La convention d'entraide judiciaire conclue en juin 2021 entre la France et le Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie a pour but de renforcer et de faciliter les échanges entre les juridictions françaises et cet organe onusien tout à fait original.
Avant d'entrer plus en détail dans la description de ce mécanisme et dans l'analyse de la convention qu'il nous est demandé d'approuver, il me semble utile de revenir sur le contexte de cet accord, en faisant un point sur la situation en Syrie.
Le conflit en Syrie a été déclenché par la répression opérée par le régime, dans les premiers mois de l'année 2011, de manifestations populaires qui étaient pacifiques, au moins au début. Le soulèvement populaire a ensuite progressivement pris un caractère armé et a été en partie repris à leur profit par des mouvements djihadistes, comme Daech, d'un côté, et le Front al-Nosra, de l'autre. Le régime a d'abord subi des revers, au point de se trouver, à un moment, au bord de l'effondrement. Il a toutefois tenu bon, notamment grâce à l'aide apportée d'abord par le Hezbollah libanais et par l'Iran, puis par la Russie à partir de 2015. Il a ainsi pu reconquérir une grande partie de son territoire, essentiellement située à l'ouest du pays. Je vous ai transmis deux cartes pour que vous puissiez vous repérer : l'une, purement géographique, et l'autre, intitulée « Qui contrôle quoi ? ».
À la suite de différents accords de cessez-le-feu, une grande partie des milices armées, de tendance djihadiste, se sont regroupées dans la poche d'Idlib, au nord-ouest du pays. Dans le nord-est, les Forces démocratiques syriennes, à majorité kurde, appuyées par la coalition internationale, remportent, à partir de 2017, des victoires contre Daech qu'elles chassent notamment des villes de Raqqa et de Baghouz. La Turquie, de son côté, se disant inquiète de l'implantation des milices kurdes à sa frontière sud, intervient à plusieurs reprises dans le nord de la Syrie, par exemple dans la ville d'Afrin, et cherche à y établir une zone sous son contrôle, surtout à partir d'octobre 2019. C'est finalement vers une forme de partition du territoire que l'on semble se diriger, les fronts étant plus ou moins gelés depuis mars 2020.
Quelles perspectives, dans ces conditions, pour la Syrie ?
Pour la communauté internationale, le cadre à suivre est celui fixé par la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies du 18 décembre 2015, qui prévoit un cessez-le-feu, la rédaction d'une nouvelle Constitution et des élections libres et transparentes. De ce point de vue, le scrutin présidentiel qui s'est tenu en Syrie au mois de mai 2021 ne saurait évidemment être tenu pour légitime, tant les garanties en termes de pluralisme et de transparence faisaient défaut. Le régime a néanmoins obtenu des gains diplomatiques indéniables, avec un début de normalisation de la part de certains États de la région. La seule voie acceptable reste donc celle des négociations intersyriennes organisées à Genève en vue d'élaborer une nouvelle Constitution. Ces négociations n'enregistrent toutefois aucun progrès réel, en raison essentiellement de la mauvaise volonté du régime.
On ne voit pas bien comment sortir d'une telle situation de paralysie. Le régime, appuyé par la Russie, mène des frappes ponctuellement sur la poche d'Idlib. La Turquie semble s'être implantée durablement dans certaines zones, faisant même naître un soupçon d'expansionnisme territorial sur des territoires longtemps disputés. La coalition internationale demeure en Syrie, avec quelque 900 soldats américains déployés dans le nord-est et sur la base d'Al-Tanf dans le sud. Israël mène régulièrement des frappes en Syrie sur des objectifs gouvernementaux ou liés à l'Iran ou au Hezbollah. Les cellules de Daech sont toujours actives et organisent des attentats. Bref, la perspective d'une Syrie démocratique, sûre et souveraine paraît plus lointaine que jamais.
