la réponse latino-américaine à la pandémie, car elles se trouvent avant, durant et après la crise.
D'abord, les inégalités sont à l'origine de la propagation vertigineuse de la maladie, dû à ce que nous appelons les « déterminants sociaux de santé ». Ce sont des facteurs interdépendants dans le domaine social, politique, économique et culturel qui créent les conditions dans lesquelles les personnes naissent, vivent, grandissent, travaillent et vieillissent. La répartition inéquitable de ces déterminants entre les groupes sociaux est à l'origine de la construction et de la reproduction des inégalités sociales de santé, au sein d'un même pays ou entre divers pays. Ils incluent notamment l'éducation, l'emploi, les conditions de travail, le logement, l'environnement, les genres, la race et le racisme, l'expérience migratoire et plusieurs autres facteurs. Or, nous sommes en face du continent le plus inégalitaire au monde, en ce qui concerne la quasi-totalité de ces indicateurs.
Ensuite, les inégalités s'expriment durant la crise. D'après l'Organisation panaméricaine de la santé (OPS), presque un tiers de la population de la région n'a pas accès aux soins de santé, en général pour des raisons économiques, mais aussi pour d'autres raisons, comme l'éloignement du domicile. En outre, on estime que plus de la moitié de la population latino-américaine est engagée dans le secteur informel, qui se caractérise, bien évidemment, par la vulnérabilité des travailleurs. Les programmes de protection sociale, même s'il faut reconnaître leur existence dans la plupart des pays, sont largement insuffisants et peinent à atteindre leurs vrais destinataires durant la crise. Cette condition impose à des millions de latino-américains le choix entre adhérer au confinement et risquer la faim, ou sortir pour travailler et risquer la maladie et la mort.
Enfin, les inégalités marqueront aussi l'après-pandémie en Amérique latine. Selon la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes, la CEPALC, la crise sanitaire devrait engendrer 11 millions de chômeurs additionnels et plus de 200 millions de pauvres, l'Argentine, le Brésil, le Nicaragua et le Mexique étant probablement les pays les plus touchés.
Il n'est pas aisé de dresser un panorama synthétique des systèmes de santé car l'Amérique latine est une vraie mosaïque, marquée par une frappante hétérogénéité. Je voudrais quand même identifier des grandes lignes et des caractéristiques structurelles de ces systèmes de santé : la segmentation et la fragmentation.
D'abord, une segmentation avérée. Nous avons, dans plusieurs pays, des sous-systèmes de santé avec différents types de financement, d'affiliation et de prestations de service, chacun étant spécialisé sur différentes couches de la population, d'après des paramètres tels que l'insertion professionnelle, les niveaux de rente ou la classe sociale. Cette segmentation consolide et approfondit les inégalités d'accès et d'utilisation du système de santé entre les différents groupes. Coexistent, dans chaque pays, une ou plusieurs entités publiques, assurances sociales et plusieurs assureurs et prestataires privés.
Il y a ensuite la fragmentation des systèmes, la coexistence d'unités et de services, souvent hors réseau. Ce sont des services ou établissements qui ne collaborent pas entre eux, qui s'ignorent, ou même rivalisent avec d'autres fournisseurs de soins. En l'absence d'intégration de ces différents acteurs, la standardisation des prestations, de la qualité et des coûts devient difficile, sinon impossible dans la plupart des pays. Tout cela génère une augmentation des coûts et une allocation inefficace des ressources de ce système.
Dans ce panorama, il faut attirer l'attention sur l'expérience brésilienne, car elle est unique sur le continent. Le Brésil dispose d'un système unique de santé (SUS), qui prévoit l'accès universel aux services de santé publics, perçu comme un droit de citoyenneté inscrit dans la constitution fédérale. Ce système est présent sur tout le territoire national. Il se fonde sur un réseau de soins de santé primaire, comprenant la prévention, et des unités d'urgence, de soins intensifs et d'hospitalisation.
En tant que Brésilienne, j'aimerais être là pour vous présenter un exemple de réussite dans la réponse à la covid-19. Même s'il s'agit d'un pays en voie de développement, marqué par d'immenses inégalités, y compris dans le domaine de la santé, le Brésil dispose, avec sa couverture universelle, d'un avantage important par rapport à certains pays d'Europe et par rapport aux États-Unis. Hélas, on ne peut pas parler de réussite. Le carnage évitable auquel nous faisons face, avec nos 53 000 morts et plus d'un million de personnes contaminées, va bien au-delà de la simple stratégie politique, du déni qui a également caractérisé le Nicaragua et le Mexique au début de la pandémie.
