Intervention de Alice Ekman

Réunion du mercredi 11 décembre 2019 à 9h35
Commission de la défense nationale et des forces armées

Alice Ekman, analyste responsable de la Chine et de l'Asie à l'UISS :

Je vous propose d'établir un panorama des grandes ambitions de Xi Jinping, arrivé au pouvoir depuis 2013. Nous disposons maintenant du recul nécessaire pour mieux identifier et analyser ses ambitions, près de sept ans après son arrivée au pouvoir. J'en identifie cinq, qui sont toutes liées.

Première ambition : la volonté de dépasser les États-Unis d'ici 2050 dans un grand nombre de domaines, c'est-à-dire de s'établir en tant que première puissance, en tant que pays numéro un, première puissance économique, diplomatique, institutionnelle, militaire et technologique, spatiale et normative. La liste est non exhaustive. C'est une ambition à 360 degrés qui n'est pas cantonnée aux domaines militaire, diplomatique ou institutionnel. Xi Jinping parle de grand renouveau de la nation chinoise. Ceci est basé sur la perception à Pékin que la Chine n'a pas occupé la place qui lui est due et qu'il est temps aujourd'hui qu'elle le fasse et qu'elle dépasse des pays qui l'ont anciennement humiliée. Je reviendrai ultérieurement sur la dimension idéologique de cette volonté de dépassement.

Deuxième volonté très claire de la diplomatie chinoise : restructurer la gouvernance mondiale, c'est-à-dire investir dans les institutions internationales. On dit souvent que la Chine serait révisionniste ou voudrait faire table rase des institutions existantes. Bien sûr, c'est faux. Elle investit dans les institutions existantes, par exemple dans un activisme assez virulent et observable au sein des Nations unies. Elle est très présente au sein du G20. Non seulement elle investit dans les institutions existantes et en développe avec son partenaire, la Russie – elle est très active au sein de l'organisme de coopération de Shanghai – mais elle crée aussi de nouvelles institutions. Comme la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures il y a quatre ans. Elle pourrait en créer d'autres. L'un n'empêche pas l'autre. On peut à la fois investir dans les institutions existantes et en créer de nouvelles pour accroître sa capacité d'influence, mieux défendre ses intérêts, comme d'autres pays le font. Pour la Chine, c'est un activisme très important. Cet objectif est le fruit d'une stratégie coordonnée en évaluant dans chaque institution la marge de renforcement de l'influence de la Chine.

Troisième ambition, je cite Xi Jinping : « élargir le cercle de pays amis de la Chine », y compris en proposant des initiatives aux pays alliés des États-Unis. Au sein des institutions multilatérales citées, Xi Jinping et la diplomatie chinoise essaient de rassembler derrière les positions chinoises un nombre croissant de pays, notamment concernant les positions qui sont contestées par d'autres pays. Le 29 octobre 2019, la Chine a réussi à réunir 54 pays pour défendre son action au sein des Nations Unies dans l'hémicycle de la 3e commission des affaires sociales, humanitaires et culturelles concernant le Xinjiang. Une diversité de pays s'est prononcée pour soutenir en termes élogieux la position chinoise dans cette province : la Biélorussie, le Cambodge, le Vietnam ou encore 28 pays africains, dont la Tunisie. La Chine a développé cette initiative en riposte à un groupement de pays notamment menés par le Royaume-Uni et les États-Unis et d'autres pays démocratiques, 23 pays au total, qui condamnaient la politique chinoise dans la province. Il y a une approche « œil pour œil, dent pour dent » qui n'est pas uniquement cantonnée à la rivalité sino-américaine. La Chine essaie de plus en plus de réunir un large cercle de pays, par exemple sur sa position en mer de Chine du Sud. Elle avait réussi à établir une liste assez longue de pays il y a quelques années, lorsque les Philippines avaient fait appel à la Cour de La Haye. Elle pourrait aussi le faire à terme pour Hong Kong ou pour d'autres sujets qu'elle considère primordiaux et sensibles en même temps.

