Intervention de Camille Grand

Réunion du mercredi 27 novembre 2019 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Camille Grand, secrétaire général adjoint de l'OTAN :

Vous avez été plusieurs à aborder la question des relations entre l'OTAN et la Russie, qui est évidemment un sujet important qui fait partie à la fois de l'ADN de l'OTAN et de son histoire. D'abord, sur le cadre de la politique, on décrit les choses en essayant de maintenir deux canaux parallèles qui sont d'un côté, ce qui relève de la dissuasion et de la défense avec un renforcement aux frontières de l'Alliance pour décourager toute velléité de déstabilisation des pays les plus vulnérables, ce qui passe notamment par des exercices et une présence limitée. En même temps, je crois qu'il est important de souligner dans ce contexte-là que nous ne sommes pas revenus à une posture de guerre froide. Il n'y a pas eu un déploiement massif d'armes nucléaires en Europe. Il n'y a pas eu un déploiement massif de divisions de l'OTAN sur les frontières orientales de l'Alliance. On parle de quelques milliers de soldats qui ont été déployés dans la Baltique. On parle d'exercices importants, Trident Juncture ou Defender qui sont en volume des exercices plus importants que ce que nous avons fait dans les vingt dernières années, mais qui ne ressemblent pas aux exercices de la guerre froide.

Sur le COR, il y a eu une décision prise après l'annexion illégale de la Crimée, qui était dans le cadre des sanctions prises par l'OTAN de limiter les échanges avec la Russie. Cela n'a pas été une coupure complète des liens puisqu'est maintenu le COR qui se réunit à peu près trois à quatre fois par an au niveau des ambassadeurs et qui donne lieu à chaque fois des échanges vraiment denses. Ce ne sont pas des réunions formelles, qui ont pu traiter aussi bien de l'Ukraine que de l'Afghanistan, que du traité sur les forces nucléaires intermédiaires, qui était l'un des grands sujets dont nous avons pu débattre dans ce contexte-là. Il y a également des échanges militaires à haut niveau, aussi bien le commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR) que le président du comité militaire ont périodiquement des échanges avec le général Guérassimov, qui est le chef d'état-major russe, ce qui prouve que les canaux sont toujours ouverts. Mais c'est vrai que la position générale des alliés, de tous les alliés – ce sont des choses qui se décident par consensus – est de maintenir une ligne selon laquelle nous ne voulons pas revenir, comme on dit à Bruxelles, dans le « business as usual » et considérer qu'il ne s'est rien passé en Crimée en 2014. Il y a cette limite-là qui fait qu'il n'y a pas un retour à la situation qui prévalait entre 1999, la création du COR et 2012, où il y avait une très forte densité de relations.

La Turquie est évidemment un allié et un allié exigeant. C'est compliqué. À Bruxelles, certains disent que c'est un peu comme l'était la France, c'est-à-dire un allié qui dit souvent non, qui pose des questions, qui défend ses intérêts avec beaucoup d'énergie. Je partage avec vous une réflexion qui est que s'agissant de la Turquie, il ne faut peut-être pas s'arrêter aux derniers développements parce que nous avons souvent des retournements. Il y a cinq ans, au moment où les Turcs abattaient un chasseur russe à la frontière syrienne, les experts s'inquiétaient de voir la Turquie nous entraîner dans une guerre avec la Russie. Aujourd'hui, on s'inquiète du rapprochement de la Turquie avec la Russie, et ainsi de suite. Les décisions d'équipements ont été parfois renversées. Il y avait auparavant les systèmes chinois auxquels ils ont renoncé. Les choses sont moins linéaires dans l'évolution qu'on le pense parfois lorsqu'on s'arrête – à juste titre – sur un évènement majeur. In fine, je partage l'opinion du général Bentégeat qui est en réalité celle de tous les alliés, qui est de dire que garder la Turquie à bord de l'OTAN présente aujourd'hui beaucoup plus d'avantages que d'inconvénients même si, évidemment, c'est un allié très présent dans les discussions et qui n'est pas le plus simple dans la défense de ses positions.

Cela m'amène à une question qui était un peu sous-jacente dans une grande partie de ce que vous avez dit, sur les articles 4 et 5 du traité. C'est intéressant. La question de l'article 4 prévoit des consultations politiques ou les encourage. D'abord, dans le cadre des opérations en Syrie, ces consultations ont eu lieu. Elles ont eu lieu après le commencement des opérations, effectivement, mais elles ont bien eu lieu. C'est assez compliqué, parce que nous avons un regard français là-dessus. Nous ne sommes pas non plus désireux de voir l'OTAN décider de ce que nous faisons ou ne faisons pas dans telle ou telle région du monde et de nous soumettre au bon vouloir des autres alliés pour savoir si nous intervenons au Mali ou quelque part. L'OTAN fonctionne selon la règle du consensus, qui est la règle de base de cette Alliance. Il faut que les 29 soient d'accord pour faire quoi que ce soit ; il n'y a pas de majorité qualifiée à l'OTAN, il n'y a pas de décisions qui se prennent là-dessus. Nous sommes d'ardents défenseurs de notre indépendance de décision et du fait que nous ne soumettons pas nos décisions militaires, nos décisions stratégiques, à l'approbation de l'Alliance atlantique. Il est compliqué de demander aux autres de se soumettre à une règle que nous ne souhaitons pas nécessairement voir appliquer à nous-mêmes, mais ayant dit cela, je crois la question importante qui se pose aujourd'hui est de savoir s'il est souhaitable – c'était, un élément important dans l'intervention du Président de la République – d'avoir un dialogue politique plus approfondi entre nous, peut-être plus large que sur une décision immédiate pour dire : quelles sont nos priorités stratégiques ? Quelle est la manière dont nous percevons les menaces, notre environnement ? Ce ne sera pas une discussion facile, mais c'est une discussion utile.

