Mon objectif est de dresser un portrait de la Russie en tant que puissance et de dire quelques mots de ses représentations géopolitiques, c'est-à-dire du « paysage mental » de ses dirigeants. L'école française de géopolitique accorde beaucoup d'importance aux représentations géopolitiques de la Russie et à ses façons de voir le monde. Nous pourrions dire que les perceptions et les représentations sont la moitié de la réalité. Je vais également dresser les lignes de force de ce que j'appellerai « la grande stratégie russe », un idéal type en quelque sorte, nécessairement simplificateur par rapport à une réalité qui est riche, complexe et mouvante.
Je vais procéder en trois points. En premier lieu, je m'efforcerai de qualifier la Russie, comme puissance eurasiatique. Mon deuxième point consistera à questionner l'existence et la réalité d'une « grande stratégie » russe. Troisième et dernier point : les contraintes qui pèsent sur cette grande stratégie. En effet, il y a des objectifs, une représentation du monde qui englobe ces objectifs, et une question de moyens. Souvent, il existe un écart entre les objectifs proclamés et affichés d'un côté, et les moyens de l'autre.
Commençons donc par la Russie : puissance eurasiatique. La Russie n'est pas un acteur parmi d'autres, c'est une puissance au sens classique du terme, un État qui est capable d'imposer sa volonté à d'autres États, avec de solides assises géographiques, historiques, militaires et économiques. La Russie n'est pas simplement une puissance régionale – comme Barack Obama l'avait dit, il y a quelques années –, c'est une puissance d'envergure mondiale. Il suffit de prendre la carte de la Russie pour voir qu'entre l'Arctique au nord, le monde arabo-musulman au sud, la Chine à l'est, l'océan Pacifique, et le monde atlantique à l'ouest, la Russie touche à toutes les zones. On aime à dire qu'elle est incontournable et généralement, cela sert d'argument d'autorité. À mon sens, c'est un truisme, nous nous heurtons régulièrement à la Russie et cela va de soi qu'elle est incontournable.
S'il fallait qualifier cette puissance, je dirais que c'est un empire postmoderne. En matière de droit public, le terme « empire » n'est aujourd'hui plus utilisé, mais lorsque nous regardons les choses du point de vue de la géohistoire, de la psychologie des profondeurs, des mentalités, il me semble qu'il faut réutiliser ce terme et ce concept d'empire. D'ailleurs, sur le plan historique et historiographique, depuis une dizaine d'années, toute une école redécouvre la notion d'empire en se concentrant notamment sur les grands empires eurasiatiques à cheval sur deux mondes ou plus exactement qui constituent un troisième monde entre l'Europe et l'Asie. Nombre de penseurs et de responsables politiques russes ne cessent de proclamer que leur pays est un empire eurasiatique. Si nous replaçons cela dans la longue durée, il faudrait remonter jusqu'au panslavisme, à Constantin Leontiev et quelques autres. Cela nous place dans le dernier tiers du XIXe siècle jusqu'au néo-eurasisme incarné aujourd'hui par Alexandre Douguine. À mon sens, l'eurasisme n'est pas une simple superstructure idéologique. Je n'ai certainement pas une approche de type marxiste, où les idées seraient le reflet de la base productive. Le néo-eurasisme est une véritable conception du monde, une représentation géopolitique globale qui exprime un certain nombre de réalités sur la Russie et qui sert de cadre général au projet géopolitique russe. Cette vision du monde est à la fois un prisme et une matrice.
J'en viens maintenant à la question de l'existence et de la réalité d'une grande stratégie russe. Pour mémoire, la grande stratégie est la partie haute de la stratégie, celle qui intègre les différents vecteurs de puissance à disposition de l'État. Elle est mise en œuvre et cherche à faire concourir les différents moyens de force au service d'objets géopolitiques précis. Cela renvoie à un grand dessein. Cette grande stratégie, nous pourrions l'approcher à travers par exemple, la doctrine Guérassimov, les notions de guerre de l'information, de guerre irrégulière, de guerre hybride. Certains de ces concepts sont un peu élastiques et ne sont pas toujours utilisés de manière rigoureuse. Côté russe, une acception littérale et extensive du terme « guerre de l'information » domine de sorte que, finalement, lorsque l'on comprend ce qu'ils entendent par « guerre de l'information », on est déjà aspiré par la partie haute de la stratégie. La notion de guerre irrégulière est peut-être plus juste que celle de guerre hybride, avec l'effacement de la distinction entre guerre et paix, l'idée que le monde est en permanence dans une situation hybride de guerre et de paix, dans un état de conflit permanent. Là encore, nous remontons vers la partie haute de la stratégie, ce que l'on nomme « la grande stratégie ».
