Une question a été soulevée à laquelle il est difficile de répondre de manière très précise, mais qui n'est pas neutre : quelles sont les conséquences du retour de la France dans l'organisation intégrée de l'Alliance ? Quel bilan peut-on en faire aujourd'hui ? Évidemment, je n'ai pas tous les éléments pour y répondre, mais je vais essayer de vous dire simplement comment on peut l'apprécier.
Le président Chirac, après une tentative malheureuse, était convaincu qu'en ne rejoignant pas la structure intégrée de l'OTAN, nos militaires, et en particulier nos officiers, conserveraient une qualité et un avantage, c'est-à-dire une certaine liberté d'esprit, une certaine capacité d'initiative et ne seraient pas dévorés par la maladie des slogans et de l'obsession technologique qui quand même – il faut le reconnaître – est un peu une caractéristique américaine, et donc de l'OTAN.
Le président Sarkozy pour sa part estimait que notre retour dans l'organisation militaire intégrée nous permettrait de renforcer notre position au sein de l'Union européenne et en particulier dans le cadre de l'Europe de la défense. Que pouvons-nous en dire ? Je crois que nous pouvons dire oui et non. Oui, ce retour nous a renforcé en partie au sein de l'Union européenne. Pourquoi ? D'abord parce que les initiatives françaises – je l'ai vécu en direct – dans le cadre de la politique commune de sécurité et de défense ont été accueillies plus facilement par la plupart de nos partenaires européens parce qu'il n'y avait plus cette suspicion de l'agenda secret, caché, de la France. Oui, surtout et de manière beaucoup plus pragmatique sur un point précis : le traité que la France a signé à Lancaster House avec les Britanniques n'aurait jamais vu le jour si la France n'avait pas réintégré la structure militaire de l'Alliance. Or c'est un point fondamental pour la défense et la sécurité de l'Europe, même en dehors du cas de l'Union européenne.
Non, par contre, ce retour dans la structure intégrée n'a pas toujours facilité la politique commune de sécurité et de défense. Pourquoi ? D'abord parce que nos partenaires traditionnels dans l'opposition au courant principal au sein de l'Union européenne dans ce domaine – je pense en particulier à la Belgique ou à la Grèce – ont été complètement désarçonnés par cette volte-face de la France. D'une certaine manière, nous nous sommes nous-mêmes désarmés. Je veux dire par là que petit à petit, la politique étrangère de la France – autant que je puisse en juger – a pris un virage atlantiste jusqu'à il y a deux ans à peu près, qui a été très fortement intégré au sein de l'état-major des armées (EMA), au point d'une obsession européenne que j'ai connue quand j'étais à l'EMA et contre laquelle j'ai lutté. L'obsession européenne, petit à petit, a été remplacée par une obsession italienne. Il n'y a pas eu du tout dans les armées françaises de réticence à rentrer dans l'OTAN. Au contraire, cela s'est fait avec beaucoup d'enthousiasme. Il faut dire que la France a aujourd'hui 800 officiers dans les états-majors de l'OTAN, ce qui est beaucoup par rapport au très faible volume de nos engagements dans les opérations de l'OTAN. L'enthousiasme s'est peut-être un peu refroidi, mais ce qui n'a pas changé et ce qui, en définitive, justifie probablement que l'on ait réintégré cette structure militaire, l'un des avantages pratiques et concrets, c'est que jamais les officiers français ne se ressentiront comme des fonctionnaires de l'OTAN, ce qui est le cas, il faut le reconnaître, de la majorité de leurs partenaires de l'Alliance. L'OTAN et l'Union européenne partagent les tâches. Le partage des tâches n'existe pas théoriquement ; il est réel. Il se fait au coup par coup, pas tellement sur des zones géographiques, même si, comme l'indiquait tout à l'heure Camille Grand, il est clair que la France – elle n'est pas la seule – n'a jamais vraiment souhaité que l'OTAN s'engage en Afrique. D'ailleurs, nos partenaires de l'OTAN ne le souhaitent pas trop non plus, mais surtout sur une question de niveau d'intensité. À partir d'un certain niveau d'intensité des combats potentiels, il est clair que l'Union européenne n'a pas les moyens d'agir. Seule l'OTAN peut le faire. Finalement, l'argument essentiel est toujours le même. Les Américains ont-ils envie ou non de s'impliquer dans l'aventure qui arrive ? Si les Américains ont envie de s'impliquer, l'OTAN se mobilisera ; s'ils n'ont pas envie, on laissera éventuellement faire l'Union européenne.
