Intervention de Clément Beaune

Réunion du mercredi 12 janvier 2022 à 14h30
Commission des affaires étrangères

Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes :

Je remercie votre commission de s'intéresser de près au sujet de la présidence française de l'Union européenne. Je serai le plus concret possible en rappelant quelques éléments transversaux de cette treizième présidence française du Conseil de l'Union européenne, qui a commencé il y a quelques jours et dont le Président de la République a indiqué les grandes orientations dans sa conférence de presse du 9 décembre.

Une présidence ne consiste pas à inventer des sujets le 1er janvier pour en avoir terminé exhaustivement le 30 juin. Elle implique un important travail de compromis et de négociation d'une des institutions européennes – le Conseil – avec les autres, notamment le Parlement européen. Le Président de la République a d'abord parlé d'une Europe « plus souveraine », terme qui recouvre quelques thèmes d'avancées aussi concrètes que possible. Le premier est la question migratoire. Le pacte européen sur la migration et l'asile constitue un objet européen extrêmement complexe et qui divise encore les États membres, disons-le franchement. Nous tâcherons, en particulier avec Gérald Darmanin, de le faire avancer autant que nous le pourrons pendant ce semestre. Il faudra sans doute adopter une approche graduée ou graduelle pour essayer d'en extraire un certain nombre d'éléments, comme l'enregistrement des personnes demandant l'asile ou les mécanismes de solidarité. Je ne pense pas que nous pourrons atteindre un accord complet au cours de ce semestre, si tant est que cela puisse se faire un jour, ce pacte étant probablement, dans l'ensemble de textes européens, celui qui suscite le plus d'opposition. Cela n'empêche pas d'avancer, dans le pacte ou à côté de lui, concernant les éléments prioritaires et très utiles en matière de protection des frontières et de politique migratoire. C'est dans cet esprit que le Président de la République avait insisté sur la question de Schengen et des frontières.

Nous avons l'intention de progresser dans deux domaines. Début février, se tiendra, pour la première fois, un conseil des ministres de l'intérieur en format Schengen. Il s'agit de s'inspirer de ce qui se pratique politiquement et informellement pour l'euro, en organisant une réunion des pays concernés par la protection des frontières et les contrôles aux frontières extérieures dans le cadre de Schengen, y compris ceux qui ne sont pas dans l'Union européenne ou qui y sont sans être dans Schengen. Ce format Schengen sera donc retenu pour initier et répéter régulièrement une discussion sur les contrôles aux frontières extérieures, l'échange de données, les bonnes ou mauvaises pratiques, afin de les corriger et, si besoin, à terme, les sanctionner. Ce pilotage politique est très important. Il commencera très opérationnellement dès le mois prochain.

Le Président a également émis l'idée d'un mécanisme de déploiement rapide, en complément de Frontex ou en son sein, d'agents de police et de sécurité des différents États membres pour répondre à des crises, comme celles qui se sont développées ces dernières semaines aux frontières polonaise, lituanienne et lettone après que la Biélorussie a organisé et instrumentalisé un flux migratoire. Nous devons pouvoir aider un pays qui le souhaiterait plus rapidement et plus fortement que Frontex a pu le faire pour la Lituanie, à la demande de celle-ci.

La souveraineté, c'est aussi la question de la politique étrangère et de la stratégie européenne de sécurité et de politique extérieure – qui intéresse plus directement votre commission. Cette semaine se tient à Brest la première réunion ministérielle informelle de la présidence avec les ministres des affaires étrangères et de la défense, qui sera animée par Jean-Yves Le Drian et Florence Parly à compter d'aujourd'hui. Y seront discutées l'actualité, dont la crise russo-ukrainienne, en présence du secrétaire général de l'OTAN et, plus largement, la « boussole stratégique », une forme de Livre blanc européen de défense et de sécurité dont nous manquons. Tout ne sera pas réglé par un document stratégique, mais cela pourrait ajouter une vision stratégique commune écrite et agréée à notre panoplie. Par exemple, dans le passé, nous avions bien progressé avec les Battle Groups mais ces unités opérationnelles, qui pouvaient être déployées à l'extérieur, ne l'étaient pas faute d'une analyse commune au niveau européen des menaces, des dangers et des opérations extérieures. Cette « boussole stratégique » devrait être adoptée au Conseil européen de fin mars. À cet égard, je salue les propositions émises dans le rapport sur l'indépendance stratégique de l'Europe, remis hier par Didier Quentin et Maud Gatel.

