Intervention de Didier Quentin

Réunion du mercredi 1er juillet 2020 à 9h35
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDidier Quentin :

Il n'y a pas véritablement d'identité anglophone constituée qui serait susceptible de générer un nouvel État nation. À cet égard, l'évolution du drapeau est symbolique. Le drapeau camerounais à l'origine comportait deux étoiles dans la bande rouge centrale, ce qui laissait entendre qu'il y avait un côté fédéral avec une partie anglophone et une partie francophone. Il y a eu un référendum au début des années 1970 qui a remplacé ces deux étoiles par une seule étoile montrant le caractère unitaire du pays. C'est la raison pour laquelle il nous a semblé que la crise du NOSO était davantage le symptôme d'un État camerounais donnant des signes de défaillance.

Il ne faut pas se cacher qu'il existe une certaine corruption. De ce fait, la souveraineté de cet État auprès des populations est fragilisée. Il y a de nombreuses langues locales et 280 ethnies. Dès lors que ces populations se reconnaissent dans une ethnie et dans une religion minoritaire, elles essayent de s'affranchir de cette souveraineté défaillante de l'État central. Ce qui est à l'œuvre au Cameroun anglophone est la création d'un fossé entre les régions rebelles et le pouvoir central que la répression n'a fait qu'élargir. Le régime du Président Paul Biya semble l'avoir compris à la fin de l'année 2019. Je rappelle que notre mission s'est étendue du 14 au 17 janvier 2020, quelques semaines après ce changement de direction opéré par le pouvoir du Président Biya. Ce dernier a ouvert une sorte de grand dialogue national, même si celui-ci demeure timide et sujet à caution. Il a néanmoins reçu un certain nombre de fortes autorités du pays : le cardinal Tumi, l'écrivaine Calixthe Beyala. Mais des risques majeurs subsistent et il s'est passé depuis notre mission un certain nombre d'événements sur lesquels nous pourrons revenir à l'occasion des questions.

Le premier risque nous semble être un risque interne : il s'agit de la succession de Paul Biya qui est officiellement âgé de 83 ans, mais il semble qu'il y ait quelques années qui se soient perdues dans le décompte : on dit parfois que son âge véritable est de 86 ou 87 ans. Il a passé trente-huit années en tant que président ; ce qui fait que le pays se confond aujourd'hui un peu avec Paul Biya, comme hier la Côte d'Ivoire avec Félix Houphouët-Boigny ou le Zimbabwe avec Robert Mugabe. C'est un phénomène assez connu en Afrique. On l'a vu au Zimbabwe ou en Côte d'Ivoire, la succession mal ou pas du tout préparée de ces deux « pères de la nation » continue de produire, des décennies après la disparition du premier, des problèmes et de l'instabilité. Pour en revenir au Cameroun, aucun successeur naturel n'apparaît au sein du pouvoir et les rivalités entre les différents clans, pour l'heure tenus par Paul Biya, s'aiguisent. Il y a même – nous l'avons constaté lors de notre passage à la mi-janvier –, beaucoup de tensions entre des membres du gouvernement, des leaders et des proches du pouvoir. Des élections législatives se sont tenues le 9 février dernier. À l'occasion de ces élections, le Président a favorisé un large renouvellement. Toutefois il s'agit d'un renouvellement sous contrôle et dans le cadre d'un parti ultra-majoritaire. Il apparaît donc difficile d'interpréter ces signes, tant le pouvoir camerounais nous est apparu opaque, alors que la parole y est paradoxalement assez libre. On a reçu lors de notre déplacement un certain nombre de leaders de l'opposition qui ont parlé très librement. Il y a même eu une réunion à la fin de notre séjour à l'ambassade de France où il y avait des opposants très virulents en présence de journalistes qui étaient eux aussi très virulents. En tout état de cause, un scénario « à l'ivoirienne » si je puis dire, avec plusieurs dauphins de force égale, n'est pas à exclure et il semble que ce soit ce qui s'est passé ces derniers mois, depuis notre mission. Au moment de la succession, toute fragilité, que ce soit dans l'Ouest anglophone ou au Nord avec Boko Haram, peut être exploité par une partie interne ou par un État étranger et conduire à des troubles graves. Ces troubles qui existent déjà et ont occasionné au minimum 3 000 morts, il y a des fourchettes qui sont beaucoup plus hautes.

Le second risque est un risque externe. C'est un phénomène bien connu, on le voit avec la Libye, la Syrie et la Centrafrique. Le schéma est devenu classique : quand une crise s'internationalise, elle devient souvent inextricable. Le Cameroun n'est pas encore au menu géopolitique des grandes nations, mais il risque de le devenir.