La première victime de ces onze ans de guerre et de la paralysie actuelle, c'est évidemment la population civile, à laquelle on peut ajouter les jeunes hommes enrôlés malgré eux dans un camp ou l'autre. L'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH) estime à plus de 511 000 le nombre de morts dus au conflit. Plus de la moitié des Syriens ont dû quitter leur foyer et plus de 6 millions d'entre eux ont fui leur pays. Le conflit a été marqué par des très nombreuses violations graves des droits humains, de la part des forces gouvernementales comme des milices djihadistes : arrestations massives, disparitions forcées, torture et traitements inhumains et dégradants, attaques visant des quartiers d'habitation ou des hôpitaux, etc. Différentes minorités ont été particulièrement visées, notamment les Yézidis, victimes d'une véritable tentative de génocide. Les femmes et les enfants ont été spécialement touchés, non seulement de façon directe mais aussi indirectement, du fait de la destruction des systèmes éducatifs et de santé. La situation humanitaire est catastrophique. Plus de 13,4 millions de personnes ont besoin d'aide humanitaire, ce qui représente une augmentation de 21 % par rapport à l'année précédente.
La Syrie se trouve donc au carrefour de multiples enjeux. Il y a la question de son avenir politique. Il y a celle de l'aide humanitaire, médicale et alimentaire, et de son acheminement. Il y a aussi la question du terrorisme, de Daech et d'Al-Qaïda, et de leurs ramifications hors du territoire syrien. Et puis il y a la question de la lutte contre l'impunité, qui est au cœur du projet de loi que nous examinons.
La communauté internationale a pris plusieurs initiatives pour que les graves violations des droits de l'homme en Syrie ne restent pas impunies. Une commission d'enquête internationale, la commission Pinheiro, a été créée en 2011 sous l'égide de l'ONU et continue son travail en publiant chaque année des rapports publics. Ces rapports sont utiles et documentés mais ne permettent pas directement d'engager la responsabilité des auteurs des violations relevées. S'agissant de l'emploi d'armes chimiques, un mécanisme d'enquête conjoint entre l'ONU et l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques a été créé en 2015, avec pour mission d'établir les responsabilités des uns et des autres en la matière. Ses travaux ont toutefois été interrompus, faute d'accord politique sur ce sujet au Conseil de sécurité.
La France a, par ailleurs, porté en 2014 une résolution au Conseil de sécurité pour déférer la situation en Syrie à la Cour pénale internationale (CPI). Cette résolution n'a toutefois pas pu aboutir, en raison des veto russe et chinois. Toute tentative de créer un tribunal international ad hoc par la voie du Conseil de sécurité se heurterait, à l'évidence, au même blocage.
Il reste, pour essayer de juger et de sanctionner les coupables d'atrocités commises en Syrie, la compétence des juridictions nationales. La compétence « universelle » des juridictions nationales donne à celles-ci la possibilité de poursuivre et de punir des criminels étrangers pour des crimes commis à l'étranger contre des victimes étrangères. C'est à ce titre qu'il y a quelques jours, en Allemagne, un ancien colonel des services de renseignement syriens a été condamné à la prison à vie pour crimes contre l'humanité. Les victimes et les proches des victimes ont exprimé leur satisfaction à cette occasion : la lutte contre l'impunité passe par ce genre de sanction exemplaire.
Cette possibilité existe en droit français. Elle a été reconnue par la loi du 9 août 2010 qui a transposé dans notre droit le Statut de Rome, c'est-à-dire le traité international qui a créé la Cour pénale internationale. Actuellement, vingt et une enquêtes préliminaires et douze informations judiciaires sont ouvertes sur ce fondement. Elles sont suivies par le pôle « Crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre » du Parquet national antiterroriste (PNAT), placé près le tribunal judiciaire de Paris. Toutefois, la compétence des juridictions françaises est strictement encadrée. Elle est soumise à plusieurs conditions assez restrictives, sur lesquelles je reviendrai. Par ailleurs, les juridictions françaises se heurtent à des difficultés en matière de collecte de preuves. N'ayant pas directement accès au territoire syrien, elles doivent se fonder sur des témoignages ou recourir à l'entraide judiciaire internationale, que ce soit avec d'autres États ou avec des instances internationales comme la commission Pinheiro.
