Intervention de Thomas Gomart

Réunion du mercredi 20 novembre 2019 à 9h40
Commission de la défense nationale et des forces armées

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

Je vais répondre, Monsieur le député Baichère, à votre question sur le défi technologique des puissances moyennes, ce qui me permettra peut-être de parler aussi de la dimension spatiale abordée par Monsieur le député Favennec Becot. D'abord, un constat. Un rapport a été fait par un de vos collègues sénateurs, M. André Gattolin, sur la politique spatiale, qui fait un état des lieux très précis. L'enjeu principal pour les Européens, c'est de maintenir un accès autonome à l'espace. Le débat est assez difficile en termes industriels. C'est un sujet franco-allemand extrêmement sensible sur un pur plan stratégique. Comme l'ont réaffirmé la Revue stratégique et la revue spatiale, il est tout à fait décisif pour un pays comme le nôtre, en particulier dans une logique européenne, que les Européens soient capables de maintenir leur accès autonome à l'espace, en dépit de tout un discours porté par certains porteurs d'intérêts consistant à dire que l'avenir est aux services spatiaux et que la concurrence imposée par des acteurs privés rendra l'effort de nos industriels européens vain. Or, ces acteurs privés américains sont indirectement soutenus par la puissance fédérale. Il ne faut pas se tromper de combat. Si nous voulons aller dans le sens d'une autonomie stratégique européenne, une des conditions réside précisément dans le maintien d'une capacité européenne autonome d'accès à l'espace.

Sur les puissances moyennes qui interviennent en matière technologique, un pays a acquis une sorte de monopole sur un domaine clé, qui est la cybersécurité : Israël. Une évolution majeure s'est produite au cours des vingt dernières années, Israël étant d'ailleurs souvent présenté comme un allié extrêmement proche des États-Unis alors qu'il a également resserré sa relation avec la Russie de manière tout à fait spectaculaire.

Dans le domaine spatial, les États-Unis sont très avancés et ont réinvesti massivement, la politique spatiale étant directement pilotée par le vice-président Pence. C'est un enjeu à la fois stratégique et politique, où les États-Unis conservent une avance tout à fait conséquente par rapport à la Chine. Les Européens restent des acteurs de premier rang. La Russie a maintenu un certain nombre de capacités. En ce qui concerne les nouveaux entrants, outre Israël, il faut mentionner évidemment l'Inde, qui a fait des progrès tout à fait spectaculaires, mais aussi l'Iran.

S'agissant de l'agence de l'innovation de défense, je n'ai pas d'éléments objectifs pour apprécier le travail fourni depuis un an, mais l'agence répond au souhait d'une plus grande agilité, c'est-à-dire d'une plus grande indépendance à l'égard des cycles de commandes permettant d'injecter de l'innovation technologique dans nos forces dès que possible tout en suscitant cette innovation au sein des forces. C'est évidemment une évolution dont il faut se réjouir. J'insisterai sur un point qui m'avait beaucoup frappé dans les travaux de la Revue stratégique : la mode de la start-up ou de la disruption ne doit pas nous faire perdre de vue l'importance d'acteurs comme la direction générale de l'armement (DGA) pour la conduite de projets complexes. Si on pense que l'on va pouvoir faire la nouvelle modernisation de notre dissuasion nucléaire uniquement par de la disruption et des start-ups – pour faire très simple et de manière très schématique – on se trompe. Ce que je veux dire par là, c'est que nous sommes probablement le seul pays européen à conserver des capacités de pilotage de projets industriels et technologiques hautement complexes. C'est un actif extrêmement précieux à mes yeux.

Monsieur le député Jean-Louis Thiériot, vous avez posé une question sur la multipolarité sans multilatéralisme, question qui concerne à mon sens notre diplomatie. J'ai utilisé cette formule pour décrire la très grande difficulté dans laquelle nous nous trouvons, Français et Britanniques, comme membres permanents du Conseil de sécurité, dans la mesure où le multilatéralisme que nous défendons a été directement remis en cause par les trois « grands » : la Russie, la Chine et les États-Unis, les États-Unis étant notre allié, ce qui est particulièrement déstabilisant. Maintenant, il y a probablement un espace politique pour la défense du multilatéralisme. L'alliance pour le multilatéralisme, initiative franco-allemande, rencontre un certain succès. Cela étant dit, et sans esprit de polémique, je pense aussi qu'il faut éviter le multilatéralisme solitaire. Tout un travail entre Européens reste à fournir pour ne pas simplement lancer de très bonnes idées, se retourner et constater que nous sommes seuls.

Sur Taïwan, si vous me permettez une petite correction, vous avez mentionné Antoine Bondaz qui effectivement travaille à l'Observatoire des conflits futurs, mais qui est originaire de la Fondation pour la recherche stratégique. Il faut rendre justice au travail de la FRS sur Taïwan et le niveau de modernisation des forces chinoises. L'ambition chinoise de construire un « sea power » est tout à fait nette. En somme, les autorités chinoises ont lu ou relu l'amiral Mahan et considèrent qu'il faut avoir des appuis maritimes pour pouvoir projeter de la puissance. Schématiquement, leur démarche est comparable aux efforts de la Royal Navy à la fin du XIXe siècle. Par la constitution d'un « sea power » , par une flotte de haute mer, ils ambitionnent d'abord de reprendre le contrôle de la mer de Chine, afin, ensuite, d'être capables d'en sortir. Cela se traduit par un certain nombre d'investissements déjà visibles, notamment leur base à Djibouti, le fait qu'ils sont capables de manœuvrer en Méditerranée et qu'ils sont même allés jusqu'en Baltique. C'est une évolution vraiment profonde qu'illustrent ces nouvelles capacités navales. Dans le domaine nucléaire, la Chine cultive une certaine ambiguïté quant à ses intentions réelles. Toujours à propos de Taïwan, il faut souligner qu'en termes géoéconomiques, les économies européennes, en particulier allemandes et françaises, sont aujourd'hui des économies beaucoup plus ouvertes que les économies chinoises et américaines. Autrement dit, un produit européen franchit plus de frontières qu'un produit chinois ou américain. Mais l'économie la plus ouverte au monde, aujourd'hui, dont la production franchit le plus grand nombre de frontières, c'est Taïwan. Taïwan pose en réalité un double problème, l'un purement géopolitique, « d'ambition », pour reprendre la formule du président Xi, qui a dit qu'il voulait traiter le problème avant la fin de son mandat, en 2022 ; et l'autre, économique, puisque Taïwan est aujourd'hui l'économie la plus ouverte et que cette ouverture bénéficie indirectement à la Chine continentale.

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