Je veux revenir sur les réponses des gouvernements de la région à la crise, en soutenant l'idée selon laquelle ils ont été, le Chili en est l'illustration, dans une posture de réaction plus que d'anticipation. Et dans un second temps, je veux me faire l'écho d'économistes qui nous annoncent que la crise de la covid-19 va avoir des conséquences aussi graves que celles du krach boursier de la crise de 1929. Je ne suis pas économiste mais politiste : néanmoins, je veux mettre en évidence les similitudes entre les deux situations afin de montrer quelles pourraient être, à moyen et long terme, les répercussions politiques et institutionnelles de cette crise de covid-19. En conclusion, je reviendrai aussi sur quelques limites structurelles dans la gestion de crise sur le continent, déjà pointées par Deisy Ventura.
En premier lieu, sur les réponses des gouvernements. Comme le disait Deisy Ventura tout à l'heure en parlant d'hétérogénéité, il est difficile de penser l'Amérique latine au singulier. On dit souvent qu'il faut penser l'Amérique latine au pluriel. Il est donc difficile de faire des généralités, mais je vais essayer de dresser un panorama général. Je conserverai en tête quatre idées principales.
La première idée, comme je l'ai évoqué, c'est que la posture des gouvernements était plutôt réactive que proactive. À leur décharge, les premiers cas ont été diagnostiqués dans la région entre la fin du mois de février et le début du mois de mars, soit une dizaine de jours avant que l'OMS déclare la pandémie mondiale. C'est d'ailleurs à partir du moment où l'épidémie de covid-19 s'est répandue en Amérique latine qu'elle a été déclarée pandémie mondiale. En quoi a consisté la réaction des gouvernements ? Je la qualifierais de régalienne, car elle s'est traduite par une fermeture brutale des frontières terrestres, aériennes, maritimes. Cela a été le cas du Chili autour du 15 et du 16 mars.
La seconde idée que je défends, c'est qu'il y a eu, ce que l'on pourrait appeler en sciences politiques, une logique d'isomorphisme institutionnel, c'est-à-dire une copie de ce qui s'est fait ailleurs. Vous parliez, madame la présidente, de la place de l'Europe dans cette crise. Je remarque que c'est à partir des premières mesures en Italie, en Espagne, mais aussi en France après le discours du Président Macron, aux alentours du 16 et 17 mars, que les gouvernements de la région ont pris, de manière quasiment simultanée, la mesure de la gravité de la situation, fait les premières annonces et décidé les premières mesures de confinement.
Troisième point : qu'en est-il de cette tension, que l'on voit aussi ailleurs, entre la protection de la santé de la population et la relance d'une activité économique qui a été complètement paralysée ? Tendanciellement, c'est la seconde option qui tend à l'emporter. Ce n'est pas encore le cas ici au Chili, mais on le voit ailleurs dans d'autres pays de la région, étant entendu que nous sommes en plus en calendrier inversé et que la situation, si elle est aussi grave aussi, c'est parce que nous sommes bientôt au cœur de l'hiver.
Quatrième point : il est possible aussi d'interroger l'usage politique qui est fait de la crise de covid-19. Cela fait écho à ce que j'ai dit sur la réaction régalienne de l'autorité de l'État. Nous pouvons voir que les mesures de confinement ont été prises de manière opportune pour faire taire un certain nombre de mouvements sociaux ou de protestations. Et là, il y a des exemples qui peuvent être soulignés au Nicaragua, au Venezuela, en Colombie et bien sûr, ici, au Chili qui a vécu son annus horribilis après la crise d'octobre 2019.
Alors, pour revenir à cette comparaison entre la situation de 1929 et la crise actuelle, la CEPALC, qui est une agence des Nations unies qui siège à Santiago, a annoncé à partir de la fin mars-début avril que les conséquences de la crise actuelle seraient aussi catastrophiques que la crise de 1929. Le krach boursier a eu des conséquences économiques graves aux États-Unis, en Europe, mais aussi en Amérique latine. En effet, l'interruption des circuits financiers a révélé les fragilités consubstantielles des pouvoirs publics, des institutions publiques de l'époque. On pourrait évoquer trois fragilités qui ont été mises en exergue par le krach de 1929. En premier lieu, la précarité de la capacité de coercition physique et donc fiscale. En deuxième lieu, une institutionnalisation bancale ou fragile, c'est-à-dire que l'État à l'époque n'avait pas les moyens de ses ambitions. Le tout associé à une économie de biens primaires, foncièrement dépendante de l'Occident. C'est donc un cocktail assez dangereux.
