L'année 2020 a vu les dérèglements du monde s'imposer brutalement dans notre vie collective. Avec le virus de la covid-19, nos concitoyens expérimentent un monde où la fragilisation des écosystèmes et les atteintes portées à la biodiversité mettent la santé humaine en danger, un monde d'interdépendance et de défis globaux et un monde où le chacun pour soi est une impasse pour tous.
Dans un tel monde, en de telles circonstances, jouer la carte du repli serait non seulement illusoire, mais irresponsable et dangereux. Il est de notre intérêt de miser sur le multilatéralisme, sur la force de notre projet européen et sur la solidarité internationale.
C'est dans cet esprit que, depuis le premier jour, notre diplomatie s'est mobilisée pour faire face aux urgences de la crise pandémique. C'est également dans cet esprit que nous nous battons dans le cadre de l'initiative Access to covid-19 tools accelerator (ACT-A) afin que les vaccins et les traitements contre la covid-19 deviennent de nouveaux biens publics mondiaux et que nos partenaires du Sud puissent, eux aussi, y avoir accès. En effet, aucun pays ne viendra véritablement à bout du virus tant qu'ensemble, nous n'en serons pas venus à bout, partout.
Le prochain conseil d'administration d'ACT-A, mardi 9 février, sera très important puisqu'il devrait permettre l'adoption de la charte que nous avons portée sur le vaccin comme bien public mondial. Cette charte a plus particulièrement pour objet de donner une impulsion politique forte en faveur d'un accès équitable et universel aux produits de santé permettant de lutter contre la covid-19. Il s'agit d'encourager toutes les parties prenantes à financer la recherche, à partager la connaissance et les données, à effectuer des transferts de technologie, à produire à un prix juste ou encore à soutenir les systèmes de santé sans lesquels il n'est pas possible de rendre ces produits de santé concrètement accessibles. C'est notre réponse de court terme à la crise.
En outre, avec nos partenaires du monde entier, et plus particulièrement ceux de l'Alliance pour le multilatéralisme que nous avons lancée avec nos amis allemands il y a maintenant un an et demi, nous avons aussi commencé à poser les bases d'une réforme de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour tirer toutes les leçons de ce qui s'est produit au cours des derniers mois et nous doter de capacités d'alerte renforcées afin de gagner en réactivité en cas de nouvelle menace pandémique, avec le futur conseil d'experts de haut niveau et l'approche « Une seule santé » dont la création a été actée en novembre dernier au Forum de Paris pour la paix.
Il s'agit de nous doter du « GIEC » de la santé mondiale dont nous avons besoin pour suivre en temps réel les interactions entre les grands équilibres environnementaux, la santé animale et la santé humaine. Avec nos partenaires européens, nous travaillons à construire une Europe de la santé plus souveraine et mieux à même de protéger les Européens. Cela passe notamment par le renforcement du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies, qui doit devenir une véritable agence de gestion des crises en surveillant mieux les évolutions épidémiologiques au sein de l'espace européen, en alertant de façon plus précoce et en apportant des recommandations et des réponses sanitaires.
Il s'agit aussi de renforcer l'Agence européenne des médicaments (EMA) qui, outre ses fonctions actuelles, se verrait confier la tâche de surveiller le risque de pénurie de médicaments et de dispositifs médicaux critiques, et de coordonner les études d'efficacité des vaccins, ainsi que les essais cliniques. Enfin, il s'agit de créer, sur le modèle de la Biomedical advanced research and development authority (BARDA) américaine, une autorité pour gérer les urgences sanitaires et nouer des partenariats public-privé avec l'industrie pharmaceutique et les organismes de recherche. Il est essentiel de renforcer l'autonomie stratégique de l'Union européenne en matière de produits de santé, alors que nous dépendons actuellement à 80 % de la Chine et de l'Inde pour nous fournir en matières premières indispensables à la conception des médicaments.
J'évoque ce dernier sujet en avant-première car il est intrinsèquement lié à la situation pandémique que nous vivons. Il sera abordé lors d'un conseil européen spécial des chefs d'État et de Gouvernement à la fin de février. Ce sont les premiers éléments de notre réponse à moyen terme, et le cap que nous essaierons de suivre dans les mois qui viennent.
