Je vais essayer, monsieur le président.
Il me revient en effet de vous présenter, chers collègues, la Convention n° 190 de l'OIT relative à l'élimination de la violence et du harcèlement dans le monde du travail, dont la ratification est souhaitée par le Gouvernement.
Si nous sommes, à l'échelle nationale, particulièrement impliqués dans la lutte contre les violences et le harcèlement, moral comme sexuel, la prise en compte de ce sujet à l'échelle internationale est beaucoup plus récente. Il me semble d'ailleurs que c'est la première fois que notre commission est appelée à s'en saisir.
La convention définit explicitement, et de manière inédite, la violence et le harcèlement dans le monde du travail comme « un ensemble de comportements et de pratiques inacceptables, ou de menaces de tels comportements et pratiques, qu'ils se produisent à une seule occasion ou de manière répétée, qui ont pour but de causer, causent ou sont susceptibles de causer un dommage d'ordre physique, psychologique, sexuel ou économique » ; il est précisé que l'expression « comprend la violence et le harcèlement fondés sur le genre ».
Du fait des fortes disparités existant entre les systèmes juridiques et des enjeux sociétaux spécifiques à chacun des 187 pays membres de l'OIT, les notions de violence et de harcèlement au travail recouvrent des définitions et des périmètres variables suivant les États. Cela, ajouté à l'utilisation de méthodes également diverses, rend difficile la réalisation d'études quantifiant le phénomène de manière globale. Aussi l'OIT travaille-t-elle à l'élaboration d'un outil statistique harmonisé afin de remédier à cette carence méthodologique.
À l'échelle de l'Union européenne, les données sont davantage consolidées. En 2010, on estimait que 14 % des travailleurs européens avaient déjà été soumis à une forme de violence ou de harcèlement. Ce pourcentage était plus faible dans les pays du sud et plus élevé dans les pays du nord et du centre de l'Europe. Il faut toutefois tenir compte de la sous-déclaration des violences par les victimes, à laquelle aucun pays n'échappe.
Indépendamment du pays, certains groupes sont plus exposés que d'autres à la violence et au harcèlement sur le lieu de travail. Les femmes, en particulier, sont plus exposées aux violences sexistes et sexuelles, mais on peut aussi citer les personnes exerçant un emploi précaire, temporaire, isolé ou celles qui, à l'inverse, sont en contact avec le public.
On sait aussi, même si l'on ne dispose pas encore de données chiffrées en nombre suffisant, que partout dans le monde, la pandémie a donné lieu à une hausse des violences et du harcèlement au travail. Les travailleurs dits de première ligne ont subi des pressions et parfois des violences dans un contexte particulièrement éprouvant pour tous. De même, les personnes pouvant télétravailler ont été exposées à diverses formes de harcèlement et de violences en ligne, ainsi qu'à la recrudescence des violences domestiques.
Aussi l'adoption, le 21 juin 2019, de la Convention n° 190 par l'OIT est-elle assez remarquable, d'autant qu'elle est la première à l'être depuis dix ans.
Trois facteurs expliquent ce succès. Il y a d'abord la persévérance de la Confédération syndicale internationale, qui militait depuis longtemps pour l'adoption d'une norme internationale interdisant la violence au travail. Cette revendication syndicale a connu une forte accélération sous l'effet du mouvement MeToo, qui a fait des violences sexistes et sexuelles à l'encontre des femmes un enjeu de société dans de très nombreux pays. Enfin, le processus en cours à l'OIT a trouvé un appui solide auprès de certaines grandes entreprises qui ont pris des engagements volontaristes en faveur d'une telle norme. Ces entreprises ont contribué à l'implication du monde patronal, initialement très réservé.
Sur le fond, que penser de cette convention ? De l'avis des acteurs auditionnés – à l'exception de certaines organisations patronales –, elle a le mérite d'être à la fois ambitieuse et équilibrée.
Ambitieuse, elle l'est d'abord parce qu'elle propose pour la première fois une définition internationale de la violence et du harcèlement au travail. Celle qui a été retenue dépasse amplement les seules violences physiques et s'étend au-delà du lieu de travail, incluant par exemple le trajet domicile-travail ou le logement fourni par l'employeur.
