. Vous l'avez souligné, madame la présidente, cette mission « flash » a eu lieu dans des circonstances particulières. Nous remercions la commission d'avoir accepté le principe d'une telle mission.
L'Afrique centrale est au cœur d'une zone de fragilité voire de turbulences. Pour reprendre la fameuse théorie des dominos, dès qu'un État s'effondre, il entraîne dans son sillage les États voisins. Le Cameroun en constitue un parfait exemple puisqu'il doit gérer deux crises nées chacune dans un État voisin et qui le fragilisent.
D'abord une crise d'origine nigériane où est né Boko Haram. Dans ce conflit, le Cameroun s'est retrouvé seul, après le retrait des troupes tchadiennes du nord du Nigéria. Cette crise couplée à l'état de la route qui mène de Yaoundé à Garoua et à Maroua, les métropoles du Nord, est en train de couper le pays en deux. C'est extrêmement dangereux et ne peut profiter à terme qu'aux groupes terroristes et/ou mafieux. Nous avons insisté auprès de notre ambassade pour que l'Agence française de développement (AFD), qui a 1,5 milliard d'euros d'encours dans le pays, cible son aide sur cet axe Nord-Sud. Le ministre des affaires étrangères que nous avons rencontré nous a répété à plusieurs reprises : « Boko Haram est notre priorité. » Il a demandé du soutien mais pas d'intervention étrangère avec des mots assez forts : « L'intervention étrangère n'a jamais réglé un problème. Elle ne fait que les compliquer », tout en soulignant : « L'amitié et le soutien de la France ne nous fait pas défaut. » Depuis le mois de janvier, il y a eu la grande offensive tchadienne « colère de Boma » autour du lac Tchad entre les mois de mars et d'avril consécutivement à l'attaque de Boko Haram faisant une centaine de victimes parmi les soldats tchadiens. La coordination avec l'armée camerounaise semble avoir été satisfaisante. Le 12 juin, l'envoyé spécial des Nations unies, François Louncény Fall, a adressé un satisfécit aux armées tchadiennes et camerounaises.
La seconde crise est une crise d'origine centrafricaine à l'Est où le Cameroun accueille 270 000 des 600 000 réfugiés. Ceux-ci exercent une forte pression économique et sociale dans le pays.
Le Cameroun doit gérer une troisième crise, endogène celle-là : il s'agit de la crise dite du NOSO, région du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Je reviendrai sur le terme.
Sous domination allemande depuis 1884, le Cameroun est placé sous protectorat franco-britannique à la suite de la Première guerre mondiale. Le pays n'est donc pas formellement une ancienne colonie française, ainsi que nos interlocuteurs nous l'ont répété. La majorité du pays est placée sous tutelle française, tandis que le Royaume-Uni administre la partie occidentale. Aujourd'hui, la population anglophone représente 3,6 millions des 25 millions de Camerounais. À la suite du référendum du 11 février 1961, le Southern Cameroon se prononce en faveur du rattachement au Cameroun nouvellement indépendant, tandis que le Northern Cameroon opte pour le Nigéria. État fédéral jusqu'en 1972, il devient un État unitaire par l'effet d'un référendum et surtout par la volonté du Président Ahmadou Ahidjo. En 1984, le Président Paul Biya achève le processus en effaçant toute trace de l'ancienne division entre anglophones et francophones.
L'actuel conflit qui nous intéresse est né en octobre 2016, par un mouvement de contestation porté par des avocats et des enseignants anglophones, réclamant une place accrue pour la common law ainsi que l'affectation de magistrats et enseignants anglophones dans les régions considérées. Les membres de la société civile réclamant le fédéralisme ont joint leur voix à celle des sécessionnistes d'un mouvement nouvellement apparu : le Southern Cameroon National Council qui réclame l'indépendance de l'Ambazonie. Les grèves générales marquées par le phénomène des villes mortes ont été massivement suivies, soit par conviction, soit par intimidation voire violence de la part des « Amba Boys » et ce en dépit de la contre-violence de la part des forces de sécurité camerounaises à partir de janvier 2017. La région a connu un pic de violence en 2018 qui a fait selon nos différents interlocuteurs – services de l'ambassade de France, Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), associations de la société civile camerounaises, opérateurs économiques – environ 3 000 morts en deux ans et un nombre de déplacés internes difficile à évaluer dès lors qu'il n'y a pas, dans le pays, de camps de réfugiés. L'ONU estime toutefois que 530 000 personnes, soit un habitant sur sept, se sont réfugiées dans les forêts ou bien dans les régions francophones limitrophes. Le terme génocide nous apparaît néanmoins impropre. Une économie de guerre s'est mise en place à travers le racket, le vol, les incendies d'habitations, les enlèvements, la torture contre des militants de l'un ou l'autre camp et les viols.
