Ce soir, nous abordons des sujets graves et pourtant, mon intervention se conclura par une note optimiste. Je ne fais pas partie des plus pessimistes. En tout cas, il me semble intéressant, ne serait-ce que pour le débat, de proposer des éléments un peu moins sombres que ceux qui nous sont habituellement présentés, même si je ne conteste pas leur fond. Il ne nous a pas été demandé de préparer une intervention spécifiquement sur le contenu du discours présidentiel et la dimension européenne. Cependant, c'est naturellement avec beaucoup de plaisir que je répondrai à toutes vos questions et vos demandes d'exégèse, voire de glose, Madame la présidente.
En ce qui concerne les risques de conflit majeur et leur dimension nucléaire, qui est le thème sur lequel vous avez souhaité que j'axe mon intervention, tout d'abord, je dirai que les risques de conflits majeurs se confondent largement avec les risques de conflit nucléaire. Les conflits majeurs intéressent toute la planète, par définition. On peut évidemment dire que, s'il y avait un conflit ouvert entre l'Arabie saoudite et l'Iran, cela intéresserait toute la planète. Bien sûr, mais cela reste tout de même pour moi un conflit régional. En revanche, s'il y a une crise militaire majeure entre les États-Unis et la Chine, au sujet de Taïwan ou d'une autre question régionale, cela nous intéresse beaucoup plus directement.
Ces risques sont finalement les mêmes depuis trente ans. Il n'y a pas beaucoup de nouveautés de ce point de vue. J'ai, avec d'autres, été parmi ceux qui s'inquiétaient très tôt des risques de conflits majeurs en Asie, parmi ceux qui évoquaient la possibilité d'un « 1914 en Asie ». Cela fait déjà plus de vingt-cinq ans que nous en parlons, y compris moi. Le fait qu'il n'y ait pas de conflit, majeur ou non, veut-il dire que nous nous sommes trompés ? Non, cela signifie tout simplement que, justement, la dissuasion nucléaire a contribué à limiter ces risques de conflit.
Quels sont ces risques de conflit ? Commençons par l'Europe, bien sûr. Je ne crois pas à la volonté de Vladimir Poutine d'envahir délibérément l'Europe, avec un projet d'annexion d'une partie du territoire de l'Union européenne ou de l'OTAN, mais les accidents sont toujours possibles. Je crois que nous devons rester vigilants. La posture de défense et de dissuasion de l'Alliance, celle de ses pays membres, me semble satisfaisante aujourd'hui, mais nous ne savons pas ce qu'il peut se passer en cas de trouble dans un pays balte, en cas de problème entre la Russie et la Biélorussie. Un accident militaire est toujours possible. La dissuasion ne nous prémunit à mon avis pas totalement contre un risque militaire à l'est de l'Europe même si, encore une fois, je pense que la posture dissuasive limite considérablement ce risque. Lorsque je parle de dissuasion, je ne pense pas seulement à la dissuasion nucléaire, mais également à la dissuasion conventionnelle.
C'est en Asie que le risque principal existe. Là encore, je n'aurai pas beaucoup d'imagination ce soir. Je vous redis, parce que cela me semble aussi évident en 2020 que cela l'était en 2000, que les risques essentiels sont entre l'Inde et le Pakistan, entre la Corée du Nord, la Corée du Sud et leurs voisins, entre la Chine et Taïwan, voire entre la Chine et le Japon.
Entre l'Inde et le Pakistan, sujet que je pense connaître assez bien, je note que, de crise en crise depuis trente ans, nous franchissons un palier dans l'escalade. En 2019 a eu lieu une crise assez grave, que l'on peut appeler la crise de Balakot, qui a vu pour la première fois des bombardiers indiens tirer juste au-delà de la frontière internationalement reconnue. On accuse souvent et avec bien des raisons le Pakistan d'être le trouble-fête dans la région, mais, pour une fois, je ne suis pas sûr qu'on puisse dire aujourd'hui que la faute incombe toujours au Pakistan. L'Inde de M. Modi, même si elle reste une grande démocratie, est un pays qui affirme son nationalisme de manière de plus en plus forte, y compris sur le plan militaire.
