Intervention de Manuel Lafont Rapnouil

Réunion du mercredi 20 novembre 2019 à 9h40
Commission de la défense nationale et des forces armées

Manuel Lafont Rapnouil, CAPS :

C'est ma première audition à l'Assemblée nationale et je vais commencer très mal avec deux caveats [mises en garde] en introduction. Le premier, c'est un caveat de rigueur, lié à mes fonctions, puisque je suis le « poil à gratter » en effet, selon la formule consacrée. Les travaux du CAPS sont une contribution à la réflexion et ils ne peuvent être considérés comme une position officielle du gouvernement français. C'est dans cet esprit que je vais échanger avec vous. Le second caveat, c'est que j'ai l'habitude de prendre au sérieux les intitulés qu'on me donne, mais il est évident que prévoir 2050 est très délicat. C'est en tout cas bien au-delà des capacités du CAPS. Si l'on garde le même horizon de trente ans, ce que l'on imaginait en 1990 de ce qui se passerait aujourd'hui est assez différent. On parlait de sécurité collective, on parlait de guerre propre. Le conflit que d'aucuns voyaient poindre du fait des tendances économiques et technologiques aurait dû opposer les États-Unis au Japon. L'avantage d'avoir un horizon lointain est que cela ouvre les possibilités, et c'est exactement ce dont nous avons besoin. La difficulté vient de l'incertitude ; on ignore quelles sont les tendances qui se prolongeront et s'accentueront ou, au contraire, celles qui seront interrompues, et si elles sont interrompues, quelles sont les ruptures possibles. Je vous propose de pointer les tendances que l'on identifie aujourd'hui et de les interroger pour contribuer à votre réflexion.

Je distingue huit tendances. La première concerne l'évolution de l'environnement international et je vais dire des choses que vous avez déjà entendues maintes et maintes fois. Je vais citer trois évolutions en particulier. En premier lieu, la redistribution de la puissance économique et de la puissance militaire entraînent le déclin relatif des puissances les plus avancées et s'accompagnent d'un essor de la Chine. Cet essor va-t-il se poursuivre ? Jusqu'où va-t-il se poursuivre ? Indépendamment des trajectoires individuelles de tel ou tel État, un mouvement de décentralisation de la puissance est très profondément engagé, qui se traduit par davantage de puissance pour les puissances que l'on appelle « émergentes », les puissances moyennes et aussi les acteurs non étatiques armés, mais pas seulement. En second lieu, nous sommes dans un moment de transition qui peut être un moment d'instabilité, du fait d'une logique de compétition entre les puissances. Si l'on raisonne à horizon 2050, se dessine le spectre de la concurrence et de l'affrontement possible entre les États-Unis et la Chine. On parle de découplage économique. Cela aura-t-il des conséquences en termes de fragmentation de la mondialisation ? Va-t-on vers un affrontement ouvert ? Cet affrontement potentiel, cette concurrence entre la Chine et les États-Unis, ne sature pas le système international : au contraire, il crée du vide. Dans ce vide s'engouffrent des puissances moyennes et une partie de la conflictualité actuelle est alimentée par ces puissances moyennes qui s'emparent et profitent du vide ainsi créé. En troisième et dernier lieu, s'agissant de cette première tendance, il faut citer les évolutions globales, dont on sait qu'elles sont des tendances lourdes pour l'évolution de la conflictualité : l'environnement, le climat, la pression sur les ressources naturelles, la démographie, y compris l'urbanisation, les révolutions numériques et technologiques.

