En réponse à vos questions, je voudrais revenir un instant sur la question de la multipolarité sans multilatéralisme et sur la dimension européenne. Vous avez dit, Monsieur le député : « il faut que les Européens trouvent ou retrouvent cette dimension de puissance ». Je suis d'accord. Mais je suis frappé par le fait qu'en un certain nombre d'occasions, les Européens manifestent cette puissance, plus qu'ils ne le reconnaissent eux-mêmes. Et c'est bien ainsi que leurs actes sont interprétés par les autres nations. En Ukraine, par exemple, les Russes ont réagi à ce qu'ils ont considéré comme une politique de puissance, tandis que les Européens agissaient en s'inscrivant dans ce qu'ils considéraient être une politique de voisinage. En réalité, les Européens agissent souvent en manifestant une vraie capacité de puissance, une capacité de projection de leurs intérêts, en dehors de leurs frontières. Cette capacité est surtout mise en œuvre sur le plan économique, mais avec des implications politiques qui ne sont pas toujours bien mesurées. La question, c'est : comment affirme-t-on la puissance européenne de façon à la fois plus consciente, plus complète, et aussi plus stratégique, c'est-à-dire en ayant notre propre réflexion ? En premier lieu, il serait souhaitable d'identifier nos intérêts de sécurité propres, puisque l'on parle d'autonomie stratégique, de souveraineté européenne. Ce débat doit avoir lieu avec nos partenaires européens. Si l'on raisonne en termes d'autonomie stratégique, il est bon d'avoir une discussion ensemble sur ce que sont nos intérêts stratégiques à nous. L'architecture régionale de sécurité qui existait en Europe est progressivement affaiblie, fragilisée, du fait du comportement de la Russie et, d'une certaine manière, de la réponse des Américains, qui sont, pour des raisons différentes et à des degrés différents, à l'aise avec cette déconstruction. Les Européens y assistent, conscients qu'elle est contraire à leurs intérêts de sécurité, à nos intérêts de sécurité à nous, collectivement, Européens. Il nous revient d'identifier ce que sont nos intérêts de sécurité pour être capables, ensuite, de faire des propositions, de les défendre et de construire nos moyens pour être un acteur autonome et pas juste un spectateur de ce qu'il se passe autour de nous. C'est exactement le moment dans lequel nous sommes. L'Allemagne a, de ce point de vue, un rôle et une responsabilité importante, notamment pour les raisons que vous dîtes, mais aussi parce qu'il s'agit de le faire en préservant la cohésion de l'Europe. Il est important de ne pas se focaliser uniquement sur l'Allemagne, mais d'avoir vraiment une logique européenne collective dans cette discussion que nous devons avoir sur nos intérêts de sécurité communs et sur la solidarité que cela implique.
Sur l'utilité du Conseil de sécurité, je partage votre avis, Monsieur le député Pueyo. Effectivement, c'est une vieille question, mais qui a une actualité particulièrement pressante. Le nombre de sujets qui suscitent des vetos au Conseil de sécurité augmente, ce qui traduit une certaine paralysie. Ne négligeons pas non plus l'importance de ce que l'on appelle les « vetos cachés » ; les puissances concernées n'ont même pas besoin d'utiliser leur veto, puisque personne ne propose de prendre d'initiative ou de prendre des décisions sur le sujet concerné. Je pense à la mer de Chine du Sud qui est un sujet dont le Conseil de sécurité ne traite jamais ; on sait pourquoi. Mais je trouve que l'on a souvent une perspective un peu biaisée en se focalisant uniquement sur la confrontation ou la compétition accrue entre les grandes puissances, d'où un manque d'investissement là où ça marche, là où justement il n'y a pas d'intérêt national et où le Conseil de sécurité est actif et continue à fonctionner, y compris par consensus, sur un certain nombre de votes. Ce qui pèche, c'est le manque d'investissement, c'est la logique comptable qui conduit à dire que la priorité est d'abord de, par exemple, réduire le budget des opérations de maintien de la paix, réduire leur taille, leur durée, et essayer de fermer les opérations le plus rapidement possible. Ce qui manque aussi, c'est l'espace pour que la diplomatie puisse jouer son rôle, non seulement à l'intérieur du Conseil de sécurité, mais aussi à côté. Le Conseil de sécurité fonctionne d'autant mieux que le secrétariat des Nations unies, le Secrétaire général, peut effectivement déployer un travail diplomatique, soit lui-même directement, soit via ses représentants et envoyés, et travailler, y compris avec les organisations régionales. La polarisation très forte entre positions qu'on observe aujourd'hui pose des difficultés majeures au Conseil de sécurité. En effet, elle fragilise, réduit ou affaiblit le champ dans lequel la diplomatie peut agir et construire des compromis.
Pour ne pas juste aboutir à la conclusion que le Conseil de sécurité est inutile – parce que ce n'est pas ce que je crois – je voudrais citer un exemple qui peut avoir l'air paradoxal, mais qui est justement extrêmement parlant. Il a trait à l'administration américaine – qui n'est pas la plus multilatéraliste de l'histoire récente, pour dire le moins. Toute la première phase du mandat de Donald Trump a consisté à accentuer la pression sur la Corée du Nord. Et pour cela, il a eu recours au Conseil de sécurité, à la fois par l'adoption de nouvelles mesures au Conseil, et en faisant pression sur les États les plus concernés, en l'occurrence la Chine, pour que les décisions du Conseil de sécurité soient respectées. Les États-Unis, à un moment où ils avaient besoin d'agir et reconnaissaient qu'il avait besoin d'agir collectivement, ont considéré que le Conseil de sécurité était le meilleur endroit pour pouvoir aller dans cette direction. Cela donne aussi une idée de ce que peut être l'utilité du Conseil dès lors que les puissances jouent le jeu et n'utilisent pas le Conseil uniquement pour mettre en scène leur confrontation ou leur désaccord à des fins parfois, semble-t-il, de politique intérieure.
S'agissant du changement climatique, le potentiel de déstabilisation est important mais il ne faut pas non plus avoir une lecture univoque. On peut penser que le changement climatique est aussi l'occasion pour un certain nombre d'États de voir qu'ils ont intérêt à trouver des solutions coopératives, à travailler ensemble sur la gestion de la ressource en eau, sur le développement agricole, sur l'intégration régionale, sur la gestion des flux migratoires à l'intérieur d'une région. Des coopérations se structurent actuellement autour de nombreux bassins fluviaux. Elles sont une réponse non conflictuelle, non compétitive. Il me semble que c'est surtout cela qu'il faut anticiper. Je ne suis pas sûr que les conflits climatiques soient si spécifiques par rapport à d'autres conflits. La spécificité vient davantage du fait que la réponse repose sur la prévention et la coopération. C'est surtout dans cette direction qu'il faudrait encore augmenter les efforts, efforts qui existent déjà, mais il faudrait les renforcer de façon ponctuelle dans les zones qui sont les plus concernées par ces facteurs de déstabilisation.