La convention se veut « inclusive », en ce qu'elle tient compte de l'exposition particulière de certains groupes à la violence. Elle accorde une place spécifique à la lutte contre les violences faites aux femmes, appelant non seulement à protéger les femmes contre la violence et le harcèlement au travail, mais aussi à atténuer l'impact des violences conjugales dans le monde du travail.
La convention promeut une approche « intégrée » : reconnaissant que, pour lutter efficacement contre la violence au travail, il ne suffit pas de permettre aux victimes d'aller devant le juge, elle appelle à agir tout au long du processus d'anticipation et de réponse à la violence, de la prévention et la formation jusqu'à la sanction et la réparation.
Enfin, la convention impose aux États de reconnaître le rôle central des organisations syndicales et patronales dans la lutte contre la violence et le harcèlement au travail.
Cette convention est ambitieuse, mais elle est aussi équilibrée, et cela afin de permettre son adoption par un grand nombre d'États. Le pari est réussi puisqu'elle fait partie des conventions les mieux adoptées de l'OIT, avec 439 voix pour, 7 voix contre et 30 abstentions.
Cet équilibre est en partie assuré par la Recommandation 206 qui accompagne la convention sans toutefois disposer de caractère normatif. On y a intégré les dispositions les moins consensuelles, comme l'institution d'un congé afin de permettre aux femmes victimes de violences domestiques de mener à bien leurs procédures judiciaires et de déménager, ou encore la mention des personnes LGBT parmi les populations exposées au risque de violence au travail, qui a suscité l'opposition de nombreux pays, des États-Unis à la Chine en passant par la Russie et le Brésil – une formule de compromis a finalement été trouvée.
Pour les raisons que je viens d'exposer, je vous appelle, chers collègues, à autoriser la ratification de la Convention n° 190 de l'OIT. Notre pays pourra ainsi rejoindre les six pays qui l'ont déjà ratifiée, et cela dans un contexte particulier, puisque le Forum Génération Égalité, coprésidé par la France, vient de s'achever.
À cet égard, je me permets une petite digression pour exprimer mon regret, partagé par certains collègues, que notre commission ne se soit pas investie en amont de ce forum international pour travailler à l'écriture d'une feuille de route mondiale pour l'égalité entre les femmes et les hommes.
Je ne peux conclure sans évoquer le débat sur la conformité de la législation française à la convention et, conséquemment, sur les mesures nationales que sa ratification pourrait rendre nécessaires.
Selon le Gouvernement, la législation française est l'une des plus avancées dans le domaine de la lutte contre la violence et le harcèlement au travail. Notre législation serait déjà au niveau de la convention et ne requerrait aucune mesure juridique complémentaire. La priorité, pour lui, serait plutôt la mise en œuvre du cadre juridique existant et la mobilisation des partenaires sociaux sur cette thématique.
Cette analyse est contestée par plusieurs syndicats, ONG et associations féministes, qui estiment que la convention et, plus encore, la Recommandation n° 206 pourraient inspirer une évolution du cadre juridique français. Syndicats et ONG formulent une série de propositions visant à renforcer, par voie législative ou réglementaire, la prévention, la formation, l'accompagnement des victimes et la protection des femmes.
Le principal point de blocage, c'est la position des organisations patronales. Ces dernières sont vent debout contre l'instauration de nouvelles obligations et les coûts que cela entraînerait, notamment pour les TPE et les PME. Surtout, les employeurs refusent de porter la responsabilité des violences qui ne résultent pas de l'organisation du travail et, a fortiori, de devoir gérer les répercussions des violences conjugales dans le monde professionnel.
Je ne crois pas qu'il me revienne, en tant que rapporteur au nom de la commission des affaires étrangères, de trancher un débat qui doit avant tout faire l'objet d'une négociation entre les partenaires sociaux. Les organisations patronales étant peu ouvertes sur le sujet, il faudrait néanmoins que le Gouvernement encadre et accompagne cette négociation. J'en ai formulé explicitement la demande.
La prise de conscience des phénomènes dramatiques que sont les violences et le harcèlement au travail est une première étape. La deuxième sera la volonté collective que le monde du travail soit totalement exempt de violence. La ratification de cette convention permettrait de l'amorcer. Nous devons cet effort à toutes celles et ceux qui subissent dans leur vie les conséquences de la violence et du harcèlement au travail.