Essayons de l'actualiser. En termes de coercition physique, c'est-à-dire la capacité à assurer l'ordre social, on voit que l'État est contesté dans un certain nombre de territoires par des groupes mafieux, par des narcotrafiquants. Un exemple pendant la crise de covid‑19 : nous avons tous vu ces images de narcotrafiquants mexicains qui ont utilisé la crise pour faire œuvre de propagande en pointant les défaillances des États, en palliant ses dysfonctionnements, en venant en aide aux populations confinées ou démunies. Car, comme vous l'avez rappelé, dès lors que les gens ne travaillent pas, surtout avec un secteur informel aussi important, ils ne peuvent plus se nourrir. Sur le plan fiscal, le système reste profondément régressif, c'est-à-dire que le budget de l'État est supporté massivement par la TVA, à savoir par les classes populaires.
Deuxièmement, au niveau de l'architecture institutionnelle et de l'organisation des pouvoirs publics, on peut dire que la situation s'est dégradée au cours des trente dernières années. J'entends par-là que l'État était plus solide qu'il ne l'est aujourd'hui. C'est d'autant plus vrai que les institutions publiques en Amérique latine ont été soumises à une néolibéralisation échevelée dans les années 1990, et un certain nombre de secteurs sont désormais confiés au marché. C'est le cas, comme le disait Deisy Ventura, du secteur de la santé, avec cette fragmentation et cette privatisation. Bien sûr, c'est le cas au Chili.
Enfin, dernier point, sur la question économique, nous constatons depuis une quinzaine d'années une re-primarisation des économies latino-américaines. Les partenaires commerciaux ont changé : à l'époque c'était l'Europe, les États-Unis, désormais c'est l'Asie et au premier chef la Chine. Un proverbe dit que : « Quand la Chine tousse, l'Amérique latine s'enrhume. » Nous vivons vraiment le cas paroxystique.
Donc, qu'en est-il des conséquences de cette crise ? La crise de 1929 a transformé durablement la matrice institutionnelle de la région. À partir des années 1940, on est passé dans un nouveau mode de développement stato-centré avec un État très interventionniste dans de multiples secteurs, dont la santé. Aujourd'hui, il y a à nouveau une vraie rupture. On peut penser que cette crise de la covid-19 va donner lieu à un processus de renégociation similaire, c'est-à-dire un changement de paradigme institutionnel et, pour le dire vite, il est possible que la covid-19 soit la fossoyeuse de l'État néolibéral tel qu'il s'est mis en place au cours des vingt dernières années.
Pour terminer, en conclusion, trois fragilités structurelles de l'Amérique latine que cette crise met en évidence. D'abord, la question de la regressivité fiscale, encore une fois, avec ce paradoxe qui est que l'Amérique latine est un continent riche, mais avec des États volontairement appauvris, paupérisés et une société profondément inégalitaire. Le second point, c'est la question, bien sûr, de l'accès à la santé avec cette fragmentation, cette segmentation, ces dysfonctionnements aussi, qu'évoquait Deisy Ventura. Et enfin, nous l'oublions souvent, mais cela a été particulièrement important ici au Chili : la question de l'accès à l'eau, notamment pour les gestes barrières. La région est soumise aux conséquences du changement climatique d'une manière très importante. Il y a une recrudescence des sécheresses et nous constatons de plus en plus des périodes de stress hydrique. Jusqu'à ce qu'il se remette à pleuvoir, ici, à Santiago, il y a à peu près une quinzaine de jours, 400 000 Chiliens ne pouvaient pas ne serait-ce que se laver les mains, car ils n'avaient pas accès à l'eau au robinet. Pour conclure, oui la situation est grave, elle est sérieuse, mais elle pourrait permettre aussi d'entrevoir des changements profonds et que nous espérons positifs.