D'abord, il faut souligner les déficits chroniques de financement. La pandémie a frappé un système de santé brésilien affaibli par les politiques d'austérité, en particulier l'amendement constitutionnel qui a fixé un plafond aux dépenses de santé publique à partir de 2017. En 2019, par exemple, ce plafond a fait perdre au système 9 milliards de réaux. Certains des programmes les plus efficaces du système de santé ont été soit éteints, soit affaiblis. À mon avis, les principaux éléments de l'échec brésilien sont liés au démantèlement du ministère de la santé, désormais entièrement militarisé, et à la question de l'organisation fédérale.
Sur l'organisation fédérale, il n'y a aucun doute que la réponse à la pandémie devrait être coordonnée entre le ministère de la santé, les États fédérés et les municipalités, comme le prévoit, d'ailleurs, la loi. Le système unique de santé comporte clairement une gestion articulée entre les entités fédératives, donc les secrétaires régionaux et les secrétaires municipaux de santé. Une nouvelle loi en février 2020 a attribué aux gouvernements locaux la compétence pour l'adoption des mesures visant à diminuer la propagation de la covid-19.
Pourtant, le gouvernement fédéral a déclaré la guerre aux gouverneurs et aux maires, en leur contestant la compétence de prendre des décisions pour faire face à la crise sanitaire. La cour suprême fédérale a reconnu la compétence concurrente des trois niveaux de la fédération, dans une décision du 15 avril 2020 sur la compétence des gouverneurs et des maires pour prendre des mesures de lutte contre l'épidémie. Il s'agit en réalité d'une confrontation politique, qui a pour raison principale raison les éventuelles conséquences économiques, voir électorales, des mesures de confinement. La tension politique au Brésil est maximale et, malheureusement, les gouverneurs semblent céder à certaines pressions.
Au cours des dernières décennies, on a assisté à une croissance de la judiciarisation de la santé au Brésil, phénomène qui s'accentue de façon inquiétante pendant la pandémie. À la mi-juin, plus de 3 000 cas liés à la covid-19 ont été portés devant la seule cour suprême. Nous comptons des dizaines de milliers de cas devant les juridictions locales. Parmi les décisions majeures, nous pouvons relever celles relatives à la gestion de l'information, qui sont enclines à protéger la démocratie et les droits humains. Par exemple, les communications du gouvernement fédéral allant à l'encontre des mesures de confinement décidées au niveau local ont été interdites par le pouvoir judiciaire à plusieurs reprises. En revanche, on retrouve aussi des décisions qui ont permis de déroger aux salaires des travailleurs pendant la pandémie. Sur le plan local, les pouvoirs judiciaires se sont transformés en champs de bataille entre les groupes qui soutiennent les mesures de confinement et ceux qui les attaquent. Il est encore tôt pour affirmer dans quelle direction la judiciarisation de la pandémie se dirige, si cela conduira à une jurisprudence plus ou moins productive en termes de droits et de libertés, ou le contraire.
Revenons à l'ensemble de l'Amérique latine. En l'absence de traitement efficace ou de la disponibilité d'un vaccin, le continent connaîtra fort probablement des flambées récurrentes de la maladie, entrecoupées de périodes de transmission limitée, au cours des deux prochaines années. Les plus susceptibles de tomber malades et les moins susceptibles de recevoir de soins sont les peuples indigènes qui subissent un vrai génocide – j'ai bien pesé le mot –, les noirs, qui sont toujours les cibles d'un racisme culturel et structurel, les populations migrantes et les plus pauvres.
Un dernier mot sur la coopération entre les pays de la région. Il faut reconnaître que l'OPS, qui abrite aussi les bureaux régionaux de l'OMS, joue un rôle majeur. Elle constitue le seul et unique mécanisme de coordination régionale disponible pour la réponse à la crise. Les vrais mécanismes d'intégration régionale sont pratiquement éteints, comme c'est le cas de l'Union des nations sud-américaine (UNASUR), qui était pourtant arrivée à créer un institut sud-américain de gouvernement en santé, qui a fermé ses portes l'année dernière, ou sont très faibles, comme c'est le cas du Mercosur. Le manque de leadership du Brésil est déconcertant.