Pour la Chine, l'objectif est de dépasser le système des alliances. Elle est officiellement opposée à ce concept. Les diplomates et les chercheurs chinois disent ouvertement que c'est un système dépassé qui mène à beaucoup d'obligations, qui est coûteux, et qu'il est temps pour la Chine de développer un nouveau type de partenariat de sécurité en Asie-Pacifique et au-delà. Ce partenariat de sécurité est ouvert à tous, y compris à des alliés des États-Unis. Cela peut créer des tensions au sein de l'Alliance. C'est une proposition très flexible et assez ambiguë parce que la Chine ne crée pas d'équivalent de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) ou une Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) d'Asie-Pacifique, mais des rassemblements formels ou informels. Elle propose des initiatives et en fonction des positions des pays, considère tel ou tel pays comme un ami ou pas. À terme, il faudrait que ce cercle de pays amis soit plus important que le groupe des alliés. En tout cas, elle espère qu'une diplomatie comptable payera à terme en réunissant un maximum de pays ; il n'y a pas de petit ou de grand pays dans cette diplomatie. À l'Organisation des Nations Unies (ONU) ou dans d'autres enceintes, le nombre pèse, et elle joue sur cette asymétrie.

Au cœur de ce cercle de pays amis, très clairement, se trouve la Russie. Je n'ai aucun problème pour dire devant vous que le rapprochement Chine-Russie est plus fort, plus solide que nous l'avions estimé en 2014 quand la Russie se tournait vers l'Est dans un contexte de sanction. Clairement, aujourd'hui, ce n'est pas qu'un mariage d'intérêts. Bien sûr, il y en a, mais il y a aussi des exercices militaires conjoints que les deux pays ont conduit en mer Méditerranée en mai 2015, en mer de Chine du Sud en septembre 2016, en mer Baltique en juillet 2017, en Sibérie en septembre 2018, ou encore en Asie centrale plus récemment, en septembre 2019. Si je fais cette liste-là, c'est pour mettre en perspective la tendance générale qui est observable à différents niveaux. Au niveau militaire, la Russie aide la Chine à développer un système d'alerte antimissile, comme l'a confirmé le président russe en octobre 2019.

En parallèle, les dirigeants chinois et russes développent des partenariats économiques au-delà du secteur traditionnel de l'énergie. Cela inclut les secteurs technologiques, avec Huawei qui est décrié aujourd'hui par les États-Unis. Huawei arrive à se développer sur le territoire russe, notamment pour développer le réseau 5G. Nous pourrions lister d'autres éléments qui mettent en évidence ce rapprochement Chine-Russie, par exemple les éléments institutionnels, leur présence au sein de la coopération de Shanghai, et de manière générale, leur vision des crises internationales. Finalement, leurs positions ne sont pas similaires, mais compatibles, sur l'Iran, le Venezuela, la Corée du Nord, le Soudan, la Syrie. J'ai du mal à identifier un point de tension dans le monde sur lequel les deux pays sont opposés. Même si nous essayons de souligner une compétition potentielle en Asie centrale, en Arctique, nous voyons davantage de coopération que de compétition. Cela pourrait évoluer, mais il faut considérer que le monde est restructuré en fonction d'une rivalité Chine-États-Unis très forte, mais aussi d'un rapprochement Chine-Russie qui l'est tout autant dans ce contexte.

Quatrième ambition : la volonté de promouvoir un modèle économique et politique à l'étranger. Même si la Chine n'utilise pas le terme de « modèle chinois » – sa diplomatie publique préfère employer les termes de « solution » ou « d'exemple » ou « d'expérience chinoise pour le monde » – le positionnement est le même. Les discours évoluent sur ce sujet et elle déclare à un nombre croissant de pays qu'ils sont les bienvenus pour apprendre du système de réforme chinois, du système de planification chinois, de la façon dont la Chine s'est développée très rapidement au cours des dernières décennies. Ce n'est pas uniquement un renforcement du discours sur cette expérience chinoise qui valorise les capacités de développement économique de la Chine. Ce discours est aussi accompagné par des actions, telles que des programmes de formations à destination des hauts fonctionnaires et diplomates de pays en développement, notamment de pays africains. Pour citer un titre, la Chine a proposé en octobre un programme de formation intitulé « L'expérience de la Chine, le système social et les politiques publiques de la Chine ». Quelles que soient les retombées de ce type de programme, nous pourrions citer d'autres initiatives qui montrent que la Chine souhaite réellement se positionner comme une référence pour le monde en développement et émergent. Elle le fait de manière assez active, à la fois par une communication et par des actions de type programmes de formation, mais aussi en développant des infrastructures. Bien sûr, le développement du projet des nouvelles routes de la soie a des motivations économiques, mais de facto, en développant des zones économiques spéciales d'une structure particulière d'influence chinoise, en développant des « smart cities », des villes intelligentes en anglais, sur le modèle des villes qui sont développées en Chine, la Chine oriente consciemment ou inconsciemment, certains gouvernements étrangers vers une structuration de leur territoire qui est d'influence chinoise. La Chine exporte ce qu'elle sait le mieux faire. Elle le fait à partir des cas qu'elle a développés sur son propre territoire.

