Intervention de Deisy Ventura

Réunion du jeudi 25 juin 2020 à 15h00
Commission des affaires étrangères

Deisy Ventura, professeure en éthique de la santé mondiale à l'Université de São Paulo :

Comme l'a dit Olivier Dabène, nous n'avons pas de données globales et fiables sur tous les domaines qui ont été évoqués dans vos questions. Nous allons essayer de donner, soit certaines intuitions, soit des données partielles. Mais je ne serai pas capable de donner les données sur la violence domestique par exemple. Je pourrais les avoir pour le Brésil, mais pas dans le cadre général de l'Amérique latine.

La question qu'a posée Marion Lenne sur les États-Unis est très intéressante. L'avenir de la réponse latino-américaine à la covid-19 dépend des élections dans plusieurs pays, mais dépend également des élections aux États-Unis. Le destin du Brésil, surtout, est lié au résultat des élections américaines. On perçoit malheureusement un mimétisme dans le comportement du Président Bolsonaro par rapport au Président Trump. Je crois même que le Président Trump normalise le comportement de Bolsonaro aux yeux de la communauté internationale. Nous sommes très liés à ce qu'il va se passer aux États-Unis. Même si la décadence de la politique étrangère nord-américaine n'est pas une nouveauté, c'est vraiment très frappant de vivre cette pandémie sans le leadership des États-Unis et sans le leadership du Brésil. Ce n'est pas ordinaire, pour nous c'est vraiment quelque chose de nouveau.

Par rapport à la question de Pierre Cordier sur les coopérations entre les pays d'Amérique latine, l'OPS est très active. On a eu quelques initiatives annexes : par exemple, nous avons eu une réunion des ministres de la santé du Mercosur. Mais ce sont des initiatives très faibles, justement parce que les leaders ne sont pas aux avant-postes.

Il est intéressant de comparer la réponse au Brésil et en Argentine. Le Brésil dispose d'un système de santé d'excellence. On pensait avoir un budget affaibli, mais les autorités ont su trouver des milliards de réaux pour sauver les entreprises et les banques. La façon d'employer ces ressources peut être remise en question. En d'autres termes, on avait les moyens de mettre en œuvre une réponse excellente mais finalement, c'est la catastrophe. De l'autre côté, on a l'Argentine, qui n'a pas ce système de couverture universelle comme au Brésil, et qui a un Président, Alberto Fernández, qui est arrivé au pouvoir dans un pays très polarisé et qui vit une crise économique majeure. Après des élections très disputées, je dirais que la polarisation en Argentine est comparable à la polarisation politique que nous avons au Brésil. Malgré cela, on a eu un Président argentin capable de construire un consensus. J'ai été très impressionnée par les conférences de presse de l'État argentin. Je dis « l'État argentin » car il y avait, lors de ces conférences de presse, le Président de la République du parti péroniste, le gouverneur de la province de Buenos Aires, qui est un indépendant, et le maire de Buenos Aires, qui est macriste, c'est-à-dire de droite. Des forces politiques différentes ont été capables d'arriver à un consensus et ont considéré que la réponse à la covid-19 était un problème de l'État, et non un problème d'un parti politique ou d'un gouvernement en particulier. L'Argentine est un exemple de réussite dans la réponse latino-américaine à la covid-19. C'est une surprise qui nous invite à la réflexion.

Les réponses faciles n'ont pas leur place pour analyser l'impact de la covid-19 en Amérique latine. C'est beaucoup plus compliqué que ce que l'on pourrait penser. À mes yeux, le plus important était d'avoir un système public, une couverture universelle. Nous constatons que la dimension politique vient avant. Comme je l'ai dit, je suis très impressionnée par l'Argentine, toujours plongée dans une crise économique très grave, mais qui a quand même montré des chiffres dont elle peut être fière dans cette pandémie.

