Intervention de Thomas Gomart

Réunion du mercredi 20 novembre 2019 à 9h40
Commission de la défense nationale et des forces armées

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

Je vais commencer par réunir les questions de Mme Bureau-Bonnard et de Messieurs Michel-Kleisbauer et Lejeune. C'est probablement un sujet sur lequel nous gagnerions à conduire des travaux plus spécifiques. Pour commencer, je tiens à souligner l'intérêt, du point de vue d'un État, d'utiliser ces sociétés militaires privées ou ces unités militaires non régaliennes. Cela permet d'avoir des pertes sans en payer le coût politique. Cela correspond à des logiques d'hybridité. Dans le cas de la Russie, cela a été tout à fait manifeste non seulement en Ukraine mais aussi en Syrie. J'en profite pour ouvrir une parenthèse : à l'époque des évènements, notre analyse a toujours été de relier les deux théâtres puisque dans l'ambition russe, le fait de redevenir la puissance dominante en mer Noire, permettait d'utiliser l'annexion de la Crimée comme base d'appui pour ensuite avoir un accès au Moyen-Orient. La Russie a mis en œuvre ce que l'OTAN aurait aimé mettre en œuvre après l'élargissement de 2004 à la Roumanie et la Bulgarie. Cela a été rendu possible sur un pur plan militaire par un mode d'intervention plus rustique que le nôtre, moins onéreux, et qui passe par le recours à ces unités militaires non régaliennes.

En ce qui concerne l'Afrique, je me permets de mentionner un rapport récent publié par l'IFRI sur la Russie en Afrique qui aborde aussi cette question, notamment en République centrafricaine (RCA). Au-delà de la Russie ou de Blackwater, la question du privé dans la conflictualité est très importante. Une notion a connu une certaine fortune dans nos milieux : la notion de piraterie stratégique. La différence entre le pirate et le corsaire, c'est que le pirate agit pour ses propres intérêts. Un certain nombre de pirates, notamment dans le cyberespace, utilisent la très forte asymétrie en leur faveur. Vous avez aussi un certain nombre de corsaires qui agissent dans le cyberespace ou ailleurs pour compte de tiers. Cette notion de piraterie stratégique est très déstabilisante pour des puissances comme la nôtre, puisqu'elle recourt à des moyens auxquels nous nous interdisons de recourir.

Cette intrusion du privé ou cette brèche faite dans le monopole de la violence légitime qui est en principe, selon Weber, celui de tout État, se manifeste aussi par la présence de militaires ou de policiers pour la sécurisation d'entreprises. C'est un phénomène sur lequel nous devrions travailler. Il se manifeste notamment dans la manière dont les mesures d'extraterritorialité américaine sont utilisées. Ces mesures sont aussi – pour le dire très rapidement – des mesures de renseignement économique. Les États-Unis ne sont pas les seuls ; la Chine et la Russie ont la même pratique, mais les enjeux sont moindres dans ce dernier cas puisque le poids économique de la Russie est ce qui il est. Cela doit nous inciter à réfléchir sur une forme de capitalisme de la surveillance qui est en train de se mettre en place, avec des incidences géopolitiques et géoéconomiques.

J'en viens à la question de M. le député Marilossian, sur l'océan Indien. À titre personnel, j'ai interprété le discours présidentiel devant les ambassadeurs de la manière suivante : inflexion ou rapprochement avec la Russie, plus confirmation de la stratégie indo-pacifique, égale principal problème à terme : la Chine. Sans être dans une logique de confrontation, nous avons a minima une logique de présence pour protéger nos territoires dans le Pacifique Sud notamment, mais aussi pour protéger les ressortissants français qui sont dans cette zone. C'est le premier élément de réponse. Le deuxième élément de réponse c'est que nous prenons acte du déplacement du centre de gravité du système monde du bassin transatlantique vers l'Asie-Pacifique. Si notre pays considère qu'il a encore un rôle international à jouer, il ne peut pas être absent de cette région. Troisième élément, il est très difficile d'expliquer à nos partenaires européens qu'il y a un monde à l'est de Suez, en particulier à notre partenaire allemand qui, bien qu'affirmant être l'économie la plus attachée au libre-échange, celle qui en bénéficie le plus, c'est aussi le pays qui veut le moins penser le « sea power ». Il y a là une contradiction assez fondamentale qui nous renvoie à un problème très profondément enraciné côté français, c'est que notre sécurité, nous la pensons d'abord de manière continentale, mais que l'exercice de notre puissance est ultramarin. Un des enjeux de la stratégie indo-pacifique est d'utiliser ce terme pour expliquer à nos partenaires européens que ce qui se passe sur les trois océans, c'est-à-dire l'océan Atlantique, l'océan Indien et l'océan Pacifique, les concerne directement. J'ajouterai un quatrième point – qui n'est pas forcément vu par l'opinion – c'est que les trois grands partenariats stratégiques que la France a noués ces dix voire quinze dernières années, en termes notamment de vente de systèmes d'armes, c'est avec les Émirats, l'Inde et l'Australie.