L'objectif global est la restauration de la puissance russe à l'intérieur des limites de l'ex-Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), conformément à la doctrine de l'étranger proche, qui date d'avant Poutine. Elle a commencé à être énoncée à partir de 1992-1993 et dès 1993, Eltsine l'a reprise à son compte.
Reste qu'un autre espace plus large n'est pas encore suffisamment pris en compte par les Occidentaux dans l'analyse qu'ils font de la stratégie russe. Pendant longtemps, en France, il était question de l'Europe « de l'Atlantique à l'Oural ». Depuis quelques mois seulement, nous avons intégré le discours russe sur l'Europe « de Lisbonne à Vladivostok ». Mais les déclarations d'un certain nombre de politiques, de chercheurs ou de penseurs russes se réfèrent encore plus volontiers à un grand espace allant de Lisbonne à Tokyo, à Shanghai, voire à Djakarta. Vladimir Poutine, à Saint-Pétersbourg en juin 2016, a dit que le grand objectif de la Russie était un grand partenariat eurasien, ouvert à tous les États de l'Asie et d'Europe. Il ne raisonne pas, loin s'en faut, en termes d'Europe. Cette idée a été reprise par un chercheur influant, Sergueï Karaganov, l'année suivante. Dans un texte de 2017, il définit la Russie comme un centre de pouvoir « atlantico‑pacifique ». Dans ce texte, il explique que l'espace de référence de la Russie s'étend de Lisbonne à Tokyo, à Shanghai. Et plus récemment, dans un texte publié début octobre 2019, Sergueï Lavrov indique que la priorité de la Russie est un vaste espace qui s'étend de Lisbonne à Djakarta. Cela permet de préciser les cadres de référence de cette grande stratégie russe.
Il convient enfin de prendre en compte les moyens ; cela ne fait pas tout d'afficher des objectifs et de les inscrire dans une vision globale du monde. En France ou ailleurs, nous martelons souvent que le long terme et la « corrélation des forces » – pour parler comme les Soviétiques d'autrefois – ne sont pas favorables à la Russie. L'accent est mis sur les faiblesses démographiques, sur l'absence de réformes économiques, sur l'économie de rente, une économie fondée avant tout sur l'exportation de produits énergétiques et de produits de base, sur l'absence de réformes structurelles, incompatibles avec le système de pouvoir. Le risque que la Russie semble courir est celui de l'hypertrophie impériale. Tout cela doit être pris en compte, mais un certain nombre d'autres facteurs ne doivent pas être négligés.
Tout d'abord, la vision des hommes qui dirigent la Russie est une vision que nous pouvons juger fruste mais elle est robuste, cohérente et offre un cadre de pensée pour agir dans et sur le monde. La vision globale russe est peut-être plus cohérente que celle des Occidentaux, un peu en proie à ce que l'on appelle la postmodernité, la déconstruction, etc.
Un autre élément à prendre en compte est la force des passions qui sous-tendent cette vision du monde : un aspect souvent négligé, parce que nous avons une vision très rationaliste de la science politique et des relations internationales. Nous voudrions que l'État soit le plus froid des monstres froids ! Or il faut prendre en compte les hommes de l'État, pas uniquement l'État comme machine au sens de Hobbes. Le ressentiment et le revanchisme qui animent les hommes de l'État sont des moteurs extrêmement puissants. Pierre Hassner, auteur français disparu il y a peu, a travaillé sur le rôle des émotions en politique internationale et en géopolitique.