J'en viens à la deuxième tendance : la place de la sécurité. Cela a été dit par Madame la présidente, la sécurité est évidemment une préoccupation majeure des États. On ne voit pas très bien comment elle ne le serait plus. Elle est déclinée sur tous les fronts : sécurité alimentaire, sécurité sanitaire – je n'y reviens pas. Je voudrais pointer trois autres facteurs. Le premier, c'est ce que l'on appelle « l'arsenalisation », la transformation en armes – ce que les Anglais appellent « weaponization » – des relations d'interdépendance. Jusqu'à présent, nous percevions les interdépendances comme ce qui nourrissait notre prospérité commune. Dorénavant, les interdépendances, parce qu'elles sont asymétriques, peuvent être utilisées par ceux qui sont du bon côté de l'asymétrie comme des leviers de puissance. On l'observe avec les sanctions économiques, mais aussi en matière énergétique, en matière de migration. Cette « arsenalisation » des interdépendances entraîne des conflits sans violence armée. À l'inverse, nous assistons à la « commodification » de la sécurité, c'est-à-dire que la sécurité est davantage considérée comme une « commodity », en anglais, comme un bien que l'on peut échanger. Le fait de traiter une relation de sécurité dans une logique transactionnelle, plutôt que sur la base d'une vision partagée des intérêts de sécurité entre partenaires, fait douter de la crédibilité des garanties de sécurité qui sont données dans cette relation de sécurité. Ce n'est pas sans conséquences – je vais y revenir – sur les alliances et les relations de sécurité. Enfin, les États ont tendance à recentrer les politiques de défense sur une logique de sécurité nationale au détriment de la prise en compte de la paix et de la sécurité internationale, le problème étant que l'addition des politiques de sécurité nationale ne fait pas une stabilité et une sécurité internationale.

Tout ceci m'amène à la troisième tendance : la fragilisation du cadre juridique et multilatéral. Ce cadre est censé limiter la conflictualité internationale, soit pour empêcher les conflits, soit le plus souvent pour les contenir, les modérer et empêcher l'escalade ou leur propagation. Cette fragilisation du cadre juridique et multilatéral s'explique objectivement. Je prends un seul exemple : le contrôle des armements dont on parle beaucoup, dont je suis sûr que vous avez déjà beaucoup parlé, qui était fondé jusqu'à présent sur une logique quantitative. Alors qu'on maîtrisait jusqu'à présent la quantité des armes, cette approche quantitative trouve ses limites car l'enjeu réside désormais dans la qualité de ces armes. La vérification, qui est au cœur de la crédibilité de la maîtrise des armements, est rendue plus difficile par des progrès technologiques, comme la miniaturisation. À ces difficultés objectives s'ajoutent des difficultés subjectives ; nous assistons à une sorte de crise de confiance vis-à-vis, non pas juste des partenaires, d'autres acteurs du système international, mais des outils qui permettent de créer de la stabilité et de la transparence. Les mécanismes d'inspection, d'observation, de vérification sont l'objet d'une défiance croissante. Par ailleurs, certaines puissances choisissent délibérément de privilégier l'imprévisibilité, l'ambiguïté, pour pouvoir, le cas échéant, procéder à l'intimidation. Les cadres et des mécanismes de sécurité collective à l'échelle mondiale, à l'échelle régionale, là où ils existent, sont affaiblis. Les alliances, les mécanismes non pas de sécurité collective, mais de défense collective, se fragilisent. La tendance, qui existait ces dernières années, à la diminution du nombre et à la diminution de l'intensité des conflits armés, se renverse.

Les difficultés dans le règlement des crises et des conflits constituent la quatrième tendance que je discerne. Ce n'est pas tout de prévenir ou de contenir les conflits, il faut aussi pouvoir les régler ! Cela constitue un défi important pour nos capacités. Un grand nombre de conflits armés sont en fait des cas de rechute – la paix est trop fragile et les États retombent dans les conflits armés, ou vous avez un certain nombre de conflits non réglés qui connaissent des épisodes de violence armée chronique, voire des épisodes où le niveau de violence augmente au fur et à mesure d'une étape à l'autre. Pour nous, ou en tout cas pour ceux qui interviennent militairement, cela pose un problème de crédibilité, puisqu'il faut, d'une certaine manière, pouvoir rendre le pays dans un état meilleur que celui où vous l'avez trouvé en intervenant. Dès lors, nous sommes amenés à questionner les modalités de nos interventions : au-delà de la réponse militaire, l'ingénierie que nous avons développée depuis l'après-guerre froide en termes de médiation, en termes de capacité de démobilisation, de désarmement et de réinsertion des combattants, en termes de réforme du secteur de la sécurité, en termes de justice transitionnelle. C'est la thématique de l'articulation des trois « d », c'est-à-dire développement, défense, mais aussi diplomatie, règlement politique. On ne peut qu'être frappé par le fait qu'un certain nombre d'acteurs n'ont pas forcément pour objectif de régler les conflits. Des conflits sont non réglés, gelés, ou même de basse intensité, et des États s'en satisfont. C'est un aspect à avoir à l'esprit, quand vous raisonnez sur l'avenir de la conflictualité.