À propos de la situation dans l'Est ukrainien, et sur comment l'Union européenne peut parler d'une seule voix, je veux d'abord rappeler que le Format Normandie, en dépit d'un certain nombre de défauts, a eu une énorme qualité à mes yeux, c'est qu'il a arrêté l'escalade. On ne le souligne pas suffisamment. Pour avoir beaucoup travaillé sur cette crise, à l'époque, nous imaginions des scénarios beaucoup plus ambitieux de la part de la Russie. Je pense que ce qu'ont fait les diplomaties françaises et allemandes, en l'espèce en lien avec les diplomaties ukrainienne et russe, est un succès. Ce format permettra-t-il de sortir de cette crise ? C'est une autre question, mais il ne faut pas oublier ce que le Format Normandie a permis d'éviter.

En ce qui concerne l'ambition géopolitique de l'Union européenne, Mme von der Leyen a expliqué qu'elle souhaitait une commission plus géopolitique, mais cela ne signifie pas une Union européenne plus géopolitique. Nous nous réjouissons tous de la création du Fonds européen de défense. Nous voyons comme un pas positif la constitution d'une direction générale (DG) Défense. La question peut être difficile à formuler auprès de nos partenaires européens : un meilleur affichage politique, une meilleure crédibilité politique, peuvent-ils se faire sans abaissement de nos capacités opérationnelles ? Pour le dire autrement, les fonctionnaires de la Commission européenne sont-ils les mieux outillés pour penser les questions stratégiques et de défense ? À titre personnel, je ne le pense pas. Il y a là, à mon avis, un sujet tout à fait majeur sur la manière dont cette DG va être armée et ensuite d'éviter que ces questions soient traitées uniquement par la Commission et de manière peut-être trop rapide, mais technocratique. Il y a là un risque tout à fait majeur si nous voulons éviter un abaissement de nos capacités opérationnelles.

Cela me permet de faire le lien avec la question de M. Larsonneur sur l'OTAN. Ce débat en France est très marqué politiquement. Il me semble utile de rappeler que l'OTAN maintient à niveau nos capacités, c'est-à-dire que nous avons appris militairement par le biais de l'OTAN. Un certain nombre de nos interventions ont été rendues possibles par ces formes de coopération. L'OTAN pose aussi une question de niveau, sans ouvrir la discussion sur la dimension politique. La France avait peut-être la possibilité d'utiliser davantage l'OTAN, précisément dans sa vocation européenne. Les propos présidentiels ont provoqué des réactions qui braquent un certain nombre de nos partenaires. Ils ont aussi l'avantage d'ouvrir la discussion en particulier sur le rôle de la Turquie, puisque je pense que c'est surtout cela qui est en jeu aujourd'hui.

Je suis entièrement d'accord avec Monsieur le président Chassaigne et avec Manuel Lafont Rapnouil pour souligner l'importance de l'ONU, avec un bémol. En effet, je crois qu'il faut évoquer la prise en main de l'appareil onusien par la Chine de manière très graduelle, très construite, qui permet à la Chine d'avoir deux cartes : une carte qui est de jouer le système onusien, et le cas échéant, de pouvoir ne pas jouer le système onusien avec ses propres institutions de gouvernance, notamment différents mécanismes de financement. Nous sommes aussi face à un dilemme de sécurité puisqu'en réalité, en tendance, les Européens ont désarmé depuis 1991 de manière extrêmement forte. Nos dépenses militaires représentaient à peu près 4 % du PIB à la fin de la guerre froide. Il faut s'en réjouir. Pour le dire autrement, nous n'avons cessé de toucher les dividendes de la paix quand les autres ont réarmé. Mais cela nous fragilise aujourd'hui, alors même que nous avons fait des choix de stricte suffisance, dans le nucléaire notamment. Nous avons par exemple démantelé notre capacité de production de matières fissiles. Nous sommes allés assez loin, alors que les grands compétiteurs stratégiques et d'autres acteurs font l'inverse. De mon point de vue, la remontée en puissance est tout à fait nécessaire. Elle est un moyen d'expliquer qu'il faut réarmer, mais modérément.

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