Le sous-secrétaire d'État américain Tibor Nagy est un descendant d'Imre Nagy qui s'était élevé contre les Soviétiques à Budapest lors des tragiques incidents de 1956. Imre Nagy avait été exécuté en juin 1958. Son fils Tibor Nagy s'occupe de très près du Cameroun et a déclaré dans une interview récente à RFI : « Le Cameroun est un pays qui m'empêche de dormir. Malheureusement chaque jour qui passe, de plus en plus de personnes de la région sont tentées d'avoir leur propre pays. » Le rôle des États-Unis et singulièrement de M. Nagy nous a été rappelé par la quasi-totalité de nos interlocuteurs. Les mots de M. Nagy sont suffisamment forts pour autoriser plusieurs niveaux de lecture. Est-ce que les Américains encouragent la sécession ou s'agit-il seulement d'un moyen de pression sur Paul Biya ? Alors d'un côté, c'est là qu'il y a une sorte de paradoxe, on y est habitué dans la position diplomatique américaine. Les États-Unis déclarent se retirer du Sahel et de l'autre ils s'impliquent au Cameroun. La première hypothèse est qu'il s'agit d'une croisade personnelle de ce Tibor Nagy, qui souhaiterait faire partir Paul Biya, après avoir affirmé avoir fait partir Omar el-Bechir au Soudan. L'aspect messianique n'est probablement pas absent de sa démarche. Une autre explication réside dans le fait que le Cameroun est, selon les mots même de Tibor Nagy, une affaire de politique intérieure américaine. En effet, les États-Unis apportent un soutien politique aux membres de la diaspora camerounaise, diaspora qui est nombreuse sur la côte Est des États-Unis et qui n'est pas négligeable : on parle de 1 500 000 personnes, dont une majorité d'anglophones et des leaders ambazoniens. Rodrigue Kokouendo a rappelé que la république d'Ambazonie ou Amba Land est le nom donné par les indépendantistes anglophones du Cameroun à l'ancien Cameroun du Sud, qui est non reconnu internationalement. En résumé, la politique américaine au Cameroun est clairement une politique hostile à Paul Biya et par voie de conséquence, peut-on dire, aussi à la France, qui apparaît comme l'ami de Paul Biya. Le soutien aux leaders anglophones fait partie de la stratégie de Tibor Nagy et l'opposant Maurice Kamto, l'opposant le plus représentatif, si je puis dire, du Président Biya – M. Kamto est un bamiléké de l'Ouest francophone – a été reçu à plusieurs reprises à Washington.

Étrangement, les États-Unis ont trouvé un relais important dans la diplomatie suisse, qui est d'habitude plutôt discrète et qui a souligné par la voix de son ministre des affaires étrangères que l'objectif était de préparer les futures négociations de paix entre le gouvernement camerounais et l'opposition politique. Le terme de négociation est apparu précipité et la médiation en Suisse a été rapidement écartée par le pouvoir camerounais. Au cours de notre passage, seuls les États-Unis continuaient à faire référence à l'initiative suisse. Et dans le courant du mois d'avril, les États-Unis ont tenté de mettre en place un groupe international de contact relatif au Cameroun, avec la participation de la France. Pour le moment, il n'y a pas eu de suite véritablement.

Les pays apportant un soutien politique ou qui accueillent des opposants anglophones sur leur territoire sont les États-Unis, je l'ai abondamment souligné, la Suisse, mais cela a fait un peu long feu, et, dans une moindre mesure, le Royaume-Uni. Mais il faut noter, c'est important, qu'ils ne sont suivis par aucun État de la région.

Le Nigéria, grand pays voisin, joue plutôt un rôle stabilisateur. Le Président Buhari, par crainte d'une déstabilisation de la région d'une plus grande ampleur du fait de l'indispensable coopération avec l'armée camerounaise dans le Nord pour lutter contre Boko Haram, mais également du fait du traumatisme toujours présent dans les esprits de la guerre du Biafra, n'apporte aucun soutien aux séparatistes camerounais. Il a, au contraire, fait arrêter et transférer Sisiku Ayuk Tabe, qui était le président autoproclamé du Parti anglophone. Cette relative cohésion des voisins du Cameroun freine, pour l'heure, l'internationalisation de la question anglophone.

Il est aussi à noter dans ces tentatives d'influence et d'ingérence extérieure le rôle de la Turquie et même de la Russie. La première, la Turquie, joue un rôle modeste, mais le pays est pour l'instant le seul avec la France à avoir indiqué être disposé à financer le plan de reconstruction du NOSO, annoncé par le gouvernement camerounais. Nous aurons certainement à reparler de la stratégie turque en Afrique, qui se déploie à grande échelle. La Russie ne joue aucun rôle politique, mais elle est très présente en Centrafrique voisine et ses médias gouvernementaux, les médias gouvernementaux russes, critiquent sévèrement le rôle de la France au Cameroun.