Cinquième tendance : une réticence à recourir à la force. Les substituts à l'emploi de la force sont en plein essor : j'ai parlé des sanctions économiques. Le cyber, la cyberguerre, ont un attrait évidemment dans cette perspective. C'est le moyen supposé de gagner la guerre sans la faire, sans exercer de violence physique. Toutefois, en pratique, les cyberattaques peuvent avoir des conséquences physiques extrêmement dramatiques. En tout état de cause, la tendance est à une politique d'intervention plus sélective, plus ponctuelle aussi, et maîtrisée dans le temps. Cela pose un problème, s'agissant des besoins des partenaires que vous pouvez chercher sur place. À cet égard, on peut penser à la Syrie comme au Sahel. Ce besoin va se renforcer. L'autre dimension est, pour ainsi dire, intérieure. Quelle est la solidité du consensus des États qui veulent intervenir ou des États qui investissent dans leur outil de défense ? Quel est le consensus politique ? D'une certaine manière, le consensus en France, à la fois sur l'intervention armée à l'extérieur et sur la dissuasion, est une rareté parmi les démocraties occidentales. Il est intéressant d'avoir cela à l'esprit.

La sixième tendance concerne les motifs possibles de la conflictualité. Une logique très géopolitique est à nouveau à l'œuvre. Le territoire semblait ne plus pouvoir être une cause, un motif, un objet de conflits, en tout cas de conflit armé. Et pourtant, ce motif revient très fortement aujourd'hui, avec les ressources naturelles. Le fait de n'être jamais totalement sûr des intentions de votre adversaire crée un dilemme de sécurité. Vous vous préparez pour la guerre et ce faisant, vous inquiétez vos voisins. Cette logique géopolitique est donc redevenue un moteur essentiel de la conflictualité. Pour autant, la dimension des idées, des identités, la logique de différenciation, de polarisation, d'exclusion reste présente, au détriment de logiques plus inclusives, plus universalistes. Or il est beaucoup plus difficile – on le sait d'expérience – de régler un conflit fondé des différends d'ordre identitaire, puisqu'ils ont une portée existentielle, que de régler des conflits qui sont construits sur des intérêts, où l'on peut essayer de trouver des compromis entre les parties. Dans le Livre blanc de 2013, il y avait une expression que j'aimais bien, qui était : « il y a les menaces de la force, mais il y a aussi les risques de la faiblesse », c'est-à-dire le risque associé aux États qui n'ont pas la capacité d'assumer leurs responsabilités régaliennes en termes de contrôle de leur territoire, ce qui peut être source de déstabilisation et de violence.

Ma septième tendance concerne l'évolution des moyens de la conflictualité, des moyens militaires, de l'armement. L'éventail des armements disponibles est extrêmement large, du génocide à la machette aux armes de pointe. Le relâchement des normes sur les armements est une tendance préoccupante et tout à fait importante. Les organisations humanitaires pointent la hausse des décès par mine antipersonnel. Comme vous le savez, le tabou sur l'emploi des armes chimiques est apparu très fragilisé, d'où un effort diplomatique pour le restaurer. Un assouplissement des contraintes sur l'emploi d'armes nucléaires non stratégiques fait l'objet de discussions. Toutes ces évolutions contribuent à dessiner un paysage assez différent de celui que nous avons pu connaître ces dernières années. Le terrorisme demeure un risque important ; c'est frappant dans la dernière édition de la stratégie de sécurité nationale américaine qu'ils aient passé cet aspect par pertes et profits ! En tout état de cause, nous pouvons être sûrs que dans un conflit, il y aura une recherche de disruption chez l'adversaire – pas juste de domination de ses forces armées – de disruption au niveau des infrastructures critiques, de la cohésion sociale, de la continuité de l'État. Dans cette question des armements, il y a la question des ruptures technologiques. Je ne vais pas vous faire la liste, je suis sûr que vous en avez parlé et que vous en reparlerez. Ce sur quoi je voudrais insister, c'est que l'innovation se fait par la technologie, par l'emploi de la technologie et aussi par la diffusion de la technologie. Parmi les technologies de rupture, certaines seront l'apanage d'un petit nombre d'États, par exemple l'hypervélocité. Elles pourront procurer à ces États un avantage important. Mais d'autres technologies, au contraire, auront pour caractéristique de se diffuser davantage vers plus d'États, voire vers des acteurs non étatiques, voire vers des individus.

