Cette audition arrive à un moment opportun où les perceptions sur la Chine, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, sont en train d'évoluer rapidement. Après avoir passé une partie du mois de septembre à Washington et être revenu dans la nuit de Séoul, je suis convaincu qu'il convient d'éviter à tout prix deux excès. Le premier serait l'hystérie quant à une menace chinoise surestimée. Le second serait la banalisation de cette même émergence militaire de la Chine. À ce titre, les objectifs, avec la publication du dernier livre blanc chinois intitulé La défense nationale de la Chine à l'ère nouvelle, en juillet dernier, étaient justement de mettre en scène une forme de transparence, tant dans le document en lui-même que dans le format de sa présentation. Il s'agissait de rassurer la communauté internationale et de contrer les perceptions d'une menace chinoise. Il convient donc de promouvoir une prise de conscience pragmatique et une adaptation réaliste aux enjeux liés à la poursuite de cette émergence ou réémergence chinoise. Cette courte présentation vise à dresser un panorama non exhaustif de ces enjeux.
En janvier 2015, le comité central du Politburo du parti communiste chinois, adaptait le concept de sécurité nationale aux caractéristiques chinoises. Il devait permettre au parti de faire face à ce qui était déjà alors présenté comme des risques sécuritaires sans précédent, menaçant notamment le maintien au pouvoir du parti communiste. Le régime chinois a en effet une conception très extensive de la notion de sécurité nationale. Celle-ci se définit comme l'absence relative de menaces internationales ou nationales contre la capacité de gouverner, la souveraineté, l'unité et l'intégrité territoriale de l'État. Le concept regroupe aujourd'hui onze dimensions. On évoque la sécurité politique, celle du territoire, la sécurité militaire, économique, culturelle, sociétale, scientifique et technologique, la sécurité de l'information, écologique, celle des ressources et la sécurité nucléaire.
Dans un contexte de ralentissement de l'économie chinoise et de tensions accrues avec les États-Unis, préserver l'unité du parti est aujourd'hui la priorité à Pékin. Début septembre, le secrétaire général, Xi Jinping, a prononcé un discours devant l'ensemble des cadres du parti, les appelants à se préparer à faire, je cite : « preuve d'un esprit combatif, car les luttes auxquelles nous sommes confrontés ne seront pas à court terme, mais à long terme ». Il évoquait notamment l'économie, la défense, Taïwan ou encore Hong Kong. Il marque en cela la fin de la période d'opportunités stratégiques telle qu'elle était théorisée par les stratèges chinois au début des années 2000.
Si des menaces externes sont bel et bien perçues par le leadership chinois, il est indispensable de rappeler que la priorité du parti est de faire face à des menaces internes. Comme me l'expliquait le directeur du centre sur la Chine et des affaires globales de l'université de Pékin il y a déjà quelques années, le paradoxe de la Chine aujourd'hui est que son sort risque d'être le même que celui de Sparte. La Chine risque d'échouer à cause de ses problèmes internes. Dans ce cadre, la priorité demeure celle du, je cite : « maintien de la stabilité » et notamment la lutte contre la subversion, le sabotage des forces hostiles et les trois maux que sont le séparatisme, le terrorisme et l'extrémisme religieux, des menaces clairement explicitées dans le treizième plan quinquennal adopté en 2016.
Aujourd'hui, les forces de sécurité chinoise de l'armée populaire de libération (APL), la police armée du peuple, les ministères de la Sécurité publique et celui de la Sécurité de l'État sont tous mobilisés pour faire face à ces menaces. Il faut bien préciser que les dépenses chinoises en matière de sécurité intérieure continuent de dépasser celles en matière de défense. Cependant, depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, le parti communiste n'a eu de cesse de renforcer sa mainmise sur les forces armées. Le défilé militaire du 1er octobre 2019, il y a quelques semaines, célébrant le soixante-dixième anniversaire de la République populaire de Chine, a été l'occasion d'exhiber cette puissance militaire et spécialement des capacités balistiques, qu'elles soient conventionnelles et nucléaires, sans précédent. L'objectif du défilé est aussi de rappeler que l'armée populaire de libération est bel et bien l'armée du parti communiste chinois, et non celle du pays, la République populaire de Chine. En cela, si vous reprenez les images du défilé, le premier drapeau tenu par les forces armées n'est pas celui de la République populaire de Chine, mais du parti communiste chinois. Leur mission principale a toujours été claire : préserver le système politique chinois, c'est-à-dire la légitimité et l'autorité du parti communiste. Elles ont un rôle central à jouer dans le grand projet cher à Xi Jinping de renaissance de la nation chinoise, qui se définit notamment par un pays prospère et une armée puissante, un concept chinois classique repris par de nombreux pays de la région, que ce soit le Japon à l'ère Meiji ou la Corée du Nord plus récemment.
