Intervention de Camille Grand

Réunion du mercredi 27 novembre 2019 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Camille Grand, secrétaire général adjoint de l'OTAN :

Je m'associe à l'hommage rendu aux soldats français au Mali. J'ai vécu hier devant le Conseil de l'Atlantique Nord un moment assez émouvant quand tous nos alliés et le secrétariat général ont rendu un hommage appuyé à ces soldats.

Il est clair que l'OTAN connaît une phase de turbulences. Depuis 2014 et les évènements de Crimée, l'OTAN a été amenée à s'interroger sur son rôle et finalement à réinventer un peu dans l'urgence ce que j'appellerais une « OTAN 3.0 », soit l'OTAN de l'après-guerre froide. L'organisation revient à certains fondamentaux de la défense collective, de la défense de l'Europe, mais elle doit, dans le même temps, prendre en compte et continuer à prendre en compte toute une série de crises à la fois dans le voisinage immédiat de l'Europe, mais également au-delà où parfois l'OTAN reste engagée comme en Afghanistan. Du point de vue stratégique, vu de Bruxelles, vu de l'environnement OTAN, ce moment est compliqué et appelle un certain nombre d'adaptations de l'Alliance.

L'affaire du Nord-Est syrien a suscité des tensions entre alliés. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire de l'Alliance : un certain nombre d'exemples ont déjà été cités. Si nous remontons loin, nous pouvons parler de la crise de Suez, de très vifs débats au moment de la guerre d'Algérie pour savoir si la France n'allait pas entraîner l'OTAN dans des aventures de guerres coloniales, du retrait français de 1966, de la crise de Chypre, de la crise des euromissiles au début des années 1980 et évidemment, de la crise irakienne de 2003, où les alliés étaient extrêmement partagés – je l'ai vécu au sein du ministère de la Défense – sur l'engagement américain en Irak qui s'est fait sans l'OTAN parce que précisément, la France et l'Allemagne s'y étaient opposées avec la Belgique et le Luxembourg.

Ces tensions sont compliquées par le thème du partage du fardeau, qui est ce thème récurrent de la demande américaine de voir les Européens dépenser davantage pour leur défense. Les Américains consentent un peu plus des deux tiers des dépenses militaires de l'Alliance. Ce chiffre a donné lieu depuis les années 1950 à un certain nombre de pressions américaines sur les Européens. Depuis 2011 et le discours du secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, toutefois, la pression est montée. Le président Trump insiste d'une manière particulièrement forte sur les alliés.

Enfin, les discussions sont vives entre alliés sur la manière d'aborder ces crises ; autour de la question syrienne, en particulier, mais aussi autour d'autres grands dossiers politiques et stratégiques – je pense à la Syrie, mais nous pourrions parler de l'Iran également – alors même que ces crises n'impliquent pas l'OTAN ou alors, de manière très marginale.

Pour autant, l'OTAN s'est adaptée et continue à le faire. Je parlais d'OTAN 3.0 tout à l'heure. Depuis le sommet du Pays de Galles en 2014, nous avons eu deux autres sommets à Varsovie en 2016 et à Bruxelles en 2018, qui ont donné lieu à des décisions qui ont adapté profondément l'Alliance. Je citerai rapidement l'évolution de la structure de commandement de l'Alliance, c'est-à-dire tous les états-majors qui organisent le système militaire de défense de l'Europe, le déploiement d'une présence avancée dans l'est de l'Europe – une présence avancée limitée, mais qui est une première depuis la fin de la guerre froide avec une présence dans les trois pays baltes et en Pologne –, un travail sur la réactivité, c'est-à-dire le fait de rendre les forces d'autant plus agiles et aptes à réagir face aux différentes crises, avec une augmentation des volumes de forces en alerte et un travail en cours. Ce dernier va se concrétiser à Londres dans quelques jours sur une initiative qui s'appelle « OTAN réactivité » visant à avoir en permanence des forces – 30 bataillons, 30 bâtiments et 30 escadrons – prête à agir avec un préavis de 30 jours.

Le débat portait aussi sur le partage du fardeau financier à proprement parler. Nous avons vu les Européens et les Canadiens réinvestir dans la défense, ce qui était à mon sens tout à fait nécessaire, avec un engagement de plus de 100 milliards de dollars supplémentaires qui ont été dépensés dans les quatre dernières années par ces alliés, qui ont changé assez fondamentalement les équilibres militaires dans ce dispositif. Enfin, un travail a eu lieu sur l'interopérabilité, que l'on veut désormais immédiate et pas adaptée à un engagement militaire dans de la gestion de crise.

Dans ce contexte, je pense qu'il est important de noter le réengagement américain dans la sécurité européenne. On parle souvent de désengagement américain. En réalité, dans les deux ou trois dernières années, les Américains ont renforcé leur présence dans les exercices au sol en Europe, ce qui constitue un retour inédit puisque jusqu'en 2014, nous déplorions un mouvement continu de retrait par rapport aux 300 000 soldats américains présents pendant la guerre froide. Aujourd'hui, sans que les volumes soient très importants, nous assistons à un réengagement notamment dans les exercices.

Enfin, la prise en compte des nouvelles menaces, qu'il s'agisse du terrorisme, des menaces hybrides, du cyber, de l'innovation fait l'objet d'un travail approfondi et l'OTAN vient de reconnaître l'espace comme un domaine d'opérations ; tout cela pour confirmer le point qui a été évoqué par différents orateurs avant moi sur la vitalité de l'OTAN comme organisation militaire qui, je pense, s'adapte rapidement et plutôt efficacement.