Enfin, qu'est-ce que la crise du coronavirus a révélé du monde dans lequel nous vivons et de quelle manière ces soubresauts risquent-ils de nous affecter ? La réponse, de long terme, à cette question, c'est le nouvel élan que nous allons impulser à notre politique de développement et de solidarité internationale, au cœur du présent projet de loi.
Depuis le début du quinquennat, l'aide publique au développement française a dépassé les 10 milliards d'euros par an. Notre pays est revenu dans le jeu, après quelques années d'éclipse, et il le fallait pour ne pas laisser les coudées franches aux nouveaux acteurs qui s'engagent sur le terrain du développement avec des méthodes et des intentions différentes. Il est essentiel que nous soyons au rendez-vous afin de proposer une autre voie à nos partenaires.
La relance de notre politique de développement, M. le président Bourlanges l'a rappelé, c'est d'abord un changement de braquet : conformément à l'engagement pris par le Président de la République dès le début de son mandat, nous allons porter notre aide publique au développement à 0,55 % de notre richesse nationale en 2022 – contre 0,37 % par le passé et 0,44 % actuellement. Ce texte est un projet de loi de programmation, et non uniquement d'orientation comme la loi de 7 juillet 2014 relative à la politique de développement et de solidarité internationale. Il fixera la trajectoire budgétaire qui nous permettra d'y parvenir.
Contrairement à certains de nos voisins, nous avons décidé de maintenir notre engagement malgré la crise actuelle, parce que cette dernière nous a confortés dans l'idée qu'il est tout à fait crucial de le maintenir. Notre aide publique au développement continuera d'augmenter en volume : + 18 % entre 2019 et 2020 ; + 33 % entre 2020 et 2021. En 2021, pour la première fois en dix ans, elle pourrait dépasser celle du Royaume-Uni et nous placer au quatrième rang mondial des bailleurs d'aide publique au développement.
Mais il ne s'agit pas seulement de faire plus. Grâce à ces moyens renforcés, nous entendons aussi faire mieux. Le projet de loi inaugure un changement radical de méthode, dans le sillage des efforts de rénovation engagés depuis le comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) de février 2018. Ce comité est d'ailleurs maintenu dans ses fonctions car il constitue le nœud de la procédure d'échanges et de la préparation des décisions. Dans ce sillage donc, nous voulons mettre en place un nouveau paradigme, avec des priorités clairement définies.
Vous avez évoqué les priorités géographiques ; vous avez raison, nous allons concentrer notre aide publique au développement en dons vers les pays les plus vulnérables, en particulier les dix-neuf pays prioritaires appartenant à la catégorie des pays les moins avancés, essentiellement situés en Afrique subsaharienne, sauf Haïti. Ces pays seront destinataires de la moitié de l'aide aux projets mise en œuvre par mon ministère via le Fonds de solidarité pour les projets innovants (FSPI). Cette année, le FSPI est doté de 70 millions d'euros. En outre, les deux tiers de l'aide aux projets mis en œuvre par l'AFD représenteront 816 millions d'euros en crédits de paiement en 2021.
Vous l'avez également rappelé, le projet de loi vise à mieux définir nos priorités thématiques. Partout où nous investissons, que ce soit dans les pays en développement ou dans les pays émergents, nous voulons que ce soit dans l'avenir de nos biens communs. Ainsi, le renforcement des systèmes de santé primaires dans les pays les plus fragiles est le premier maillon de la sécurité sanitaire mondiale. La formation des personnels de santé est, avec les traitements et les vaccins, l'un des piliers de l'initiative ACT-A. Afin de répondre à la crise de la covid-19, nous avons déjà mis en place via l'AFD une initiative Santé en commun de 1,2 milliard d'euros, dont 150 millions d'euros de dons qui ont permis d'améliorer la prise en charge des malades au Sénégal, en Guinée, au Burkina Faso et en République centrafricaine (RCA), avec le soutien de l'organisation non gouvernementale (ONG) The alliance for international medical action (ALIMA). Cela nous a également permis de renforcer les laboratoires de référence de l'Institut Pasteur au Cameroun, en RCA, à Madagascar, en Guinée et au Sénégal.