À cet effet, l'APL doit atteindre trois objectifs clairement définis, celui de devenir une armée mécanisée d'ici 2020, une armée modernisée d'ici 2035, et une armée de classe mondiale d'ici 2049, c'est-à-dire la première armée du monde. C'est donc à juste titre que les capacités militaires de la Chine inquiètent dans la région et au-delà. L'APL est aujourd'hui la première armée du monde en termes d'effectifs avec plus de 2 millions de soldats. Pékin dépense pour sa défense plus que l'ensemble des pays de la zone indopacifique réunis, à l'exclusion de la Russie et des États-Unis. Les dépenses ont été multipliées par huit en vingt ans. L' International Peace Research Institute (SIPRI) qui au budget officiel ajoute le budget pour la recherche et le développement, l'acquisition d'armement, révèle que les dépenses sont passées en 1998 de 31 milliards de dollars à 240 milliards de dollars aujourd'hui. Une marge de manœuvre existe pour une augmentation future puisque cela ne représente que 2 % environ du PIB chinois. Pour vous donner un ordre de comparaison, dans le même temps, les dépenses du Japon plafonnaient à 45 milliards de dollars.
Cette injection massive de moyens financiers se traduit par une hausse quantitative considérable des équipements. Entre 2014 et 2018, la marine chinoise a ajouté à sa flotte l'équivalent en tonnage de la flotte française et de la flotte italienne réunies. Même investissement lourd dans le champ des armes nucléaires, faisant de la Chine le seul pays membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU à accroître, bien que lentement, son arsenal nucléaire, en plus d'une modernisation rapide de ses vecteurs, notamment de ses missiles à portée intercontinentale, afin à terme de développer une véritable triade stratégique comme la Russie et les États-Unis. Toutefois, il convient de ne pas surestimer les capacités chinoises. Le budget de la défense chinois reste loin derrière celui des États-Unis, qui ont, au cours de ces différentes décennies, acquis et accumulé un nombre impressionnant d'équipements. Les États-Unis ont dix fois plus d'avions de transport lourd que la Chine aujourd'hui. Ils ont onze super porte-avions qui pourraient emporter jusqu'à 80 avions, contre deux pour la Chine. Ils ont quatre fois plus de sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) que la Chine et neuf fois plus de sous-marins nucléaires d'attaque.
Notons également – c'est très important – que l'augmentation quantitative des capacités chinoises n'entraîne pas forcément un saut qualitatif. De fait, malgré ce gigantesque effort, la Chine présente encore un retard technologique par rapport à de nombreux pays occidentaux. Dans ce contexte justement, le développement des capacités permettant entre autres l'accroissement des capacités de C4ISR [ Computerized Command, Control, Communications, Intelligence, Surveillance, Reconnaissance ] dans tous les domaines est une priorité clairement définie, tout comme maîtriser les technologies de pointe. Le dernier Livre blanc précise bien qu'il convient, je cite : « d'accélérer le développement de systèmes militaires intelligents », et d'utiliser ce qui est mentionné pour la première fois dans le Livre blanc : « l'intelligence artificielle, le calcul quantique, le big data, le cloud, ainsi que l'internet des objets », car le pays serait, je cite : « confronté à des risques de surprises technologiques et d'écarts technologiques générationnels croissants ». Il faut bien prendre conscience des efforts chinois considérables afin d'accroître la capacité d'innovation, notamment en matière militaire, à travers ce qu'on appelle l'intégration civilo-militaire, que vous pouvez parfois lire en anglais sous le terme de « fusion militaro-civile ». C'est un processus qui vise à combiner les bases industrielles et technologiques de défense et civiles afin que les technologies, les procédés de fabrication et les équipements, mais aussi les personnels et les installations, puissent être utilisés en commun. L'intégration civilo-militaire a été promue au rang de stratégie nationale en mars 2015. Depuis, de nombreuses mesures concrètes ont été adoptées : création d'une commission au niveau du Comité central, c'est-à-dire au plus haut niveau du leadership du parti dirigé par Xi Jinping, sur le développement de l'intégration civilo-militaire. Chose plus inquiétante, l'été 2018, une nouvelle loi vise à améliorer le partage des ressources (données, personnel, infrastructures) entre les laboratoires nationaux clés civils et les laboratoires clés des sciences et technologies de la défense nationale.