Nous aurons aussi à renforcer certaines actions et relations avec des partenaires proches de l'Europe. Dans la zone des Balkans occidentaux, en particulier, un processus de négociation d'adhésion pour certains pays et de candidatures pour d'autres est engagé, mais la Bulgarie bloque les négociations avec la Macédoine du Nord – donc de l'Albanie. Pour autant, nous ne devons pas résumer à cela notre relation avec les Balkans occidentaux. Il importe de stabiliser le plus possible cette région qui se trouve à nos portes et qui constitue autant une voie de passage qu'une zone de fragilité. La sécuriser est un intérêt national et européen. C'est l'objectif de cette conférence consacrée aux Balkans occidentaux annoncée par le Président de la République pour la fin du semestre, qui porterait sur des questions très concrètes d'investissements, d'infrastructures et de politique énergétique, dans l'objectif de renforcer la stabilité et la prospérité dans les six pays concernés.

Avant cela, le Président de la République organisera les 17 et 18 février à Bruxelles, avec Charles Michel, un sommet entre l'Union européenne et l'Union africaine pour aborder les questions de sécurité et de migrations, qui sont régulièrement au cœur de notre relation avec l'Afrique, mais aussi celles du développement, de la production de vaccins et de l'accès à la santé ou encore de la transition énergétique, extrêmement coûteuse et difficile à réaliser en Afrique. Tous ces sujets sont liés à la question migratoire, qui sera d'autant plus sensible et durable qu'il n'y aura pas de stabilité durable. Nous avons besoin d'élargir notre partenariat avec l'Afrique, et des annonces financières et concrètes se préparent en vue de ce sommet.

Deuxième grande orientation de cette présidence : mettre sur pied un nouveau modèle européen de croissance et d'investissement. L'actuel modèle a tenu bon durant la crise sanitaire et sociale liée au covid ; il a même montré sa force, non seulement par l'action directe de l'Union européenne en matière de vaccin ou de relance, mais aussi par les mesures prises par chacun des pays, qui étaient assez similaires. Le chômage partiel, la protection des emplois, entre autres, sont des mesures extrêmement puissantes, et sans doute uniques. La combinaison consistant à préserver à la fois notre vie démocratique – parfois au prix de polémiques attestant de sa vitalité – et la solidarité économique et sociale n'a été trouvée, avec une telle vigueur, et de l'échelon local à l'échelon européen, que dans la seule Europe.

Cet attachement au modèle européen, nous devons le prolonger en le renforçant. Nous autres Européens, nous ne saurions rater collectivement notre sortie de crise, comme cela avait été le cas il y a une dizaine d'années en revenant trop vite à des règles budgétaires qui ne sont plus adaptées ou en ignorant les grands secteurs d'avenir dans lesquels il faudra investir dans les dix prochaines années : hydrogène, innovations en santé, spatial, etc. Nous n'avons pas encore construit cela. L'ambition du sommet informel des chefs d'État et de Gouvernement qui sera organisé les 10 et 11 mars en France est de travailler à ces questions. C'est, au fond, l'Europe de 2030 ou 2035 qu'il s'agit de mieux définir.