La préservation du climat et de la biodiversité est une autre de nos priorités. Non seulement les financements de l'AFD sont 100 % compatibles avec l'accord de Paris, mais le Gouvernement s'est également engagé lors du CICID de 2018 à ce que la moitié des financements de l'AFD contribue, en plus de leur finalité première, à l'atteinte des objectifs de l'accord. En conséquence, tous les engagements sont compatibles et les financements à co‑bénéfices climat sont privilégiés. Ainsi, lorsque nous aidons à la construction d'un tramway dans une ville, nous faisons d'une pierre deux coups : nous facilitons la vie de ses habitants, les échanges et le développement, tout en réduisant les émissions de CO2. Sur deux euros de financement AFD, un euro sert directement le combat contre les dérèglements climatiques.
Il s'agit ainsi de tirer vers le haut le système européen et le système multilatéral de développement, l'urgence environnementale étant une priorité absolue pour la France, cinq ans après l'accord de Paris et au seuil d'une année déterminante. En effet, le Congrès de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) va avoir lieu à Marseille, la COP26 à Glasgow à la fin de l'année, la COP15 sur la biodiversité à Kunming en Chine. En outre, cette année également, le One Planet summit consacré à la biodiversité nous a permis de relancer le projet de grande muraille verte, projet né d'une initiative africaine dans les années 80 pour verdir le Sahel, puis abandonné pour toutes sortes de raisons, notamment de sécurité. Nous souhaitons le relancer en partenariat avec les responsables de ces pays, avec l'Union africaine et l'ensemble du système onusien en charge du développement.
En troisième lieu, investir dans l'avenir et nos biens communs, c'est également investir dans l'éducation, qui contribue à faire reculer toutes les formes d'obscurantisme et qui corrige une partie des inégalités de destin. Nous sommes le troisième bailleur mondial en faveur de l'éducation – plus d'un milliard d'euros en 2019 – et avons multiplié par dix notre contribution au partenariat mondial pour l'éducation.
Les résultats sont là, qu'il s'agisse de l'éducation de base, de la scolarisation des filles, de la formation des enseignants ou des dépenses consacrées par les États à l'éducation. En 2019, le Partenariat mondial pour l'éducation a soutenu la scolarisation de 22 millions d'enfants. Cela est d'autant plus essentiel que la pandémie a entraîné un phénomène massif de déscolarisation au niveau mondial. En 2021 se tiendra également la conférence de reconstitution des ressources du Partenariat, un élément essentiel de cette démarche.
Quatrième priorité thématique : la promotion de l'égalité de genre, en commençant par l'égalité des filles et des garçons à l'école. Nous aborderons aussi ces enjeux lors du Forum génération égalité, qui se tiendra en mars. L'initiative commune de la France et du Mexique se tiendra vingt-cinq ans après l'adoption du programme d'action de Pékin.
Notre nouveau paradigme, ce sont aussi des partenariats refondés. Il s'agit non plus seulement de faire pour nos partenaires du Sud, mais de faire avec eux, et ce, pour une raison simple : face aux défis que nous avons en partage, nous avons des responsabilités et des intérêts communs. Cette évolution est essentielle. Chacun en est conscient, notre relation avec nos partenaires du Sud n'est pas une forme de soutien généreux, qui leur permettrait de régler des problèmes qui ne concernent qu'eux. En réalité, en les aidant, nous nous aidons nous-mêmes car bien des réponses aux grandes questions du XXIe siècle se trouvent dans ce partenariat. La solidarité internationale est un cercle vertueux, non une abstraction.
Pour prendre un exemple très concret, la France et l'Europe ne sauraient faire face au défi de l'immigration irrégulière et des tragédies humaines qu'elle occasionne qu'en aidant la jeunesse du Sud à retrouver des perspectives d'avenir, qui ne passent ni par le déchirement du départ, ni par les périls des routes de la nécessité. Là encore, nous avons des responsabilités et des intérêts communs.
Ce renforcement de la dimension partenariale se jouera également en France. Les acteurs de la société civile française se verront reconnaître un droit d'initiative, qui leur permettra de proposer eux-mêmes des projets – c'était une demande forte. Les fonds de soutien de l'État aux organisations de la société civile et aux collectivités territoriales seront doublés d'ici à 2022. Nous approchons ainsi de la moyenne du Comité d'aide au développement de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Nous voulons également mieux associer à nos efforts les diasporas africaines en France. Le Président de la République l'a dit à plusieurs reprises, y compris dans une réunion spécifique, qu'il avait organisée avec le président Nana Akufo-Addo à Paris, en juillet 2019. Les diasporas africaines ont un rôle crucial à jouer dans cette nouvelle relation, que nous voulons inventer avec l'Afrique. Elles seront au cœur du prochain Sommet Afrique France, qui se tiendra cette année à Montpellier.
