Intervention de Mathieu Boulègue

Réunion du mardi 3 décembre 2019 à 17h35
Commission de la défense nationale et des forces armées

Mathieu Boulègue, Research Fellow – Russia and Eurasia Programme – Chatham House – The Royal Institute of International Affairs :

Je vais prendre la première question, puisqu'elle m'est directement adressée. L'étude des relations russo-chinoises est un nouveau tournant, car vous avez des experts russes et des experts chinois. Le mélange des deux est assez compliqué, car il faut parler les deux langues, être des deux côtés. De ce fait, nous avons généralement une compréhension assez erronée de la nature même des relations sino-russes et de l'impact que cela peut avoir sur l'Occident, notamment contre nos intérêts.

Du point de vue russe – je ne peux pas parler du point de vue chinois, n'étant pas spécialiste de la Chine – la Chine est comprise à la fois comme une menace et une opportunité. Une opportunité, parce que la Russie comprend bien qu'elle doit faire avec la Chine, par ce différentiel de puissance à la fois économique et potentiellement militaire, mais elle devra potentiellement faire contre et se positionner vis-à-vis de ce nouvel environnement géoéconomique et géotechnologique, dans lequel la Russie n'a pas grand-chose à apporter. Cela suscite des craintes à l'heure actuelle comme : « La Chine va nous envahir dans quelques années », pour les plus extrêmes, ou encore : « Nous allons être dilués par la puissance chinoise et ne devenir que des fournisseurs de matières premières, notamment énergétiques, à la Chine ». Cela explique pourquoi la Russie perçoit comme nécessaire la résurgence de sa puissance non conventionnelle, parfois militaire, informationnelle, et cette influence même « civilisationnelle », pour contrer en partie la Chine.

La carte des déploiements russes en Afrique, en Amérique latine et en Asie est un calque de la carte des intérêts chinois. Dans son étranger lointain, Moscou garde un œil sur les déploiements de la Chine et fait en sorte d'être en concurrence sur les parts de marché que la Chine pourrait s'approprier. C'est une forme de concurrence géoéconomique pour l'instant, notamment parce que les vecteurs sont complètement différents ; la Chine a recours à des vecteurs économiques ; la Russie utilise différents vecteurs de coopération militaire, comme les sociétés militaires privées, les bases et les contrats d'armement. Cela étant, aujourd'hui, n'importe quel dirigeant russe est à la fois pro et anti Chinois, parce que la Russie ne peut pas se permettre de choisir entre une coopération avec l'Occident ou une coopération avec la Chine, contre l'Occident ou contre la Chine.

Quelle menace cela peut-il représenter pour nos intérêts ? Il est légitime de penser que réinsérer la Russie dans l'architecture de sécurité européenne serait un rempart contre les visées chinoises, car la Russie est directement aux frontières de la Chine. Cependant, il faut arrêter de partir du principe que l'Occident va pouvoir apporter quelque chose à la Russie contre la Chine ou que la Russie a besoin de nous pour gérer la relation avec Pékin. Cela serait partir d'un constat de faiblesse.

Aujourd'hui, le choix de la Russie n'est pas arrêté. S'il y a quelque chose à retenir de cette fin de phase de transition post guerre froide, c'est l'essor de la Chine comme puissance et la transition d'un monde géopolitique – dont la Russie est l'un des derniers plus grands protagonistes – vers un monde géotechnologique et géoéconomique, dans lequel elle souhaite continuer à peser pour les années, voire les décennies, à venir.

Le missile Kinjal a déjà été déployé en Syrie, notamment. Logiquement, le système devrait rentrer en service opérationnel, en tout cas pour les premières unités, sur les MiG-29, à partir de 2020, soit 2021 ou 2022, puisqu'il y a toujours du retard. Cela dépendra de la capacité de la chaîne de production à assurer la continuité de la production et l'entretien opérationnel. Les tests ont été réalisés en Arctique, mais cela n'est pas significatif. En effet, la Russie n'a pas l'intention de démarrer un conflit dans l'Arctique. Au contraire, elle a besoin d'éloigner l'attention et toute tension militaire de l'Arctique, pour les concentrer notamment sur les lignes de communication nord-atlantique et garantir son droit de regard sur la mer baltique – ce qui a un impact direct pour l'OTAN.

