Intervention de Général Henri Bentégeat

Réunion du mercredi 27 novembre 2019 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Henri Bentégeat, ancien chef d'état-major des armées :

Quand la Turquie a rejoint l'OTAN en 1952, soit un an avant l'Allemagne, elle a été qualifiée de « pilier oriental de l'Alliance ». La Turquie n'a pourtant jamais été un allié facile, comme le rappelait mon voisin. Dès l'origine, des escarmouches frontalières avec la Grèce ont eu lieu et n'ont jamais véritablement cessé. En 1974, elle a occupé le nord de Chypre avec, pour conséquence, un embargo temporaire sur les armes. En 2003, elle a refusé le passage et le stationnement des forces américaines qui voulaient envahir l'Irak, même si quelques arrangements ont eu lieu après. Les contentieux, comme on le sait, se multiplient depuis dix ans, c'est-à-dire depuis que le président Erdogan a lancé sa grande politique ottomane.

Aujourd'hui, deux sujets sensibles jettent le trouble au sein de l'OTAN. D'une part, le déploiement du système de missiles S-400 russes sur le sol turc et d'autre part, l'offensive turque en Syrie, dont nous venons de parler. Les S-400 sont un système de défense antiaérienne tout à fait classique dans sa conception. Ils reposent sur un ensemble de radars, des missiles bien sûr, et de moyens de coordination entre les deux. Le système S-400 russe est actuellement le plus moderne au monde. Son niveau technologique est sensiblement supérieur à celui des missiles Patriot américains. Ses capacités de défense antimissile sont également supérieures à celles des Patriot. C'est un système extrêmement moderne et curieusement moins cher que les Patriot. C'est une des raisons pour lesquelles la Turquie les a commandés en 2017, ayant échoué à acheter à un prix qui lui paraissait acceptable les Patriot américains. Les livraisons de défense antimissile S-400 ont commencé depuis le mois de juillet dernier. Le Pentagone a alors décidé de suspendre la livraison de chasseurs F-35 également commandés par la Turquie, et ce pour une raison simple : le S-400 va être mis en œuvre inévitablement, au moins dans les débuts, avec l'aide de conseillers russes. Ce système de défense antiaérienne permettrait de détecter très rapidement à la fois les capacités, mais aussi toutes les faiblesses, les insuffisances, de ce nouveau fleuron de l'armée de l'air américaine qui va bientôt équiper Israël, qui va équiper également au moins six des pays de l'Union européenne. Le F-35 est une préoccupation majeure pour le Pentagone. Par ailleurs, ce système de défense russe n'est pas naturellement interopérable avec les autres systèmes de défense antiaérienne de l'OTAN. Ce ne serait pas la première fois, pour être honnête, mais dans le principe, les alliés sont censés s'orienter vers des équipements de toute nature interopérables.

L'affaire est-elle définitivement réglée ? Les Turcs vont-ils réellement terminer de s'équiper avec un système de défense antiaérienne S-400 ? Pour les États-Unis, aujourd'hui, il semble que l'affaire ne soit pas réglée. Les Américains ont formulé des contre-propositions pour que les Turcs reviennent à un système américain Patriot. Des négociations secrètes sont en cours. Mais on voit quand même mal aujourd'hui, alors que les livraisons russes ont commencé, les Turcs renoncer à cette acquisition.

Le deuxième point concerne l'offensive turque en Syrie. Cette offensive, tout le monde la connaît. Elle a été conduite pour éloigner les milices kurdes de la frontière turque. Elle a débuté le 9 octobre et s'est achevée trois semaines plus tard à la suite d'un accord entre le président Erdogan et le président Poutine. Elle s'est exercée avec le feu vert, au moins implicite, des États-Unis contre des milices qui avaient joué un rôle essentiel dans la guerre contre Daech. Elles ont provoqué les réactions que l'on connaît, de la France en particulier, mais aussi de l'Union européenne, et la décision de mettre en place un embargo sur les armes à destination de la Turquie. À l'inverse, comme l'a souligné tout à l'heure notre présidente, le secrétaire général de l'OTAN – je ne veux évidemment pas ici faire injure à mon voisin – M. Stoltenberg, a déclaré comprendre les préoccupations de sécurité de la Turquie. La Turquie, pour sa part, s'est indignée du manque de solidarité de ses alliés de l'OTAN à son égard, alors qu'elle se trouvait directement menacée par ces milices kurdes.