Vous l'avez évoqué, monsieur le président, ce nouveau paradigme est enfin un renforcement du pilotage de la politique de développement par l'État, avec une chaîne de commandement et de responsabilités clarifiée, du plus haut niveau de l'État au plus près du terrain, en particulier grâce à une implication renforcée de nos ambassades. J'ai pu constater à de nombreuses reprises dans mes déplacements combien cela était indispensable.
Le projet de loi prévoit donc des conseils locaux de développement, présidés sur le terrain par l'ambassadrice ou l'ambassadeur. Ils veilleront à la cohérence des efforts déployés par l'ensemble des acteurs du développement présents dans un pays donné, dans le cadre d'une stratégie déclinant nos grandes priorités politiques en fonction des réalités locales et en tenant compte sur place de la programmation européenne et de l'action des autres bailleurs internationaux. Sur le terrain, c'est une révolution. Je veillerai, si le texte est adopté, à ce que cette disposition soit bien appliquée. Je souhaite que vous y contribuiez aussi, car il peut y avoir des résistances.
Par ailleurs, compte tenu de l'importance des efforts consentis, et de ces enjeux considérables, il faut mieux mesurer l'incidence des projets que nous accompagnons. C'est pourquoi, dans un souci de transparence et de redevabilité, le projet de loi prévoit la création d'une commission indépendante d'évaluation, comme cela existe déjà au Royaume-Uni ou en Allemagne. Cette disposition est notamment issue des propositions formulées par M. Berville dans son rapport et des travaux menés par Mme Poletti et M. Kokouendo. Il vous reviendra de vous prononcer sur les modalités de cette commission. Je reste ouvert aux propositions, sans position a priori. Il faut toutefois garantir une efficacité et une vraie indépendance à l'outil qui sera créé. Je souhaite aussi que les recommandations que pourrait faire la commission soient formulées directement auprès du Parlement, lieu de l'arbitrage final, et qu'il soit le lieu de la redevabilité. Le Sénat veut avancer sur cette question ; vous aussi, sans doute. Je suis prêt à entendre vos propositions. Le texte, que nous avons en quelque sorte co-construit depuis le début, peut encore être modifié et amélioré. Je ne suis pas arc-bouté sur l'ensemble du dispositif. Les responsabilités du Gouvernement n'y sont pas diluées.
Enfin, le projet de loi comporte un volet relatif à l'attractivité, qui permettra de renforcer la capacité de la France à attirer les organisations et les fondations internationales, dont beaucoup occupent un rôle central dans l'agenda mondial du développement et de la promotion des biens publics mondiaux. En effet, la France joue un rôle majeur en faveur du multilatéralisme. Nous avons contribué à la création de nombreux organismes internationaux tels que Unitaid ou le Fonds mondial. Or ces structures ne s'installent pas en France. Pourquoi privilégient-elles Genève ? La raison principale, souvent essentielle, est que nos procédures d'octroi des privilèges et immunité aux personnels de ces organisations sont trop longues. C'est pourquoi je vous ai proposé d'habiliter le Gouvernement à légiférer par ordonnance, pour avoir une réponse immédiate, avant que vous n'entériniez la décision finale de la ratification d'un accord de siège, lorsque la procédure sera achevée. Cela permet d'éviter que ces organisations ou fondations ne s'installent ailleurs qu'en France, où elles auraient toute leur place.
Avec ce texte, la France sera à la pointe du renforcement du multilatéralisme et de la défense des biens communs de l'humanité. Depuis trois ans, nous agissons pour que l'Europe engage davantage ses valeurs humanistes et ses réflexes de coopération sur la scène internationale. Nous devons y contribuer, pour nous assurer de renforcer cette volonté. La crise pandémique est venue confirmer le bien-fondé de ces choix. Nouveau braquet, nouvelle orientation, nouvel élan, nouvelle relance, tels sont les éléments essentiels de ce texte sur lequel je suis disposé à travailler encore avec vous, pour l'améliorer ou le clarifier, si nécessaire.