Intervention de Olivier Dabène

Réunion du jeudi 25 juin 2020 à 15h00
Commission des affaires étrangères

Olivier Dabène, président de l'Observatoire politique de l'Amérique latine et des Caraïbes du CERI :

Nous n'allons pas soupçonner le Chili de manipuler ses statistiques, comme pourrait peut-être le faire le Venezuela, par exemple, ou le Nicaragua. Il y a trop d'anomalies en ce moment. C'est une situation d'une extrême complexité et il faut rester modeste, parce qu'aucun chercheur n'a trouvé l'explication. En tout cas, ce n'est pas celle qui vient immédiatement à l'esprit concernant la capacité à gouverner, l'efficacité gouvernementale. Encore une fois, la corrélation est positive : plus les pays sont efficaces, plus il y a de morts. Cela ne va pas du tout. Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus, car la recherche est en cours. Nous sommes en train d'utiliser toute une batterie d'indicateurs pour essayer de trouver celui qui nous permettra de comprendre ces disparités entre les pays.

Ce qui est peut-être plus facile à évoquer, c'est l'impact qu'a déjà cette crise. Parce que nous pouvons déjà mesurer et observer des choses qui sont tout à fait intéressantes, concernant, par exemple, la démocratie. Partout dans le monde, quand une crise fait rester les gens chez eux, qu'ils ne peuvent plus s'exprimer, qu'ils ne votent plus, il y a des élections qui sont reportées, ils ne peuvent plus descendre dans la rue pour exprimer des idées, il y a des libertés publiques qui sont suspendues, il y a concentration du pouvoir entre les mains du pouvoir exécutif au détriment du pouvoir législatif et judiciaire, etc.

Aujourd'hui, beaucoup de travaux portent sur la régression démocratique comme conséquence de la gestion de la crise, de la gestion de l'urgence, qui rappelle des choses que l'on connaît, c'est-à-dire que toute situation d'urgence est favorable à l'exécutif. Parce que l'exécutif prend des décisions rapides et qu'il n'y a pas le temps d'organiser de la concertation, comme vous êtes en train de le faire, au sein du pouvoir législatif. L'exécutif n'a pas le temps d'organiser des délibérations citoyennes. Et cela affecte obligatoirement plusieurs dimensions de la démocratie.

Cela dit, il faut aussi rappeler que cette crise intervient en Amérique latine dans un contexte où il y avait déjà, de longue date, certaines régressions démocratiques et un certain désenchantement vis-à-vis de la démocratie représentative.

Aujourd'hui, de nombreuses études commencent à relativiser cette idée d'une régression démocratique au cours de cette crise, parce qu'on voit le pouvoir législatif exercer ses fonctions de surveillance. Comme l'a souligné Deisy Ventura, le cas du Brésil est particulier, mais les cours de justice interviennent beaucoup. On a vu la justice, en Argentine, par exemple, décider de libérer des prisonniers. Finalement, en suivant ce genre d'études, je relativiserais. On a vu, dans presque tous les pays, des cours suprêmes, des cours fédérales qui prenaient le temps d'essayer de contrôler certaines décisions prises dans l'urgence. Cela n'a pas été partout le cas : la plus haute instance judiciaire et le Parlement du Pérou ont ainsi délégué tous les pouvoirs à l'exécutif pendant quarante-cinq jours. Là, évidemment, on est dans une situation exceptionnelle. Mais, je dirais que pour l'instant, cela pourrait être bien pire. Ce qu'il faudra observer, à l'avenir, c'est effectivement si ces privations de liberté et de l'exercice de la citoyenneté se prolongent outre mesure.

Nous avons rappelé que l'Amérique latine a été surprise par cette crise en pleine mobilisation sociale : on se rappelle du « printemps latino-américain ». Toutes ces mobilisations ont été gelées, suspendues, les gens ne manifestent plus dans la rue, les réformes qui devaient être apportées dans les différents pays pour satisfaire les demandes des gens qui étaient dans la rue ont aussi été suspendues, mais cela va revenir en force. Avec d'autant plus de force que, comme l'a très justement souligné Deisy Ventura, cette crise va provoquer une hausse brutale de la pauvreté et des inégalités. Les citoyens auront donc d'autant plus de raisons de revenir dans la rue que les demandes qu'ils ont exprimées l'année dernière n'ont pas été satisfaites et que de nombreuses demandes supplémentaires vont apparaître.