Quant au Kinjal, c'est un missile quasi hypersonique, c'est-à-dire qu'il atteint sa vitesse maximale après déploiement. Cela représente effectivement un avantage tactique en première frappe. Cela dit, les systèmes de défense américains et chinois sont des réponses asymétriques à cet avantage tactique. Ce n'est pas un missile stratégique. La portée du missile n'est que la portée de l'avion qui porte le missile. Or aujourd'hui, un avion est plus facile à descendre qu'un missile quasi hypersonique.

Sur la maison commune, il s'agit d'une très bonne remarque. Je dirais même que Vladimir Poutine a écrasé la maison commune avec un tank et que nous en payons aujourd'hui les conséquences.

En ce qui concerne le dialogue stratégique, le problème est qu'il doit avoir des intérêts et des buts stratégiques. Or aujourd'hui, la Russie n'a pas d'intérêt à partager des objectifs ou à coopérer avec l'Occident. L'intérêt de la Russie est éventuellement d'abaisser les tensions au niveau tactique en matière de gestion quotidienne, notamment militaire, entre les différentes armées, parce que des erreurs tactiques ou des accidents peuvent toujours se transformer en escalade de la violence. Nous avons effectivement un rôle à jouer en la matière, pour forcer la Russie à adopter des comportements irréprochables, ou en tout cas acceptables, en temps de paix. En effet, il est inacceptable que la Russie puisse brouiller des communications GPS en temps de paix, comme cela a été le cas dans le Finnmark norvégien ou en Finlande, lors des exercices Trident Juncture l'année dernière. La Russie devrait être tenue responsable de ce genre de comportement pour éviter les erreurs tactiques ou un somnambulisme vers une escalade de la violence. Ce sont des intérêts avant tout opérationnels et tactiques, et non de grands buts stratégiques pour discuter d'équilibre dont la Russie n'a pas envie de discuter. Il faut encore une fois arrêter de partir du principe que la Russie a envie de discuter de ces mesures de rétablissement de la confiance. Aujourd'hui, elle se complaît à cette pression, à l'accepter, à l'intérioriser et à devenir cette forme de « dark power » contre l'Occident.

Il faut effectivement renforcer le partenariat oriental, mais avec deux préconditions. La première est de ne plus en confier la gestion à des États qui ont véhiculé une image particulièrement anti-russe du partenariat oriental. Lorsqu'il a été mis en place, la gestion du partenariat oriental a été donnée à la Pologne, aux États baltes et à la Suède, qui ont pour toutes les raisons historiques et culturelles que nous connaissons, un sentiment anti-russe, qui ne vise pas que les dirigeants de la Russie. Il faut reprendre ce partenariat en nous demandant ce que nous voulons faire avec la Russie, dans ce format supplémentaire de gestion européano-russe.

Les préconditions vis-à-vis des États récipiendaires du partenariat oriental devraient être davantage strictes et claires. En dépit de toutes les bonnes intentions que l'on reconnaît à l'ancien gouvernement réformateur de Moldavie, il n'est pas question d'offrir de l'assistance gratuite et sans condition au gouvernement Dodon, par exemple, ou même à l'Azerbaïdjan, avec toutes les pratiques politiques que nous connaissons de ce régime. Ces préconditions étaient présentes sur le papier, lorsque le partenariat oriental a été créé, mais n'ont pas vraiment été appliquées.

Le budget de défense et de coopération militaire ne s'est pas contracté, il reste à mesure. Le problème est qu'en Occident, nous mesurons le budget de défense russe en dollars. Effectivement, le budget de défense russe est 2,5 fois moins important que le budget américain. Cependant, l'armée russe n'achète pas de char ou de systèmes de missile en dollar, mais en roubles. En parité de pouvoir d'achat, le budget de la défense russe correspond aux besoins des forces armées, puisque le budget de la défense est la priorité numéro un du gouvernement. Le budget est globalement réalisé autour du budget de la défense russe : d'abord, les forces stratégiques, le reste de l'armée ensuite, pour nourrir le complexe militaro-industriel, et après, peu importe. Tous les deux ans, le budget russe est globalement indexé selon la part du budget militaire, ce dont les forces armées vont avoir besoin selon le cycle d'acquisition d'armement actuel, et la somme restante est pour le reste de l'économie. De ce fait, le budget de défense est à la fois nécessaire et suffisant. Il faut regarder la façon dont les armements rentrent en capacité opérationnelle active et la façon dont ils peuvent être potentiellement une menace à nos intérêts, sans forcément surévaluer les capacités militaires de la Russie.

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