Sur la question de l'autonomie stratégique, à la fois du degré de volonté des Européens et du degré d'acceptation des Américains, je pense qu'il y a deux choses. Pour la grande majorité des Européens – ce n'est pas une critique, mais un constat –, leur politique de défense et de sécurité se déploie avant tout dans l'OTAN ; c'est un choix qu'ils ont fait et qu'ils ont répété. Pour autant, ce qui est intéressant, c'est que depuis une vingtaine d'années s'est développée par étapes toute une série d'initiatives dans le contexte de l'Union européenne, et que l'on voit un certain nombre d'alliés se rapprocher d'une approche qui verrait les Européens prendre davantage de responsabilités. Il me semble intéressant de voir les dynamiques européennes au sens de celles qui ont lieu dans le cadre de l'Union européenne et les travaux qui se font en plus petit groupe : franco-britannique, le travail entre les pays nordiques, le groupe franco-allemand, le travail de l'initiative européenne d'intervention. À mon sens, il faut travailler à la complémentarité, c'est-à-dire comment ces différentes initiatives prennent la même direction, qui est de voir des Européens prendre davantage de responsabilités et être plus sérieux sur le plan militaire, afin de faire face à un environnement stratégique fluide.

Sur la perception américaine, nous avons là aussi un regard américain qui a évolué dans le temps, qui était devenu assez favorable depuis la fin de l'administration Bush à la fin de l'administration Obama, qui aujourd'hui mêle deux aspects : d'une part, une incitation très forte à voir les Européens faire davantage et qui donc, de ce point de vue-là, est une sorte d'écho étrange au thème de l'autonomie stratégique. D'autre part, la volonté de conserver des relais, des points d'influence, et de maintenir l'OTAN comme le lieu essentiel du dialogue sur les questions de sécurité. Je fais partie de ceux qui pensent que c'est plutôt un processus long et graduel qu'un changement du jour au lendemain qui va faire évoluer cette situation, mais finalement, on voit des Européens qui sont plus sérieux.

Sur le rapport entre le flanc sud et le flanc est, l'OTAN parle de 360 degrés. Effectivement, il y a des alliés qui s'intéressent bien davantage à l'Est ; on a la politique de sa géographie. Ce n'est pas une nouvelle radicale. En même temps, nous avons réussi à trouver, que ce soit sur la Russie ou sur le Sud, des points d'équilibre pour que chacun s'y retrouve. Sur la question du Sud et sur l'engagement de l'OTAN dans la gestion des crises au sud, il y a une question qui est posée aussi bien aux Français qu'aux Américains qu'aux alliés : souhaitons-nous que l'OTAN soit engagée au sud ? La France n'était pas particulièrement favorable à ce que l'OTAN prenne en charge la gestion du Nord de la Syrie. La France n'est pas particulièrement demandeuse de voir l'OTAN s'impliquer dans la bande sahélo-saharienne. On peut inverser la question en disant : que l'OTAN peut-elle y apporter ? Sans doute une compétence dans le domaine de la formation ou du renseignement, des outils de ce type, mais il y a une sorte de quiproquo intéressant à penser là-dessus.

Un autre point qui était sous-jacent à un certain nombre d'interventions, c'est la question de la liberté de la France dans cette organisation. Comme je le disais, c'est une organisation qui fonctionne par consensus. La France est libre à chaque décision, et elle le fait assez souvent, de dire : « non, je ne souhaite pas que nous nous engagions sur tel terrain ». « Je ne souhaite pas que nous prenions tel axe politique ». Toutes les politiques de l'OTAN sont approuvées et construites avec un apport de la France et un apport qui est souvent très utile pour les équilibrer, les construire, dans un dialogue avec ceux de nos alliés qui ont, pour des raisons géographiques, pour des raisons historiques, une perception un peu différente de tel ou tel axe de politique de sécurité ou de défense là-dessus. Cela, je crois que c'est quelque chose qu'il faut comprendre.

Enfin, sur la question américaine, il y a un débat qui traverse les administrations américaines sur le degré d'implication dans la sécurité et le poids relatif des Européens et des Américains dans tout cela ; ce n'est ni propre à Trump, ni complètement nouveau. Je ne saurais dire quelles seront les évolutions du débat politique américain. Je constate que l'appareil militaire américain reste engagé en Europe beaucoup moins que pendant la guerre froide, et c'est normal, mais plus qu'il y a quelques années où l'on pouvait imaginer un désengagement progressif, mais qui allait se poursuivre indéfiniment. Là, on est dans une sorte d'entre-deux. Il faudra regarder comment cette tendance américaine se déploie à l'avenir. C'est difficile à prédire, si on peut le dire comme cela, mais je pense que la réalité du terrain dans les exercices, la présence est une réalité assez forte.

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