Cette intégration civilo-militaire a d'autant plus de potentiel que contrairement aux technologies militaires plus classiques, que ce soit de la propulsion aérienne ou des turbines, les conglomérats de défense d'État ont historiquement été en position de monopole dans ces technologies. Aujourd'hui, ce sont des entreprises privées, tant des start-up que des géants dont avez tous entendu parler (Tencent ou Alibaba) qui sont les plus innovants et parfois les mieux financés dans ces technologies émergentes. Cela pose d'ailleurs la question des coopérations scientifiques et technologiques avec la Chine, qui pour certaines pourraient permettre aux pays de contourner les embargos limitant les ventes d'armes et les transferts de technologie à ce pays. À cela s'ajoute un effort de modernisation institutionnel, indispensable pour exploiter au mieux les nouvelles capacités acquises par l'armée populaire de libération.
Enclenchée fin 2015, la restructuration de l'armée populaire de libération a entraîné l'acquisition de deux nouvelles entités, une armée de terre et une armée de lanceurs. Jusqu'à fin 2015, la Chine n'avait pas d'état-major de l'armée de terre. C'était une armée de terre avec une composante aérienne et une composante navale, mais aussi deux nouvelles forces que sont la force de soutien stratégique en charge des capacités cyber et spatiales et la force de soutien logistique interarmées. Les objectifs de la réorganisation institutionnelle sont multiples, notamment accroître la force des rôles chargés de l'arsenal balistique conventionnel et nucléaire, rééquilibrer le poids historique prépondérant des forces terrestres, renforcer la coopération internationale militaire du pays, ou encore améliorer l'interopérabilité des forces chinoises.
Quels sont les objectifs autrement affichés de la Chine, alors même que le pays n'a pas mené de guerre depuis 1979 ? Officiellement, il s'agit de dissuader et de résister à une agression, de s'opposer à l'indépendance de Taïwan ou encore de sévir contre les mouvements séparatistes. Un des objectifs moins avoués de l'armée populaire de libération est de contester la suprématie militaire américaine dans la région, notamment autour de Taïwan et dans les mers de Chine. En cas de conflit militaire dans la région, Pékin veut dissuader Washington d'intervenir ou tout au moins augmenter le coût d'une intervention militaire américaine. C'est un changement majeur pour les États-Unis qui ont joui pendant des décennies d'une domination militaire sans partage dans la zone, démontrée par exemple à la fin des années 1990 lors d'une crise dans le détroit de Taïwan, lorsque les États-Unis ont déployé l' USS Nimitz, un porte-avions. Ceci fut vécu à Pékin comme une humiliation. Cependant, la Chine a encore des lacunes qu'elle cherche à combler en termes d'investissement socialement responsable (ISR) ou de frappe de précision.
Cet accroissement des capacités militaires de la Chine entraîne une modification de taille des équilibres régionaux, comme le montre la militarisation systématique de la mer de Chine méridionale par la construction de nombreux îlots artificiels, notamment les îles Paracels ou les îles Spratley, dans une zone où se superposent pourtant les revendications territoriales de nombreux États : Vietnam, Philippines, Indonésie ou Malaisie. Décidée à intimider ses voisins, la Chine n'hésite pas à se servir en complément de sa marine et de ses garde-côtes de la milice militaire. Cette dernière est contrôlée par la commission militaire centrale et pourrait se définir comme une organisation paramilitaire irrégulière, conçue pour être clandestine et déstabilisante.
Tout comme la Russie, la Chine pratique donc des opérations de guerre hybride afin de déstabiliser ses voisins. Pékin a par ailleurs développé le concept des trois guerres, la guerre légale, la guerre psychologique et la guerre de l'opinion publique, selon lesquelles un conflit potentiel doit être préparé bien en amont en temps de paix, afin de maximiser les chances de victoire. Cette stratégie militaire n'est en soi pas propre à la Chine, mais semble beaucoup plus conceptualisée et avancée que dans d'autres pays. En ce sens, l'essor des capacités chinoises en matière de renseignements à l'étranger (renseignement humain, électromagnétique et cyber) doit être considéré avec le plus grand des sérieux. Or, nos services de contre-espionnage sont aujourd'hui avant tout concentrés sur la question de la menace terroriste.