La question qui se pose aujourd'hui, compte tenu de ces éléments, de ces incartades répétées de la Turquie, des problèmes qu'elle pose aujourd'hui, de l'éloignement visible du président Erdogan de la ligne traditionnelle de l'Alliance atlantique, est la suivante : la Turquie doit-elle, peut-elle, et veut-elle quitter l'OTAN ? La réponse est négative, à l'évidence, pour la quasi-totalité des alliés, probablement même pour la France. Pourquoi ? D'abord, il n'existe pas de procédure d'exclusion des membres au sein de l'OTAN. Deuxièmement, la Turquie a une position stratégique très importante pour l'OTAN. Elle tient toujours les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Elle tient les sources du Tigre et de l'Euphrate. Elle est à la fois frontière et intermédiaire avec le monde musulman. L'armée turque est une des plus solides de l'OTAN avec 750 000 hommes bien équipés, en dépit des purges, et un budget de 20 milliards d'euros par an. Surtout, pour l'avoir bien connue, c'est une des rares armées européennes qui soit capable de se battre. La Turquie est dépositaire de 50 armes nucléaires tactiques américaines. Elle n'a pas de possibilité d'alliance alternative : la Russie n'est pas fiable et le monde musulman est divisé.

Un point souvent ignoré est que la Turquie pose un problème à l'Europe de la défense et peut en poser de plus redoutables encore à l'avenir. D'abord, elle pose un problème parce qu'elle bloque tout accord formel entre l'OTAN et l'Union européenne à cause bien sûr du différend de Chypre, et aussi parce qu'elle n'a pas retrouvé au sein de l'Union européenne la place qu'elle avait autrefois au sein de l'Union de l'Europe occidentale. En fait, la Turquie n'a pas de position aujourd'hui de partenaire extérieur privilégié au sein de l'Union européenne, ce qu'elle réclame depuis les débuts de la politique européenne de sécurité et de défense. De ce fait, elle empêche aujourd'hui les Européens de faire appel aux moyens de l'OTAN pour mener une opération, ce qui ne gêne pas du tout la France ou l'Union européenne, pour être honnête. Par contre, ce qui est beaucoup plus grave et beaucoup plus préoccupant pour l'avenir, la Turquie fera certainement tout ce qu'elle pourra pour empêcher que l'Union européenne signe avec le Royaume-Uni des accords de partenaire privilégié.

J'en viens donc à la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), à l'Europe de la défense. Je crois que les progrès récents sont absolument indiscutables, mais ils se situent exclusivement dans le domaine des capacités militaires. Des capacités militaires non pas collectives, mais celles des membres de l'Union européenne. C'est tout ce qu'apporte la coopération structurée permanente (CSP) et ce qu'apporte aujourd'hui la participation de la Commission européenne, c'est-à-dire le Fonds européen de défense. L'Europe de la défense souffre d'une faiblesse fondamentale, c'est sa capacité d'action opérationnelle. Pourquoi ? D'abord parce que la quasi-totalité des États de l'Union européenne font reposer leur défense et leur sécurité sur la garantie de sécurité américaine, pour ce qu'elle vaut encore, et donc inévitablement se reposent sur l'OTAN. La deuxième raison est que la perception des menaces n'est pas la même dans tous les pays européens. Un sondage qui avait été réalisé en 2015 était particulièrement éloquent. Onze des pays de l'Union européenne considéraient que la seule menace aujourd'hui pour l'Europe était la Russie. Le reste des États européens étaient avant tout inquiets de ce qui se passait en Méditerranée et des risques terroristes.

Le Parlement et les opinions publiques en Europe sont globalement assez réticents à la participation de leur pays aux interventions militaires de l'Union européenne et ils sont, il faut le dire, confortés par les résultats controversés des opérations en Afghanistan, en Libye, voire aujourd'hui dans le Sahel. Pourtant, les mécanismes existent depuis 2003 – je les ai expérimentés directement à Bruxelles –, les moyens sont là, imparfaits et insuffisants, mais suffisants malgré tout pour avoir permis de conduire depuis 2003, depuis quinze ans, huit opérations militaires, dont certaines d'une ampleur réelle, au-delà de 5 000 hommes, et une cinquantaine de missions de formation, d'observation, de contrôle.

Dans ce cadre, je crois que l'initiative européenne d'intervention (IEI) qui a été lancée par la France il y a deux ans est quand même très positive, même si ses objectifs ne peuvent être que modestes. Pourquoi est-elle positive ? Parce qu'elle s'attaque pour une fois à ce qui est le cœur de ce dont a besoin aujourd'hui l'Union européenne, c'est-à-dire la volonté et la capacité opérationnelle. Elle a le grand mérite d'inclure deux pays qui sont pour nous extrêmement précieux, mais qui sont en dehors du système, en dehors de la PSDC ou qui vont l'être : le Royaume-Uni et le Danemark. L'initiative européenne d'intervention est une potentialité, mais restera une potentialité jusqu'à ce que les esprits soient assez mûrs chez nos partenaires pour que les Européens se décident enfin à construire l'autonomie stratégique de l'Europe dont nous avons besoin.

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