Dans le cadre de ce nouveau modèle ou de ce modèle européen adapté, nous travaillons intensément à l'aboutissement de trois grands dossiers. Sur le plan climatique, d'abord, un paquet législatif vise à traduire l'objectif de neutralité carbone 2050 en mesures concrètes, sectorielles et précises. L'Union européenne serait ainsi la première zone du monde à se fixer l'objectif de neutralité carbone 2050 et à le traduire ainsi dans les faits. À l'évidence, nous n'achèverons pas la discussion de l'ensemble des treize textes pendant le semestre de présidence française du Conseil. J'insiste cependant sur celui qui participe de l'indépendance stratégique et l'autonomie européenne, qui concerne le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, improprement résumé en « taxe carbone ». Ce mécanisme est assez simple : il s'agit d'exiger que ceux qui exportent des États-Unis, de Chine, d'Inde ou d'ailleurs vers l'Europe, respectent, au moins dans des secteurs industriels très exposés à la concurrence internationale, les mêmes exigences environnementales, notamment le même prix du carbone. On ne peut pas demander à nos constructeurs automobiles, à nos sidérurgistes ou à nos producteurs d'énergie d'engager cette coûteuse transition, tandis que les mêmes produits venant de l'extérieur ne seraient soumis à aucune exigence environnementale. Le mécanisme carbone, qui doit être instauré de manière progressive et pragmatique, dans quelques secteurs au départ pour vérifier son fonctionnement, vise à assurer cette équité.

Le deuxième grand sujet qui constitue un élément essentiel du modèle européen est la transition numérique. La volonté existe au niveau européen – et c'est la bonne échelle pour en avoir la capacité – de réguler les grands acteurs du numérique et les grandes plateformes, autrement appelés les GAFA. L'idée est simple : il s'agit de leur imposer un régime de responsabilité juridique. On ne peut plus vivre dans la législation européenne de l'irresponsabilité – une forme de fiction ! – qui prévaut depuis 2000. Sur une place de marché où nombre de nos concitoyens achètent des produits tous les jours, un moteur de recherche bien connu ou des réseaux sociaux bien identifiés ne peuvent pas considérer qu'ils sont des tuyaux dans lesquels seul celui qui injecte le produit ou le contenu est responsable. Eux-mêmes ont une responsabilité, ce débat est connu. Les deux textes essentiels que sont le DSA, Digital Services Act, et le DMA, Digital Marketing Act, au sujet desquels les discussions ont commencé hier avec le Parlement européen, nous procurent la possibilité d'avoir, en Europe, les premières régulations systématiques des grands acteurs du numérique.

Le troisième grand aspect de ce modèle européen qui nous tient à cœur est la question sociale. L'Europe sociale est restée quelque peu abstraite et les réalisations dans ce domaine sont indéniablement trop lentes ou insuffisantes. La réforme du travail détaché marque néanmoins un progrès et la directive relatives aux salaires minimaux en Europe pourrait être adoptée pendant le semestre de la présidence française. On parle un peu moins de deux autres textes, qui sont pourtant essentiels et peuvent porter des changements législatifs importants sous cette présidence. Ils touchent tous deux à l'égalité femmes-hommes dans le monde de l'entreprise : une directive relative à la transparence salariale, assez proche de notre index égalité, et une directive, ancienne mais bloquée depuis longtemps, relative à la représentation des femmes dans les instances dirigeantes des entreprises, à la manière de ce que nous avons déjà en France.

Je signale également la question essentielle de l'État de droit et des valeurs de l'Union européenne. Nous aurons aussi à connaître, probablement vers la fin de la présidence française, le début de l'application du mécanisme dit de conditionnalité, qui renforce le contrôle du respect de valeurs fondamentales inscrites dans nos traités de l'État de droit, comme l'indépendance de la justice ou la lutte contre la corruption. Pour conserver la cohérence entre la solidarité budgétaire européenne et le respect de valeurs communes, un règlement permet, le cas échéant, de suspendre ou retarder le paiement de financements européens, par décisions prises à la majorité qualifiée – c'est là le vrai changement. Aujourd'hui, nos outils sont relativement limités compte tenu de l'application en la matière de la règle de l'unanimité.

Pour finir s'agissant de ce modèle européen, au mois de mai se conclura la conférence sur l'avenir de l'Europe dont il faudra tirer les conclusions en matière de politiques conduites ou, à plus long terme, de réforme de nos institutions européennes.