C'est parce que ces différentes initiatives se sont révélées insuffisantes pour lutter efficacement contre l'impunité que l'Assemblée générale des Nations unies a décidé, en 2016, de créer le Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie. Un veto de la Russie ou de la Chine ne pouvait, dans cette hypothèse, y faire obstacle, parce que ce Mécanisme n'est pas à proprement parler une juridiction. Il s'agit d'un organe inédit, sui generis, dont la mission est double. D'une part, il doit collecter des informations et des éléments de preuve concernant les violations graves des droits humains commises en Syrie depuis mars 2011. D'autre part, il doit analyser ces éléments et constituer des dossiers susceptibles d'être utilisés par des juridictions nationales, et peut-être demain par des juridictions internationales si elles venaient à être saisies. Le Mécanisme permet ainsi d'éviter la déperdition des preuves, qui sont déjà si difficiles à collecter. Il évite aussi que des procédures judiciaires ne puissent aboutir, faute d'éléments probatoires. J'ajoute qu'il recueille des éléments imputables aussi bien aux forces gouvernementales qu'aux groupes djihadistes.
Nous avons auditionné Mme Marchi-Uhel, la magistrate française qui est à la tête du Mécanisme, et qui fait un travail remarquable. Depuis son entrée en fonction, le Mécanisme a constitué un répertoire central contenant plus de 2 millions de fichiers, qui peuvent être des photos, des vidéos, des témoignages écrits, des images satellites, etc. Le Mécanisme dispose également d'outils informatiques permettant la recherche dans ce répertoire. Il fonctionne avec une équipe d'environ soixante-dix personnes, composée d'enquêteurs, de juristes, d'analystes, de spécialistes des questions de sécurité et de cybersécurité, d'experts en soutien aux victimes ou encore de traducteurs. Il axe notamment ses enquêtes sur les crimes commis dans les centres de détention du régime, à la sinistre réputation, sur les attaques contre des populations civiles avec des visées discriminatoires, notamment de la part de Daech, et sur les attaques à l'arme chimique.
Ses bons résultats ont inspiré la création du Mécanisme d'enquête indépendant pour le Myanmar, créé en 2018 par le Conseil des droits de l'homme des Nations unies. C'est la preuve, s'il en fallait, que ce type d'instance, tout à fait originale, répond à un besoin de la justice internationale.
Quel est, dans ce contexte, le but de la convention d'entraide qu'il nous est demandé d'examiner et d'approuver ?
Il est essentiellement de permettre la transmission d'informations des juridictions françaises vers le Mécanisme. Cette transmission n'est pas possible à l'heure actuelle, faute d'un accord de coopération. La présente convention d'entraide permettra également d'apporter un encadrement juridique à la transmission d'informations dans l'autre sens, du Mécanisme vers les juridictions françaises – cette transmission est déjà possible mais elle sera fluidifiée. L'idée est donc de faciliter les échanges d'informations, de documents ou d'objets attestant la commission de crimes graves ou permettant d'en identifier les responsables, qu'il s'agisse de crimes de génocide, de crimes contre l'humanité, de crimes de guerre ou de toute autre violation grave du droit international humanitaire ou du droit international des droits de l'homme, perpétrés en Syrie à partir de mars 2011.
La convention s'inspire des accords d'entraide judiciaire internationale conclus avec des États étrangers, dont elle reprend les garanties traditionnelles. Sont ainsi exclues du champ de la convention les infractions politiques et les infractions militaires. L'exécution d'une demande d'entraide peut être différée pour ne pas entraver une enquête ou des poursuites en cours. Des exigences sont posées quant à la forme et au contenu des demandes. Une partie peut aussi demander que l'élément transmis demeure confidentiel. Les règles en matière de protection des données personnelles doivent être respectées.