Cinquième volonté : celle de s'établir comme une puissance de référence en devenant une puissance normative et en se positionnant, non seulement comme un marqueur de puissance en investissant dans des classements, dans des agences de notation, dans les normes, dans les standards, mais également en redéfinissant les termes du débat international. La Chine parle de droits de l'Homme, d'État de droit, de multilatéralisme, de libre-échange, de mondialisation. Souvenez-vous du discours de Xi Jinping à Davos il y a quelques années ! De plus en plus, elle utilise le même discours que la diplomatie française ou d'autres diplomaties européennes ou la diplomatie américaine, mais la signification n'est pas du tout la même. La Chine considère qu'elle est tout à fait en droit de redéfinir les termes utilisés par les puissances jusqu'à présent installées. C'est aussi une volonté de devenir une puissance normative dans le domaine lexical qui a des conséquences, notamment en termes de signature de déclarations conjointes, de communiqué conjoint, etc., sur les termes du débat qui ne sont plus du tout clairs et parfois sources de malentendus.

La Chine a-t-elle les moyens de ses ambitions ? Oui et non. Oui, si nous regardons ses ressources, l'augmentation du budget de la défense, la double augmentation du budget de la diplomatie chinoise entre 2011 et 2018 – la Chine vient de devenir le premier réseau diplomatique au monde d'après le nombre de représentations à l'étranger –, au regard aussi du dynamisme de cette diplomatie qui est professionnelle et qui peut donc s'appuyer non seulement sur des ressources financières importantes, mais aussi sur des ressources humaines importantes et bien formées. C'est une diplomatie insistante. Elle propose et repropose jusqu'à ce que les intérêts puissent être portés dans différentes enceintes. C'est une méthode non négligeable parce que souvent, elle porte ses fruits. Elle a également les moyens de son ambition à l'égard de ses capacités technologiques. Nous parlons beaucoup des réseaux 5G. Nous pourrions mentionner la position de la Chine dans le secteur des drones, de l'intelligence artificielle (IA), des « smart cities » et d'autres secteurs et des technologies duales qui peuvent aussi avoir un usage militaire. La Chine a également les moyens de ses ambitions au vu de sa capacité de centralisation et de coordination de la politique étrangère. Une fois qu'une décision a été prise par Pékin, elle est mise en place par une diversité d'institutions, de canaux diplomatiques ou autres (médias, chercheurs, associations de l'étranger) ; une communication très coordonnée qui fait qu'à un moment ou un autre, le message est repris et même intégré dans les institutions internationales. Le fait que la Chine ait réussi à populariser le terme de « nouvelles routes de la soie » si rapidement est un succès en termes de communication.

Cette forte centralisation présente aussi des limites. C'est une force et une faiblesse. Cette diplomatie est finalement assez mécanique et de plus en plus prévisible. Elle fonctionne par motifs récurrents. Lorsque le gouvernement central a décidé d'une chose, nous allons retrouver la même approche d'un pays à l'autre. Face à la diplomatie d'un pays, elle va essayer de faire signer un Memorandum of Understanding (MoU) sur les nouvelles routes de la soie. Elle va faire de même avec le pays voisin le lendemain. Quand elle a décidé en 2000 de développer la diplomatie sous-régionale, de créer des forums régionaux, elle en a créé régulièrement sur tous les continents de la planète. Il y a eu le forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) en Afrique en 2000, le forum des pays d'Europe centrale et orientale en 2012, et la liste est longue dans cette période-là. Cette diplomatie par motifs récurrents est contrainte. Elle résulte d'une forte centralisation, mais aussi d'un durcissement politique en Chine, puisque les diplomates disposent aujourd'hui d'une marge de manœuvre réduite et sont de plus en plus cantonnés à répéter les mêmes éléments de langage, freinant parfois la mise en application des priorités annoncées par Xi Jinping, y compris la mise en place des nouvelles routes de la soie.