Mon huitième point porte sur les modalités de la conflictualité. Les guerres entre États reprennent, sans pour autant que les guerres au sein des États disparaissent. « L'hybridité » se développe : faire conflit de tout bois, manipuler l'information, infliger des sanctions, avoir recours aux forces spéciales, au cyber, mais aussi, surtout, privilégier les zones grises de sorte qu'il soit difficile d'attribuer un fait ou de qualifier une situation ou une action. Le relâchement des normes sur les armes, que j'ai évoqué précédemment, s'accompagne de violations du droit international humanitaire, d'un relâchement des normes sur le comportement, des violences contre les civils, contre les humanitaires eux-mêmes, les sièges des centres urbains, ainsi que des entraves à l'accès humanitaire, des violences sexuelles, des guerres d'annexion puisque le territoire redevient un objet géopolitique. Le dirigeant de l'ONG International Rescue Committee a appelé cela « le nouvel âge de l'impunité ».

Je pourrais parler longuement des nouveaux domaines que sont le cyber ou le spatial. Ce n'est pas complètement mon domaine de spécialité. Je suis sûr que d'autres vous en parleront. Je voudrais insister sur l'évolution des conflits armés traditionnels que parfois on regarde de façon un peu négligente, mais qui pourtant reste décisive pour nos intérêts de sécurité. Or ces conflits aussi évoluent. Les groupes armés sont plus fragmentés et plus poreux. Il est plus difficile de les combattre et de faire la paix avec eux. L'articulation entre les niveaux locaux, nationaux, régionaux est plus complexe. Sur un même théâtre, on observe des situations en « peau de léopard », avec la consolidation de la paix d'un côté et, de l'autre côté de la colline ou du massif montagneux, des affrontements directs et une volatilité, une réversibilité de ces situations. L'érosion des distinctions majeures autour desquelles nous avons construit la guerre, c'est-à-dire entre la guerre et la paix, se poursuit donc. Jean-Marie Guéhenno a cette très bonne expression sur le brouillard, non pas de la guerre, comme disait Clausewitz, mais le brouillard de la paix, entre le civil et le militaire, entre l'interne et l'externe ou entre l'étatique et non étatique.

Je voudrais conclure sur deux points. Le premier, c'est l'importance de ne pas être dirigé seulement par la peur, de ne pas en rester à notre évaluation de la menace. Le retour de la compétition entre puissances peut être un constat : cela ne doit pas nécessairement être un programme. C'est exactement ce que nous avons fait sur le Golfe. C'est ce que nous avons fait dans la zone indo-pacifique. Nous y avons mené une politique dont il est important de rappeler qu'elle n'est pas dirigée contre quiconque et qu'elle est conçue, au contraire, pour contribuer à la stabilité internationale. C'est pour cela qu'elle s'appuie à la fois sur des actions militaires, mais aussi sur des actions diplomatiques, sur une présence économique et sur une action en terme environnemental et des ressources.

Le deuxième point sur lequel je voudrais insister en conclusion, c'est qu'il est important de réfléchir sur l'évolution de la conflictualité comme vous le faites pour définir notre niveau d'ambition. Dès lors que l'on admet que l'autonomie stratégique qu'on s'est donnée à nous-mêmes comme objectif à la fois en France et en Europe est relative, qu'elle ne peut être que jusqu'à un certain point, la question du niveau d'ambition est la discussion indispensable qu'il faut que nous ayons, à la fois au niveau national et européen.

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