Par ailleurs, la détermination et l'esprit de suite qui se traduisent par une audace tactique ne sont pas à négliger. En effet, une succession de coups tactiques peut modifier progressivement le rapport des forces. Il suffit de se reporter une quinzaine ou une vingtaine d'années auparavant, pour voir les projections faites à cette époque. Lorsque nous examinons où en est la Russie aujourd'hui, le fait est qu'elle nous étonne et d'une manière qui a très largement dépassé les cadres d'interprétation qui dominaient.
Les alliances qui ont pour objectif de compenser un déficit de puissance doivent être également prises en compte. Bien que respectant une arithmétique progressive, ces alliances existent. À mon sens, il serait erroné de voir la Russie comme une puissance solitaire. Ses alliances avec l'Iran et en Syrie sont importantes, puisque lorsque l'on opère ensemble à la guerre, il s'agit bel et bien d'une alliance.
Il existe également une forme d'alliance avec la Chine populaire. Cela a souvent été nié au nom d'une vision très restrictive de ce qu'est une alliance, mais cela commence à changer. L'OTAN était devenue l'archétype de l'alliance par excellence, avec un article 5 en bonne et due forme, une structure extrêmement formelle, un préambule avec une profession de foi civilisationnelle. La Russie n'a rien signé de tel avec la Chine, mais si l'on se reporte à ce qu'est une alliance de la manière la plus descriptive qui soit, phénoménologique, une alliance est une association d'intérêt en vue d'établir un rapport de force favorable à renforcer sa position stratégique, avec des fins d'acquisition et de conservation. Il n'est pas écrit qu'il doit y avoir un article 5, une clause de défense collective rédigée en bonne et due forme et tout un cérémonial autour d'une alliance. D'ailleurs, si nous appliquions ces critères d'appréciation, beaucoup d'alliances au fil de l'histoire ne devraient plus être considérées comme telles.
Par ailleurs, les liens sino-russes sont étroits, robustes et s'étendent sur le champ militaire, avec des ventes de S-400 ou de Soukhoï Su-35. En octobre 2019, lors de la conférence Valdaï, Vladimir Poutine a même annoncé la vente d'un système d'alerte antimissile. Ce sont des équipements extrêmement sensibles et lors de cette conférence, lui-même a utilisé le terme d'alliance. En 2008, nous parlions d'axes de convergence, ensuite, nous avons commencé à parler d'entente, aujourd'hui, il faut parler d'une véritable alliance qui repose sur des convergences profondes, sur une communauté de ressentiments à l'encontre de l'Occident. Nous retrouvons le rôle des passions dans la politique internationale et puis, de part et d'autre, mais peut-être avant tout du côté chinois, le sentiment que l'avenir est ouvert ou plutôt que leur heure a sonné, avec en toile de fond un déplacement des équilibres de puissance et de richesses vers l'Asie. C'est à mon sens un mouvement de fond.
Pour conclure, l'idée essentielle est qu'il convient de prendre la Russie au sérieux, en tant que puissance. Vladimir Poutine doit être pris au sérieux. Jusqu'à quatre ou cinq ans auparavant, le projet politique de Poutine a été sous-évalué, avec beaucoup de méprises au sujet des intentions du Kremlin. Dans un premier temps, la vision de la Russie était celle d'une grande Pologne qui devait faire une transition politique et économique un peu plus longue et un peu plus difficile, mais les choses iraient dans le bon sens.
Dans un deuxième temps, l'impression dominante était celle d'une Russie réductible à un état mafieux, avec des dirigeants guidés avant tout par le souci de s'enrichir, par le luxe, et avec l'idée que s'ils maniaient une rhétorique à caractère nationaliste et impérialiste, c'était uniquement pour satisfaire et manipuler l'opinion publique.
Aujourd'hui, la Russie a une véritable volonté de puissance. Est-ce que nous la surestimons ? C'est un peu l'esprit qui domine dans un certain nombre de propos en France, avec les multiples rappels que le produit intérieur brut (PIB) de la Russie est équivalent à celui de l'Italie ou de l'Espagne. Cela étant, la géopolitique n'est pas réductible à un exercice de macroéconomie ou de comptabilité publique, et la référence au long terme ne doit pas servir d'espace de fuite. De nombreuses choses peuvent se produire dans l'intervalle y compris beaucoup de dégâts.