Je vous remercie d'avoir fait référence à la vision européenne et d'avoir rappelé le fait que nous ne sommes pas seuls en Europe. Ce n'était pas le sens de mes propos. Il y a bien évidemment nos partenaires d'Europe de l'Est, de Pologne, des pays baltes qui ont des intérêts différents. Cela rejoint d'ailleurs votre question sur ce qui est le plus menaçant : la menace ou la peur de la menace. Cette question est légitime et nous autres, Français, sommes dans une situation d'entre-deux, notamment avec les propos récents du président Macron. Nos alliés d'Europe de l'Est, les Polonais et les Baltes en tête, ont une histoire plus que tumultueuse avec la Russie. Pour eux, notamment pour les Baltes et pour nos amis estoniens en particulier, la menace russe est aussi une ressource politique pour se placer au sein de l'alliance atlantique.
Je vais prendre un exemple très concret. La grande cyberattaque de 2007 contre les infrastructures estoniennes a été vécue comme une catastrophe en Estonie. Ce pays s'est construit depuis la fin des années 1990 comme un pôle technologique, une sorte de Singapour de la Baltique, où beaucoup de choses étaient dématérialisées, où le Wifi était présent dans les bus dès 2007, et d'un coup, tout s'arrête pour une histoire de mémorial de l'Armée rouge que l'on déplace du centre-ville de Tallinn vers la banlieue. Cela a été considéré par les Russes comme un acte de forfaiture terrible, là où une partie des Estoniens considèrent que l'Armée rouge était une armée d'occupation et non une armée de libération. Quoi que nous en pensions, le fait est qu'après la cyberattaque de 2007, l'Estonie, qui venait de rentrer dans l'OTAN, a eu un boulevard devant elle pour devenir le pôle d'excellence cyber de l'Alliance atlantique. Ce sont eux qui hébergent aujourd'hui le centre d'excellence de cyberdéfense coopérative de l'OTAN (CCDCOE). Ils se sont placés comme un maillon central du dispositif de cyberdéfense de l'Alliance atlantique. D'une certaine manière, la menace russe les a servis, parce qu'ils sont en première ligne et qu'ils ont une minorité russophone qui, bien évidemment, lit les médias édités par Moscou, regarde les fils d'actualité de Yandex – l'équivalent russe de Google Actualités. Nous savons que les algorithmes ont été plusieurs fois manipulés et qu'ils peuvent encore l'être pour mobiliser des populations contre le pouvoir estonien.
Le phénomène des sociétés militaires privées russes est assez nouveau compte tenu de son ampleur. Des tentatives assez malheureuses de création de SMP russes ont eu lieu, notamment un groupe qui s'appelait Slavianski Korpus, le « corps slave », qui a été actif en Syrie aux alentours de 2015, avant que l'État russe ne s'y investisse concrètement. Aujourd'hui, quelques acteurs maîtrisent totalement ce marché, qui est un marché captif et qui, en Russie, répond au système de ce que l'on appelle le Gos-zakaz, « la commande d'État » en russe, des marchés publics qui impliquant des rétro commissions, à l'origine d'un cycle d'enrichissement personnel pour certains acteurs qui remportent toujours les mêmes contrats. Il est intéressant de noter que la SMP Wagner est liée à d'autres entités qui sont en situation monopolistique sur certains contrats de construction avec l'armée russe ou qui sont liées avec les « usines à trolls », actives depuis les manifestations de 2012 mais qui se sont fait vraiment connaître par l'enquête du procureur Mueller du FBI. C'est une espèce de nébuleuse et nous ne savons pas encore exactement comment cela fonctionne. Des enquêtes journalistiques sont en cours. D'ailleurs, des journalistes sont morts en Centrafrique, pour avoir enquêté à ce sujet. Nous avons des informations très parcellaires, mais des magnats de l'entrepreneuriat géopolitique et de l'entrepreneuriat politique commencent à apparaître.
Notre avenir se joue-t-il autour de la mer Noire ? C'est une excellente question. La mer Noire est un peu comme une sorte d'Antilles Baltiques. La Baltique est devenue une région intégrée de coopération où la mer Baltique en tant que telle est devenue un objet de coopération entre les différents États riverains ; rien de tout cela n'est arrivé en mer Noire. Cette zone est particulièrement « crisogène ». La Géorgie est dans une position très complexe, par exemple. La ligne russe est à quelques centaines de mètres de l'autoroute menant de Tbilissi à Gori, la ville natale de Staline. Il suffit aux Russes d'avancer un peu pour couper l'axe principal du pays. C'est vraiment une sorte de couteau sous la gorge. La Géorgie est isolée puisqu'aujourd'hui, par exemple, elle est connectée au reste du monde par un câble qui passe sous la mer Noire et qui ressort en Bulgarie. Demain, si quelqu'un coupe ce câble, il n'y a plus ou quasiment plus d'Internet en Géorgie. Cela pourrait complètement déstructurer et désorganiser toute l'économie du pays, et ce sans tirer un seul coup de feu.