Le pouvoir a, dans un premier temps, choisi la voie de la répression à travers la dissolution du Southern Cameroon National Council et du Cameroon Anglophone Civil Society Consortium. Le gouvernement a opéré des coupures d'électricité et d'internet, des arrestations des leaders du mouvement dont Sisiku Ayuk Tabe. Ce président autoproclamé de l'Ambazonie a été livré par le Nigéria en janvier 2018, déféré par la suite à la justice militaire et condamné à la réclusion à perpétuité le 20 août 2019. Ces arrestations ont eu pour effet de faire éclater la contestation en une dizaine de mouvements séparatistes qui compteraient, selon les estimations, plusieurs milliers de combattants.
La balkanisation et la radicalisation rendent aujourd'hui difficile la distinction entre les groupes portant des revendications politiques et les groupes strictement criminels. Elles rendent ainsi impossible toute solution définitive. L'économie locale s'est effondrée et certaines zones ont connu de véritables famines, avec pour corollaire des déplacements de populations à grande échelle. Les écoles sont à leur troisième année de fermeture : les enfants revenaient à peine dans les écoles lors de notre passage mais uniquement en zone urbaine, car plus facilement contrôlable et sécurisable. Il semble que Buéa, la capitale du Sud-Ouest, continue à s'ouvrir, contrairement à Bamenda au Nord-Ouest.
Face à la dégradation de la situation en zone anglophone et de la forte pression internationale, le Président Paul Biya a indiqué en 2018 vouloir accélérer le processus de décentralisation. Il a organisé un grand dialogue national entre le 30 septembre et le 4 octobre 2019 avec 600 délégués, dont plus de 400 anglophones. Sa préparation a été confiée au Premier ministre, anglophone lui-même, Joseph Dion Ngute. Des personnalités aussi reconnues que le cardinal Tumi y ont participé, ainsi que la romancière bien connue en France, Calixthe Beyala. Ce grand dialogue national a été critiqué par les partis d'opposition que nous avons rencontrés ainsi que par des associations anglophones, pour son manque d'inclusivité, dès lors qu'aucun leader indépendantiste n'y a été convié et qu'il n'y a pas eu de libération de détenus au préalable. Il a abouti cependant à une mise en place effective de la décentralisation avec l'octroi d'un statut spécial aux deux régions anglophones. C'est probablement trop peu et trop tard à ce stade de défiance, mais c'est un premier pas.
En définitive, il nous est apparu que le Cameroun anglophone ne regroupait pas une réalité unique. Le terme de « NOSO » (Nord-Ouest, Sud-Ouest) est lui-même largement artificiel. En effet, ces populations partagent uniquement la langue anglaise. Les populations du Nord-Ouest sont apparentées aux communautés francophones de l'Ouest tandis que les populations du Sud-Ouest se rapprochent plus des communautés du littoral et de Douala, où elles ont d'ailleurs trouvé refuge. Par ailleurs, si les habitants du Nord-Ouest ont demandé un État fédéré unique, ceux du Sud-Ouest souhaitent conserver leur autonomie. En somme, la crise est née de la mauvaise gouvernance et de la marginalisation des régions non essentielles pour le pouvoir central. Cette crise a dégénéré et pourrait, à la faveur d'une internationalisation, devenir inextricable.
Enfin, pour terminer sur la gestion de la crise sanitaire par le Cameroun, la covid-19 n'a pas mis un terme aux soubresauts politiques, bien au contraire. La crise a été gérée tout au moins publiquement par le Premier ministre Ngute. Les frontières ont été fermées, des recommandations ont été annoncées concernant les gestes barrières mais il n'y a pas eu de confinement généralisé. Quant au Président Paul Biya, ses apparitions se sont faites rares, aucun discours à la nation n'a été prononcé, ce qui a alimenté des rumeurs de décès. Le temps politique s'est encore figé davantage. Paul Biya a seulement accordé deux audiences à l'ambassadeur de France durant cette période. L'opposant Maurice Kamto a exploité cette situation en se posant en dépositaire du pouvoir de fait, et en portant des accusations graves contre notre pays et notre ambassadeur. Enfin, la crise anglophone a connu un rebondissement avec le décès en détention du journaliste anglophone Manuel Wazizi dans des circonstances encore obscures, ce qui a conduit à une intense mobilisation pour connaître la vérité.