Pour la Chine – ceci est perçu de façon parfois un peu paradoxale – l'enjeu est de maintenir la stabilité dans sa périphérie, de conserver de relativement bonnes relations avec ses voisins, et surtout d'éviter une confrontation militaire directe avec les États-Unis, et ainsi de déjouer ce que Yan Xuetong, un proche de Xi Jinping et doyen de l'Institut des relations internationales de l'Université de Tsinghua, appelle le dilemme de l'émergence. Pour stabiliser son voisinage, la Chine met en œuvre diverses politiques dont l'initiative des routes de la soie ou le « One Belt, One Rule » (OBOR). L'objectif était aussi, à travers une stratégie de propagande externe ou de communication internationale, d'atténuer les perceptions internationales d'une menace chinoise. En cela, les tentatives chinoises d'influencer les opinions publiques à l'étranger, potentiellement à travers des manipulations de l'information en cherchant à faire entendre la voix de la Chine, je cite : « doivent être étudiées avec la plus grande attention ». Bien que le sujet des interventions armées à l'étranger reste tabou dans le discours officiel, force est de constater que les ambitions chinoises ne s'arrêtent pas à l'Asie. Malgré un rapprochement certain avec des pays comme le Pakistan et la Russie, Pékin refuse encore aujourd'hui d'évoquer toute alliance militaire autre que celle qu'elle a signée en 1961 avec la Corée du Nord.
L'APL intervient hors de ses frontières dès à présent. La protection des intérêts chinois à l'étranger est une priorité, en lien avec la multiplication de ces mêmes intérêts liés à l'augmentation de ses ressortissants (touristes, hommes d'affaires, étudiants), de ses investissements et de ses sources d'approvisionnement en matières premières. Depuis les années 1990, la Chine participe à des opérations de maintien de la paix sous le cadre des Nations Unies. Depuis 2008, elle conduit des opérations de lutte contre la piraterie dans le Golfe d'Aden. Elle a organisé des opérations d'évacuation de ses ressortissants dès 2011 en Libye. En 2014, elle envoyait pour la première fois des troupes combattantes au Mali dans le cadre des opérations de maintien de la paix. En 2017, le pays a inauguré officiellement une base de soutien logistique, une base militaire à Djibouti. D'autres bases de taille plus réduite existeraient, notamment au Tadjikistan.
Sur le plan de l'industrie de l'armement, la Chine est également passée du statut de deuxième plus grand importateur d'armes à celui de cinquième exportateur mondial d'armement. Ces ventes s'effectuent en direction de pays principalement en développement, pour les deux tiers, le Pakistan, le Bangladesh et la Birmanie, où elle constitue désormais une concurrence importante.
Il est indispensable de renforcer notre expertise nationale sur la Chine à un moment où dans le monde entier, la recherche accélère. Le risque est non seulement de ne pas disposer de la masse critique indispensable en France afin de fournir une expertise nécessaire aux administrations, mais aussi aux entreprises, ce qui est déjà une réalité, mais aussi de prendre du retard dans la compétition et le rayonnement mondial des idées, un domaine dans lequel la France a brillé. Les Européens avancent et les initiatives se multiplient, à Berlin, avec la création du numérique, un centre de recherche dédié à la Chine est fondé en 2013, ou à Stockholm, avec le lancement dans les semaines qui viennent de plusieurs think tanks dédiés à la Chine. J'ai moi-même eu la chance de recevoir un soutien indispensable pendant mon cursus universitaire, notamment de la direction générale de l'armement (DGA), de l'Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN) ou encore de la Fondation de France, qui ont permis de financer mes études, ayant rendu possible mon doctorat et mes nombreux terrains de recherche. Les pouvoirs publics ont donc un rôle concret et direct à jouer, non seulement dans la création et la formation de cette masse critique de chercheurs, mais aussi dans l'approfondissement de cette expertise.
Il me semble donc indispensable de financer la recherche académique, dont des thèses, et l'expertise des think tanks afin de mieux comprendre la Chine de façon indépendante, bien que parfois critique ; de renforcer les programmes de recherche gouvernementaux sur la Chine, à l'instar de ce que fait déjà la direction générale pour les relations internationales et la stratégie (DGRIS) avec l'observatoire sur la Chine ; de garantir des contacts fréquents avec la Chine, des contacts qui soient lucides et réalistes, en évitant par exemple que les plus grandes conférences organisées à Paris sur la Chine ne soient financées par ce pays ; d'approfondir les liens avec nos partenaires dans la région, qui connaissent parfaitement la Chine et disposent d'une expérience utile, que ce soit l'Australie, Taïwan, le Japon ou même les États-Unis ; d'accroître le rôle de l'Assemblée nationale sur les questions chinoises. Le Congrès américain dispose depuis 2000 d'une commission dédiée aux questions économiques et sécuritaires visant la Chine. En 2019, cette commission a réalisé huit auditions publiques, avec 77 experts interrogés et publie annuellement un rapport de plusieurs centaines de pages qui permet de mettre en avant la relation sino-américaine, mais aussi les intérêts américains et des recommandations extrêmement concrètes pour l'administration américaine.