Néanmoins, je nuancerai ces limites. La Chine parvient à rassembler un grand nombre de pays. Au sommet des nouvelles routes de la soie, premier forum en 2017, elle avait réussi à réunir 29 chefs d'État. En 2019, 37 chefs d'État. Ce n'est pas négligeable. Tout comme le nombre de pays qu'elle arrive à fédérer derrière sa position au Xinjiang. J'ai du mal à recevoir l'argument selon lequel la Chine est isolée, parce que cela ne fait pas écho aux réalités du terrain et aux faits constatés dans les organisations internationales.

Je voudrais poursuivre en citant cinq conséquences, dans ce contexte. En premier lieu, il faut considérer et anticiper l'éventualité d'un découplage économique et technologique mondial. La rivalité Chine - États-Unis est de long terme, d'ici 2050, parce que la volonté de la Chine de s'établir comme puissance est antérieure aux tensions commerciales. C'est une volonté de dépasser les États-Unis. Accords ou pas, signature ou apaisement des tensions ou pas, cette rivalité n'est pas de court ou moyen terme, car les points de tension sont multiples. À terme, nous pourrions même envisager une bipolarisation de la mondialisation si la Chine et les États-Unis réduisaient progressivement leur dépendance économique, ce qu'ils essaient déjà de faire, mais également leur dépendance technologique, ce que la Chine est obligée de faire depuis la liste publiée par l'administration Trump sur certaines entreprises chinoises du secteur. Les États-Unis auraient leurs partenaires économiques, la Chine aurait les siens, tels deux ensembles qui se croiseraient de moins en moins. Ils ne deviendraient pas des blocs totalement déconnectés, car le temps de la guerre froide est révolu. Nous sommes encore au temps de la mondialisation, où les chaînes d'approvisionnement ont besoin d'une certaine interdépendance, mais cette bipolarisation de la mondialisation est une éventualité.

Deuxième conséquence : plus généralement, il est probable que nous entrions dans une atmosphère de guerre froide, même si chaque période est unique et que toute comparaison directe doit être évitée. La dimension idéologique est notable dans la rivalité Chine - États-Unis. Côté chinois, il s'agit d'une approche de riposte systématique : « vous faites ci, nous faisons cela », « vous dites ci, nous disons cela », « vous critiquez ceci, nous critiquons cela ». Vous, « forces occidentales hostiles », pour reprendre le terme chinois, « pendant trop longtemps, vous avez donné des leçons à la Chine. Non seulement ces leçons sont illégitimes, mais maintenant, c'est à nous de vous en donner, aux Nations unies et ailleurs ». Je ne cite pas, je paraphrase ce que j'ai ressenti et entendu depuis que j'étudie ce pays, c'est-à-dire dix ans. La dimension idéologique est visible dans les propos mêmes de Xi Jinping. Il dit en janvier 2013, face aux membres du Comité central : « Nous devons construire un socialisme qui est supérieur au capitalisme et poser les bases d'un avenir où nous gagnerons ces initiatives et occuperons la position dominante. » Xi Jinping se positionne comme un grand penseur du marxisme. Il considère qu'à terme, le capitalisme doit être dépassé selon un modèle différent. La Chine a la responsabilité de promouvoir le socialisme dans le monde. Bien sûr, c'est une nouvelle forme de socialisme ajusté, mais les officiels chinois disent qu'il n'en a jamais existé qu'une seule forme. Aujourd'hui, c'est un socialisme technologique 2.0 que la Chine souhaite promouvoir dans le monde.

Troisième conséquence : dans le contexte présenté actuellement, il ne faut pas considérer qu'un rapprochement avec la Russie serait en mesure de renverser la tendance de rapprochement entre la Russie et la Chine qui est observable depuis 2014 et qui est désormais solide.

Quatrième conséquence : il me semble légitime de continuer la dynamique d'engagement européen à plusieurs niveaux parce que le cadre européen est indispensable, mais aussi très utile pour identifier ces motifs récurrents, pour partager les expériences à un moment où la Chine s'est engagée à développer des partenariats à plusieurs niveaux avec l'Europe, l'Union européenne, les États membres et certains groupes de pays européens. Cette dynamique bénéficierait à l'Europe si cette dernière développait davantage ce qui a déjà été amorcé, c'est-à-dire des échanges entre plusieurs États membres ou en coopération avec Bruxelles.

Cinquième conséquence : il y a un besoin aujourd'hui de clarification des mots communément utilisés avec la Chine lors des rencontres bilatérales et multilatérales. C'est plus qu'une remarque de chercheuse, c'est plus que du jargon diplomatique, cela a des conséquences en termes de promotion des intérêts, de documents signés et de rapport de force dans différentes enceintes multilatérales.

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