Par rapport aux questions qui ont été posées sur les masques et les tests, je recommande le dernier rapport de l'OPS, qui couvre toutes les actions de l'Organisation entre le 17 janvier et le 31 mai 2020. Ce rapport s'intitule Réponse de l'Organisation panaméricaine de la santé à la covid. Vous seriez surpris de voir tout ce qu'a fait l'OPS. Lorsqu'on a un regard critique sur l'OMS et l'OPS, en général, il y a une intention politique de critiquer le multilatéralisme. Parce que dans cette région, il faut reconnaître le rôle majeur que cette organisation a joué. Pas sur un plan subjectif, c'est une question objective. Même les achats de masques et de tests se sont faits par le biais de l'OPS parce qu'individuellement les États n'avaient pas la capacité d'acheter ces produits. C'est une action décisive, il faut le reconnaître. Je sais que c'est différent selon les régions, mais chez nous, c'est vraiment très important.

Les chiffres sont sous-évalués partout en Amérique latine, partout dans le monde peut-être. Mais la faiblesse des politiques de dépistage nous mène à croire que, dans certains pays, le nombre de cas est peut-être cinq ou six fois supérieur aux données officielles, voire dix ou douze fois au Brésil. Bien sûr, il peut y avoir une intention de fausser les chiffres de la part de certains pays. Et même s'ils n'ont pas cette intention, la sous-évaluation est une réalité. C'est pour cela que je ne suis pas aussi optimiste qu'Olivier Dabène. Je suis aussi peut-être marquée par le fait que je suis Brésilienne et que je travaille beaucoup sur l'expérience de mon pays. Je suis vraiment très inquiète car nous n'avons même pas atteint le pic de l'épidémie. Nous ne sommes pas arrivés au moment le plus inquiétant. C'est déjà un carnage que l'on aurait pu éviter.

En Amérique latine en général et au Brésil en particulier, la question de la violence faite aux femmes est présente et en croissance. Nous avons aussi la question du travail domestique, qui frappe surtout les femmes dans nos pays. Elles sont doublement victimes de cette pandémie. Même la charge des soins repose essentiellement sur les femmes, donc on va dire qu'elles sont triplement touchées par la pandémie. Il va falloir élaborer des politiques publiques ciblées sur les femmes. L'après-pandémie sera une catastrophe pour les femmes en Amérique latine.

Je voudrais dire que nous vivons un moment de crise de la politique étrangère brésilienne dans son ensemble. Le Brésil a toujours eu une position très constructive vis-à-vis des organisations internationales. Le Brésil est même à l'origine de la création de l'OMS. Nous avons eu un Président brésilien de l'OMS pendant une vingtaine d'années, entre 1953 et 1973. Nous avons exercé la présidence du conseil exécutif de l'OMS dans les années 2018 et 2019. Et on parle maintenant de quitter l'OMS. Ce que l'on voit, c'est un changement, voire le premier grand changement en matière de politique étrangère brésilienne.

D'un côté, on pourrait dire que l'on quitte la scène dans certaines organisations internationales mais d'un autre côté, on est aussi très présent, on a un changement d'agenda. Dans le cas de l'OMS, par exemple, à la grande surprise de la communauté internationale, le Brésil devient un allié des États-Unis sur un agenda très conservateur par rapport aux droits des femmes, par rapport aux droits humains d'une façon générale.

Je n'hésite pas à dire que nous avons une crise de la politique étrangère. On risque l'isolement. L'avenir dépendra des résultats des élections aux États-Unis. En attendant, nous perdons une opportunité très importante, compte tenu de notre expertise en santé, de notre rôle dans la santé globale, de notre présidence des négociations de la convention globale sur le contrôle du tabac qui a été conclue à l'OMS en 2003. Il y a des programmes en santé publique de référence au Brésil, notamment contre le sida. Nous avons raté une opportunité vraiment très importante pour l'insertion internationale du Brésil durant la pandémie. Mais je dirais que c'est une crise générale de la participation du Brésil au système multilatéral.

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