Alors la France, quel peut être son rôle ? Jusqu'alors, elle a cherché à jouer un rôle stabilisateur à la hauteur de son poids historique, politique et économique. Je rappelle qu'il y a 7 000 Français résidant au Cameroun et 200 entreprises qui apportent 30 % des recettes fiscales du pays. Ces entreprises ont d'ailleurs actuellement de gros problèmes. Notre diplomatie suivant la formule du Ministre, que l'on va auditionner cet après-midi, j'aurai l'occasion d'ailleurs de lui poser une question précise au sujet du Cameroun, parle et écoute toutes les parties. Elle semble être respectée autant par Paul Biya, qui dans son discours de vœux a salué le rôle de notre pays dans le maintien de stabilité du Cameroun, que par celui qui est arrivé deuxième à l'élection présidentielle de 2018, Maurice Kamto. À cet égard, il nous a été rappelé que, quand M. Le Drian est venu au Cameroun, il y a quelques mois, le Président Biya devait se rendre à une grande conférence internationale et il a annulé cette visite pour recevoir en tête à tête notre ministre des affaires étrangères.

J'en viens à Maurice Kamto, le leader, semble-t-il, le plus représentatif de l'opposition. La France a plaidé inlassablement pour sa libération et celle-ci est intervenue le 5 octobre 2019, après tout de même presque une année, 333 jours d'enfermement. Comme l'a dit Rodrigue Kokouendo, le même Maurice Kamto n'a pas hésité à désigner la France comme pays protecteur d'un pouvoir présidentiel défaillant à la suite des rumeurs, non complètement éteintes, du décès de Paul Biya. Pourtant, juste avant la crise sanitaire et après le massacre de Ngarbuh, que vous avez rappelé madame la présidente, je rappelle que vingt-trois civils, dont quinze enfants, ont été tués par des éléments de l'armée dans la province du Nord-Ouest. Notre pays a mis tout son poids dans la balance pour faire la lumière sur ce drame. Cela a d'ailleurs été déclaré par le Président de la République française lui-même, qui a été interpelé lors du Salon de l'agriculture par un opposant camerounais et le Président Macron avait répondu très fermement, je cite : « Je vais appeler la semaine prochaine le Président Biya et on mettra un maximum de pression pour que cette situation cesse. » J'ajoute et je complète la citation du Président de la République : « J e suis totalement au courant et totalement impliqué sur les violences qui se passent au Cameroun et qui sont intolérables. » Donc le Président Macron, lui-même, est intervenu dans ce débat très fermement. Cela a provoqué, d'ailleurs, certains commentaires assez acerbes du pouvoir camerounais. Enfin, les choses ont l'air de s'arranger. Ainsi, notre pays a mis tout son poids dans la balance pour faire la lumière sur ce drame et depuis, il y a eu des informations, il y a eu quasi-reconnaissance des excès qui avaient été commis par les forces, les autorités camerounaises, dans cette affaire. Notre diplomatie a rappelé qu'il était du devoir des forces de défense et de sécurité, y compris en zone de conflit, de garantir la sécurité, la protection des populations civiles.

Je termine par la phrase qu'à déjà cité en partie Rodrigue, nos interlocuteurs camerounais nous l'ont répété inlassablement : « Nous avons besoin d'accompagnement, mais pas qu'on nous dise ce que l'on doit faire. » Donc accompagner, y compris sans doute sur le plan financier, sur le plan technique, opérationnel, et c'est la raison pour laquelle vos deux rapporteurs, madame la présidente et chers collègues de la commission des affaires étrangères, appellent notre diplomatie, nous aurons l'occasion sans doute de le dire cet après-midi à M. Le Drian, appellent notre pays, qui se heurte principalement aujourd'hui aux États-Unis dans cette affaire, à anticiper la succession qui interviendra au plus tard à l'issue du prochain mandat de Paul Biya, afin que ce pays qui est, on peut le dire, pivot en Afrique centrale, puisse jouer son rôle, si je puis employer cette expression, de facteur et même d'exportateur de stabilité, dans une région qui est soumise à des tensions très fortes, et puis aussi d'espoirs pour la jeunesse.

Et je citerais à cette fin, cela nous a été rappelé à plusieurs reprises, les quelques paroles de l'hymne national camerounais. Alors je cite : « O Cameroun, berceau de nos ancêtres/ Autrefois tu vécus dans la barbarie » – cela peut rejoindre certains débats actuels, mais je rappelle que c'était une colonie allemande. « Comme un soleil, tu commences à paraître / Peu à peu tu sors de la sauvagerie, / Que tous tes enfants, du Nord au Sud, / De l'Est à l'Ouest soient tout amour, / Te servir que ce soit notre seul but, / Pour remplir notre devoir toujours. » Voilà les belles paroles de l'hymne national camerounais, qui se veut très rassembleur.

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