De manière très concrète et pratique, j'en reviens au coup par coup et au pragmatisme qui doit être toujours de mise dans ces affaires-là. Aujourd'hui, qui combat avec nous dans le Sahel, l'opération Barkhane ? Clairement, les Américains sont derrière nous, à la fois pour des questions de renseignement et de soutien des drones, les Britanniques, qui ont mis à notre disposition un détachement d'hélicoptères lourds, et quelques Estoniens, ce qui en soi n'est pas neutre. Le reste, c'est quoi ? C'est l'Union européenne, mais exclusivement dans des missions de formation, pas de combat. Peut-on construire l'Europe dans l'OTAN à travers le pilier européen ? C'est une question qui revient régulièrement. C'est une idée qui a toujours été soutenue par la majorité de nos partenaires européens. La réponse à mon avis est très simple, c'est non. Nous ne pouvons pas construire un pilier européen dans l'OTAN. Pourquoi ? Parce que quand un pays fournit 50 % des ressources et 70 % des moyens, il est légitime qu'il exerce son leadership. Je crois honnêtement que la France, si elle était dans la position actuelle des États-Unis, ferait bien pire que les États-Unis en matière de tutelle. On ne construira jamais contre les Américains un pilier européen dans l'OTAN.
Si les Américains quittent l'OTAN, nous ferons face à leur désengagement. À ce moment-là, nous serons bien obligés d'essayer de construire quelque chose en Europe, mais personnellement, je ne crois pas qu'aujourd'hui les États-Unis, même avec M. Trump, aient l'intention d'abandonner cet outil qui est pour eux malgré tout un gage de sécurité. La sécurité de l'Europe continue de les intéresser, même si leur priorité est d'ailleurs. D'autre part, ils y trouvent leur intérêt ne serait-ce que dans le domaine des exportations d'armement.
Sortir la France de l'OTAN, oui, peut-être d'un point de vue politique, mais d'un point de vue militaire, cela nous poserait des problèmes considérables ; il ne faut pas s'y tromper. L'interopérabilité, c'est-à-dire notre capacité d'agir avec nos partenaires et nos alliés, passe par là. Ce n'est pas au sein de l'Union européenne que nous construisons notre capacité à agir ensemble avec nos alliés. C'est au sein de l'OTAN. L'OTAN seule a les capacités de nous permettre d'agir avec les autres. Ce qui veut dire que la France serait condamnée à un grand isolement militaire sur le terrain.
Les accords entre le Royaume-Uni et l'Union européenne ont été discutés, mais jamais vraiment négociés jusqu'à présent puisque le problème du « Brexit » n'est pas encore réglé. Il n'est pas possible de signer d'accord sur les questions de défense avant ce « Brexit ». Quel est le problème ? Ce que souhaite le Royaume-Uni, c'est garder un pied dans l'Union européenne pour tout ce qui concerne cette politique commune de sécurité et de défense. Cela veut dire avoir un observateur au comité politique de sécurité, avoir un observateur au comité militaire, avoir des officiers intégrés dans l'état-major de l'Union européenne, avoir une position d'observation à l'Agence européenne de défense, dans l'ensemble du mécanisme de l'Europe de la défense. C'est précisément ce que nous avons toujours refusé à la Turquie. Quand l'Union européenne tentera de réaliser cet accord avec le Royaume-Uni – j'espère qu'elle le tentera, parce qu'il y a une autre tentation que l'on connaît bien au sein de l'Union européenne, c'est de se dire : « après tout, ces gens-là nous ont posé des problèmes sans arrêt pour notre politique commune de sécurité et de défense, il n'y a aucune raison pour que l'on ne se réjouisse pas de les voir partir » ; or, compte tenu de ce qu'est le Royaume-Uni, compte tenu de sa vision, de sa capacité à agir et de sa volonté d'agir, écarter à l'avenir de l'Union européenne le Royaume-Uni dans ce domaine précisément, à mon avis, serait une erreur fondamentale – ce ne sera pas facile du tout et la Turquie fera certainement tout pour empêcher que nous arrivions à cet accord.
On a évoqué les conséquences militaires et sécuritaires du changement climatique ; c'est un sujet qui est étudié à l'OTAN bien sûr, mais surtout au niveau de l'Union européenne. Il ne faut jamais oublier que l'Union européenne et l'OTAN ne sont pas des organisations de même nature. L'Union européenne est d'abord un instrument politique et économique. Quand on parle des changements climatiques, les conséquences, y compris dans le domaine de la défense et de la sécurité, sont multidimensionnelles. L'Union européenne à cette capacité unique que n'a pas l'OTAN d'aborder ce problème sous toutes ses facettes. Cela montre bien qu'il nous faut à tout prix, sur des sujets majeurs, continuer à nous appuyer sur l'Union européenne, sans pour autant décider de quitter l'OTAN, ce qui nous causerait de gros problèmes.