Il sera vraiment intéressant de regarder dans quelle mesure les gouvernements vont saisir le prétexte de la crise sanitaire pour continuer à étouffer l'expression citoyenne dans la rue. Si c'est le cas, on pourra effectivement parler d'une régression de la démocratie, et il y a fort à parier que, dans certains pays, cela se passera plutôt mal. Il n'est pas difficile de l'imaginer parce que cela se passait déjà mal avant : on ne voit pas en quoi cela se passerait mieux après coup, étant donné que les revendications vont s'accumuler. Je pense qu'il ne faut pas non plus exagérer la portée du scénario le plus cauchemardesque selon lequel des gouvernements pourraient tirer prétexte de la crise pour durcir le régime et organiser ces régressions démocratiques. Il se peut très bien que les choses s'arrangent d'ici la fin de l'année.

Il y aura aussi un indicateur qu'il faudra observer, c'est la façon dont les pays vont déplacer leurs calendriers électoraux. De nombreuses élections ont été déplacées. Les municipales d'octobre au Brésil ont été déplacées en novembre. Il y a des élections qui devaient avoir lieu en Bolivie, qui ont été déplacées. Il faudra voir comment se déroulent les campagnes électorales dans les prochains mois, parce que cela va aussi nous donner des indications sur l'ampleur de cette éventuelle régression démocratique, c'est-à-dire la question de savoir si les gouvernements en place vont, encore une fois, saisir le prétexte de la crise sanitaire pour étouffer l'opposition, pour truquer les élections. On l'a tellement vu en Amérique latine que l'on sait comment cela peut se passer.

Le cas que j'ai à l'esprit est celui de la Bolivie. Peut-être aura-t-il valeur de test en 2020. Il y a eu la destitution d'Evo Morales, l'installation d'une présidence par intérim qui devait se limiter à organiser de nouvelles élections et désormais une présidente qui va bien au-delà, un peu comme cela avait été le cas, d'ailleurs, au Brésil. C'est-à-dire qu'elle conduit un agenda politique qui consiste à affaiblir le parti d'Evo Morales et à persécuter ses militants. Grâce au coronavirus, elle a pu allonger cette période jusqu'au mois de septembre, période pendant laquelle elle est en campagne et réprime le parti d'Evo Morales. Il y a de nombreuses atteintes à la démocratie et il va falloir voir quelle est l'issue de ce processus jusqu'à l'élection, pour en tirer les conclusions.

Pour résumer, je crois qu'aujourd'hui la dimension politique est extrêmement importante, notamment pour expliquer pourquoi on a des différences si grandes entre les pays. Par exemple, c'est fascinant de comparer le Mexique, le Brésil et l'Argentine, trois grands pays fédéraux, avec des présidents qui sont dans des situations politiques très différentes et qui ont des capacités différentes à imposer des mesures impopulaires. À la différence du Président argentin, les Présidents du Mexique et du Brésil n'ont pas de soutien partisan très important dans les assemblées. C'est fascinant de comparer les pays entre eux et d'essayer de comprendre, en regardant les capacités à gouverner, les raisons de ces grandes différences, en dehors, évidemment, d'autres facteurs, concernant le système de santé.

Pour l'instant, mon diagnostic général est que, finalement, l'Amérique latine, de ce point de vue-là, ne s'en sort pas si mal que cela. Cela aurait pu être pire si nous regardons en arrière. Il faut voir si cette crise va être ce qu'on appelle dans notre jargon une « conjoncture critique », c'est-à-dire un élément qui déclenche des ajustements institutionnels durables avec des possibles changements de paradigme. Là, je rejoins Damien Larrouqué, je pense que cette crise peut, d'une certaine façon, dans des pays qui ont été à la pointe du néolibéralisme, comme le Chili, mais aussi comme le Pérou et d'autres, être l'occasion de réviser les paradigmes dominants. Et de comprendre que certains domaines, comme la santé publique, relèvent de biens communs et ne doivent pas faire l'objet d'une approche mercantile.

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