Par rapport aux accords classiques conclus avec des États, une spécificité est à noter : une partie ne pourra demander à l'autre partie l'exécution de mesures d'investigations telles que des interceptions téléphoniques, des autopsies, des mesures de gel ou de saisie d'avoirs, des décisions d'arrestation provisoire et d'extradition, ou encore l'exécution de condamnations pénales. Le Mécanisme n'étant pas une juridiction, mais ayant pour seul but la collecte et l'analyse d'éléments de preuve, de telles mesures n'auraient pas leur place dans la présente convention.
L'approbation de cette convention apparaît indispensable. Un certain nombre de demandes formées par le Mécanisme auprès des juridictions françaises sont en effet pendantes. Elles ne pourront pas être exécutées tant que la présente convention n'aura pas été approuvée.
Elle doit l'être si nous voulons prendre au sérieux l'engagement souscrit et réitéré par la France de lutter contre l'impunité en Syrie. C'est une position constante de notre pays. Il ne s'agit pas d'un vain esprit de vengeance mais d'une exigence de justice, qui est elle-même un préalable à toute paix durable et à tout règlement politique. Il n'y a pas de paix sans justice. Les auteurs de violations graves, parfois gravissimes, des droits humains en Syrie doivent être jugés. Ils doivent évidemment l'être selon les normes du droit pénal international, avec toutes les garanties juridictionnelles nécessaires, au premier rang desquelles le droit à un procès équitable. S'ils sont reconnus coupables, ils doivent être sanctionnés à proportion de leurs responsabilités. Le MIII pour la Syrie y contribue, et c'est pourquoi il est nécessaire de garantir et d'encadrer ses échanges avec les juridictions françaises.
À l'approbation de cette convention devrait succéder une autre étape, à laquelle j'invite à réfléchir. La Cour de cassation, dans un arrêt du 24 novembre 2021 qui a fait couler beaucoup d'encre, a déclaré les juridictions françaises incompétentes pour connaître des poursuites engagées à l'encontre d'un ressortissant syrien mis en examen pour des faits de complicité de crimes contre l'humanité commis en Syrie. La loi française pose en effet plusieurs conditions pour qu'une personne soupçonnée de crime contre l'humanité puisse être poursuivie et jugée par nos juridictions. Celle-ci doit, en particulier, résider habituellement sur le territoire français et, surtout, les faits reprochés doivent être punis par la législation de l'État où ils ont été commis. C'est ce que l'on appelle le « verrou de la double incrimination ». Selon l'interprétation de la Cour de cassation, il ne suffit pas que les faits constitutifs soient punis, comme c'était bien le cas dans le droit syrien, mais encore que la définition juridique du crime contre l'humanité, exigeant l'existence d'un « plan concerté », se retrouve dans le droit de l'État concerné. Comme ce n'était pas le cas dans le droit syrien, la Cour de cassation a jugé les juridictions françaises incompétentes pour en connaître.
De nombreuses associations et personnalités, y compris la cheffe du Mécanisme, se sont émues de cette jurisprudence – à juste titre, me semble-t-il. Comme l'a écrit Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie, dans une récente tribune, il ne s'agit pas de mettre en cause la décision des magistrats de la Cour de cassation : « Ils sont dans leur rôle en interprétant le droit en fonction de la loi telle qu'elle est. La Cour de Cassation s'appuie sur les dispositions de la loi du 9 août 2010, transposant en droit français le statut de la Cour pénale internationale. » Toutefois, l'exigence de la double incrimination fait que l'on ne peut pas poursuivre des criminels de guerre syriens, parce que la Syrie ne reconnait pas les crimes contre l'humanité.
La France est l'un des seuls pays européens à imposer ce verrou de la « double incrimination ». Il me semble donc utile de réfléchir, sans tarder, à la nécessaire adaptation du droit français, actuellement trop restrictif. En attendant, je vous invite à adopter le présent projet de loi, qui constitue déjà une étape très attendue et très utile.