Pour un certain nombre d'alliés, tout ceci est lié au fait que l'OTAN reste pour eux la clé de voûte de la sécurité européenne. Beaucoup d'alliés voient dans l'OTAN et dans les relations transatlantiques un élément essentiel de leur propre sécurité et de gestion des crises. J'ai coutume de dire – et c'est frappant lorsqu'on arrive dans l'OTAN en tant que Français que pour 26 alliés sur 29, la politique de sécurité et de défense se fait à l'OTAN à 90 % ou à 99 %. Il y a trois exceptions : les États-Unis, pour des raisons géographiques évidentes, puisque l'OTAN n'est qu'une part mineure de leurs responsabilités ; la Turquie, qui a toujours gardé la volonté de disposer d'un outil de défense qui puisse fonctionner en dehors de l'Alliance atlantique – on le voit aujourd'hui – et de l'utiliser dans la gestion de son environnement immédiat ; enfin, la France, pour un mélange de raisons historiques, mais aussi de tradition militaire d'action nationale, souvent dans un cadre national. Pour les autres alliés, le cadre naturel de leurs engagements militaires, que ce soit en opération ou dans la planification, reste l'OTAN, même si un grand nombre d'entre eux souscrivent évidemment au projet de renforcement du rôle de l'Union européenne dans ce domaine, en tout cas pour les 21 alliés, bientôt 22, qui sont membres de l'Union européenne.

Sur l'OTAN et l'Union européenne, peut-être un mot. C'est une relation compliquée pour les raisons que le général Bentégeat évoquait, notamment du fait des alliés qui ne sont pas membres de l'Union européenne et qui sont toujours vigilants sur ce point, mais c'est une relation qui se développe, notamment sous l'impulsion du secrétaire général, du président Juncker et du président Tusk qui ont signé un programme commun de 74 axes de travail. Certains sont assez mineurs, d'autres sont beaucoup plus importants et concernent le « développement capacitaire », donc le développement des capacités militaires, de manière à travailler davantage ensemble. Nous allons devoir, demain, prendre davantage en compte les développements du côté de l'Union européenne. J'ai, pour ma part, puisque je suis responsable des investissements de défense, développé dans les dernières années des relations très étroites avec la Commission européenne, l'Agence européenne de défense, pour travailler ensemble et tirer profit de ces nouveaux outils européens.

Je voudrais terminer sur la question des crises politiques. D'abord, je pense que souvent, on mélange un peu les tensions qui traversent les relations transatlantiques avec l'Alliance atlantique et les tensions commerciales, les tensions autour du sujet iranien, les débats sur le désarmement, etc. Ce ne sont pas des sujets qui sont tous liés à l'Alliance atlantique. Sur le thème des consultations politiques à l'OTAN, nous sommes dans une situation un peu paradoxale et intéressante de mon point de vue. La France qui, traditionnellement, n'est pas forcément favorable au fait que l'OTAN soit un forum de consultation politique et voit l'Alliance avant tout comme un outil militaire, a ouvert ou en tout cas accéléré un débat sur l'OTAN comme forum politique, ce qu'elle est déjà assez largement. Nous avons eu au Conseil de l'Atlantique Nord des débats sur la Syrie très vifs. Nous avons eu des débats sur un certain nombre de crises et nous les avons assez régulièrement. Il est vrai que cela se passe généralement plus souvent au niveau des ambassadeurs qu'au moment des cinq réunions ministérielles, même si encore une fois, les deux dernières réunions ministérielles ont été l'occasion d'échanges assez vifs.

À propos du groupe d'experts qui a été proposé par la France, mais aussi par l'Allemagne, je note que c'est récurrent dans l'histoire de l'OTAN. Il y a eu le rapport Harmel à la fin des années 1960, à un moment important dans l'histoire de l'Alliance. Il y a eu des groupes pour travailler sur le concept stratégique de 2010 auxquels j'avais participé. Il y a eu d'autres groupes plus ou moins importants. Ce qui paraît intéressant, c'est d'avoir une conversation sur notre sécurité. Ce sera peut-être un point de divergence avec Jean-Pierre, je pense que ces groupes ont le mérite d'une part, et c'est utile, de confronter les points de vue, mais aussi, et c'est l'une des fonctions de l'Alliance, comme objet de forger du consensus entre les alliés sur une vision partagée à la fois de l'environnement stratégique et du rôle des alliés.

Je termine d'un mot sur les relations entre la France et l'Alliance atlantique. Bien que la France soit retournée dans une structure militaire intégrée en 2009, nous continuons parfois à parler de l'Alliance atlantique comme si c'était une sorte d'objet extérieur à notre politique étrangère et de sécurité. Je pense que c'est un élément parmi d'autres, mais un élément important de notre politique étrangère et de sécurité, que la France est un allié entendu et respecté dans cette Alliance, qu'elle y occupe une place importante, l'un des deux commandants suprêmes alliés étant un Français, le général Lanata. À ce titre, on pourrait – je cite le rapport Védrine de 2012 qui explorait les opportunités du retour dans l'Alliance atlantique – s'interroger sur la manière d'utiliser ce levier aussi dans nos initiatives de politique étrangère et de défense. Je pense qu'elle aurait aussi un écho auprès de ceux de nos alliés qui sont très sensibles à l'importance de l'OTAN dans leur politique de sécurité.

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