La troisième orientation évoquée par le Président de la République est de donner à l'Europe une dimension humaine, de susciter un sentiment d'appartenance, conformément à la devise de cette présidence : « relance, puissance, appartenance ». Ce n'est ni anecdotique, ni la dernière case à cocher dans le programme d'une présidence. Nous y tenons beaucoup. Sans penser tout régler en quelques mois, nous nous attacherons à renforcer ce sentiment par des programmes, des symboles européens. Ce n'est pas une lubie de quelques proeuropéens excessifs. Avoir le sentiment de participer à un projet politique est absolument nécessaire, quelle que soit la nature de ce projet – et celle du projet européen est nécessairement particulière. La question des valeurs de l'État de droit en fait partie, tout comme des programmes bien connus mais souvent trop anecdotiques, comme Erasmus. C'est dans cet esprit que le Président a parlé d'un « service civique européen pour tous » – votre collègue Sylvain Waserman s'est d'ailleurs beaucoup impliqué, avec d'autres, dans ce dossier. C'est là une proposition concrète, budgétaire et législative, que nous voulons faire aboutir au cours de notre semestre de présidence, et pour laquelle il reste encore un travail technique à effectuer avec la Commission européenne. Ce n'est pas simplement une affaire de budget ou de quelques directives ou règlements ; l'idée promue est celle de l'appartenance à un projet qui dure. La célébration du trente-cinquième anniversaire d'Erasmus, dans quelques jours, sera l'occasion de partir de cet acquis pour l'élargir.

Les universités européennes, qui sont une quarantaine à ce jour, participent également de ce projet. Le dispositif est un succès. Il a rapproché des centres universitaires, des grandes écoles et des centres d'apprentissage européens. Nous pouvons aller plus loin, avec des doubles diplômes et des cursus complètement intégrés. Nous organiserons un événement en ce sens dans la seconde moitié de la présidence française.

Je ne ferai que citer quelques autres initiatives que le Président de la République a évoquées le 9 décembre, dont l'idée d'une Académie d'Europe qui pourrait réunir dans toutes les disciplines, de manière permanente ou régulière, des intellectuels et des universitaires pour éclairer le débat public et les questions éthiques qui se posent partout, comme la fin de vie ou d'autres sujets qui traversent nos sociétés.

Je termine avec quelques éléments pratiques. Je n'égrainerai pas les 20 réunions ministérielles et les 400 événements qui forgent la présidence française, sinon pour dire que cette semaine, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères et Florence Parly réunissent leurs homologues, et que la semaine prochaine, le Président de la République interviendra, comme c'est la tradition, devant le Parlement européen pour présenter et échanger au sujet du programme et des grands axes de la présidence française. Un sommet réunissant l'Union européenne et l'Union africaine se tiendra à la mi-février. Un autre sommet informel se tiendra en France début mars. La conclusion de la conférence de l'Europe interviendra en mai. Je n'oublie pas les nombreux événements parlementaires, dont une première réunion, dans un format restreint, de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC) dès cette semaine. J'y participerai. Une réunion plénière sera également organisée début mars, importante pour faire vivre la dimension parlementaire, à laquelle tient beaucoup le président Ferrand, de cette présidence.

Nous vivons cette présidence encore sous contraintes sanitaires. Nous en avons donc adapté les modalités : jusqu'au 4 février, tous les événements se tiennent de manière dématérialisée, à l'exception des réunions ministérielles – avec un protocole sanitaire renforcé.

Je veux conclure par une pensée pour la présidente Marielle de Sarnez, dont nous allons célébrer le premier anniversaire de la mort, et pour son engagement européen qui nous engage tous. J'aurai aussi une pensée pour David Sassoli, le président du Parlement européen qui a disparu dans la nuit de lundi à mardi. Le président Ferrand l'a évoqué hier dans l'hémicycle et nous lui rendrons également hommage au Parlement européen la semaine prochaine, en tant que présidence du Conseil.

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