Sur la mer Noire, je voudrais souligner l'importance de la relation entre la Russie et la Turquie. Cela n'est pas nouveau, la Turquie a toujours cherché à marginaliser l'OTAN en mer Noire, parce qu'elle considérait que c'était son propre espace. Dans les années 1990, elle recherchait ce que l'on pourrait appeler une sorte de condominium avec la Russie. Toutes les mesures de réassurance prises après 2014 dans la Baltique n'ont pas eu leur équivalent en mer Noire. Certaines choses ont été faites, mais pas au même niveau, à cause de l'obstacle turc. Après 2015, les Turcs étaient plutôt partants. Ils insistaient sur le fait que l'OTAN devait pleinement prendre en compte la mer Noire, parce qu'ils étaient dans une relation d'hostilité avec la Russie après que l'avion russe fut abattu. Aujourd'hui, ils semblent revenir à une position plus équilibrée.
À propos des pays baltes, je voudrais simplement rappeler que selon Stéphane Courtois, auteur du Livre noir du communisme, plus du dixième de la population des différents pays baltes a été déporté. Il ne faut pas l'oublier, parce qu'à chaque fois nous faisons un peu comme si ces gens étaient des polytraumatisés en disant qu'ils en rajoutent un peu, que « l'hyper‑atlantisme » est la maladie infantile du post communisme, etc. Il est normal qu'ils jouent leurs cartes, qu'ils cherchent à trouver leur propre place à partir de leurs avantages comparatifs dans le dispositif de défense. Cela étant, tout cela s'est passé et ce n'est pas un simple fantasme. Il faut visiter le musée du KGB à Vilnius.
Les conflits dits « gelés » permettent d'installer dans l'esprit l'idée du démembrement d'États en disant : « Attendez, pour l'instant, nous gelons le conflit et nous verrons ensuite ». Cela nous amène à la question des frontières qui n'est pas quelque chose que nous pouvons mettre en balance avec des exportations agroalimentaires. Nous parlons souvent de la structure géopolitique de l'Europe en disant « la vieille Europe » ou « le vieux continent », mais moins de 15 % des frontières datent d'avant 1815, 27 % des frontières des pays membres du Conseil de l'Europe datent d'après la césure de 1989 – 1991, et deux tiers à peu près datent du XXe siècle. La structure géopolitique européenne est récente et fragile. Si nous commençons à accepter le révisionnisme géopolitique, la révision des frontières par la force armée, nous ouvrons la boîte de Pandore et signons un retour au darwinisme géopolitique. Cela peut nous mener loin, à une sorte de guerre de tous contre tous. Il ne faut pas penser que nous sommes si loin que cela du XIXe siècle.
À propos des sociétés militaires privées, « Wagner » devient un terme générique, mais il est vrai que tout cela est très intriqué. Ces personnels s'entraînent sur des terrains de la Glavnoïé Razvédyvatel'noïé Oupravlénié (GRU), la direction générale des services de renseignement militaire russe : ce n'est pas simplement du free enterprise ou du free business, loin s'en faut.
Le différentiel de puissance existe, mais le problème est que chacun se représente le monde sous l'angle d'une subjectivité. Il existe un écart entre le monde tel qu'il est et la vision du monde de chacun. Je vais mettre de côté la situation européenne au plan historique pour éviter tout « point Godwin », et me reporter simplement aux conflits entre les États-Unis et le Japon. Faites une évaluation du poids des puissances respectives du Japon et des États-Unis en 1941, il n'y a aucune commune mesure. Ce conflit ne pouvait pas se produire, dans l'esprit des contemporains : ils pensaient que jamais les Japonais ne seraient assez fous pour déclencher une guerre aux États-Unis ! Et pourtant, cela s'est produit. Du côté russe, on est conscient de ces vulnérabilités, de cette infériorité. Mais l'idée couramment exprimée est que les Occidentaux sont des décadents qui ont peur de la guerre, et que l'art de la guerre et le courage pourront faire la différence, contrebalancer la différence sur le plan économique.
Je ne suis pas un spécialiste de la démographie. Cela étant, Vladimir Poutine a lancé une politique familiale active. Elle a produit des effets dans les premiers temps, mais finalement, cela a simplement accéléré le calendrier des naissances. Il me semble que les indicateurs de fécondité et la natalité en général sont à nouveau à la baisse. Il est vrai qu'il s'agit d'un problème persistant, mais encore une fois, les perceptions et les représentations sont la moitié de la réalité. Si vous allez voir votre médecin, parce que vous entendez des acouphènes, il vous dira : « Non, cela est une pure illusion, cela n'existe pas ». Il ne les entend peut-être pas, mais vous les entendez, c'est une réalité.
Le terme de realpolitik doit apparaître vers 1840. Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir l'attribuer à Metternich, mais cela désigne le plus souvent la politique de Metternich, le chancelier autrichien de l'époque. C'est une politique fondée sur les valeurs. Il y a eu la signature de la Sainte-Alliance par exemple. La realpolitik n'est pas un cynisme sans foi ni loi. Dans la realpolitik, nous devons prendre en compte les valeurs et les conceptions du monde. Les rapports de force entre les différentes unités politiques, les grands espaces et les civilisations se fondent également sur des valeurs et ce n'est pas simplement un rapport de force matérielle. Pour moi, nous pouvons définir le réalisme de différentes manières. Le suffixe « -isme » indique nécessairement une simplification par rapport à la réalité qui est multiple et contradictoire. Si l'on vante le réalisme d'une vision lucide des situations, cela n'est pas réductible à du cynisme.
Pour finir, à quoi Poutine est-il bon ? À mon sens, il nous oblige à prendre le monde au sérieux. J'ai en mémoire des ouvrages de Lipovetsky, comme L'ère du vide, et de quelques autres dans les années 1980. Nous devons nous mettre à la hauteur des défis et des menaces. Nous ne devons pas nous abandonner à la colère parce que Poutine cherche à avancer ici ou là. Il est dans l'ordre des choses qu'il y ait des poussées d'un certain nombre de puissances, mais nous pouvons exercer des contre-poussées. Il conviendrait de renouer avec un certain classicisme, pour dépasser ce débat éternel entre l'idéalisme d'un côté et le réalisme de l'autre.
La francophonie joue peut-être sur la présence de la France en Afrique et sur la volonté de renforcer et de maintenir ces positions. Il s'agit certainement de quelque chose à prendre en compte. Cependant, dans les relations bilatérales entre la France et la Russie, je ne pense pas que cela pèse dans l'évaluation réciproque et le rapport de force.