La Corée constitue un risque permanent. Ce qui me préoccupe personnellement est la possibilité que le dirigeant nord-coréen et son entourage considèrent qu'ils n'ont plus rien à espérer de l'administration Trump et se montrent un tout petit peu trop provocateurs pour l'esprit du président américain qui considère, de son côté, qu'il est passé à autre chose. Je pense que l'investissement du président américain dans la Corée du Nord est terminé. Il a sa photo « up » comme on dit aux États-Unis : dans le couloir qui mène au bureau ovale se trouve une série de photos de M. Trump et de M. Kim Jong-un. Pour lui, cela suffit, il est passé à autre chose. Je ne suis pas sûr qu'il en soit de même du côté nord-coréen.
Les risques de conflit majeur sont finalement toujours les mêmes. Ils sont effectivement limités par la dissuasion nucléaire, mais la dissuasion nucléaire n'est pas une garantie absolue d'absence de conflit militaire. Un accident est toujours possible. On reproche toujours à ceux qui, comme moi, estiment que c'est un mal nécessaire, que cela a apporté davantage d'apaisement dans le système international que d'inflammation de ce système. Il reste que ce n'est pas une garantie absolue, d'autant plus que trois choses ont changé qui, à mon avis, sont autant de facteurs de préoccupation.
La première est la centralisation du pouvoir en Chine, en Russie et ailleurs. Cette centralisation peut être considérée comme un facteur de prévisibilité. Mais si je prends l'exemple de la Chine, le fait qu'il y ait traditionnellement un mécanisme de décision collective en Chine, jusqu'au début de la décennie 2010, contribuait probablement à limiter les risques d'escalade en cas de tension, dans le détroit de Formose, en cas de crise à Taïwan bien sûr ou dans d'autres régions. Je pense que la centralisation extrême du pouvoir entre les mains de M. Xi n'est pas une bonne nouvelle pour la limitation des risques d'escalade.
Le deuxième facteur, qui est lié, est ce que j'avais déjà appelé il y a une dizaine d'années, lors d'une audition devant votre commission, « le nationalisme nucléaire », c'est-à-dire l'alliance de l'hypernationalisme et de l'arme nucléaire. Le nucléaire devient un symbole du nationalisme et un outil, une carte, permettant l'affirmation de ce nationalisme. On le voit bien sûr dans le discours de Vladimir Poutine, mais on le voit aussi dans le discours de M. Modi. C'est quelque chose de nouveau dans le discours indien. On le voit naturellement dans le discours de Kim Jong-un. Une constellation de dirigeants considèrent le nucléaire comme une carte d'affirmation nationale, alors que dans la plupart des autres puissances nucléaires, comme la France, nous n'avons pas honte de notre dissuasion, mais nous ne voyons pas le président de la République ou le Premier Ministre se réveiller tous les matins, en disant : « nous sommes fiers d'être une puissance nucléaire ».
Je crois qu'il existe vraiment deux mondes nucléaires aujourd'hui : ce monde des nationalistes nucléaires et un monde plus raisonnable, qui est celui des puissances occidentales, même si M. Trump tient sur le nucléaire un langage qui peut changer du tout au tout, du jour au lendemain, comme sur beaucoup de sujets. Nous avons enfin le monde de l'interdiction, le traité d'interdiction de l'arme nucléaire (TIAN). Je me permettrais de rappeler, Madame la présidente, que nous ne pouvons pas faire de ce TIAN une simple réaction à la montée, à la mise en avant du nucléaire, puisque le TIAN est finalement une initiative dont les prémices datent du mandat de Barack Obama. Nous ne pouvons pas en faire un simple phénomène d'action-réaction.
Le troisième facteur de risques est, à mon sens, l'imprévisibilité américaine. Soyons clairs, je pense que l'imprévisibilité des dirigeants occidentaux, parfois, peut être un atout stratégique. Donald Trump, à l'été 2017, a commencé à s'adresser aux dirigeants nord-coréens d'une manière extrêmement troublante pour les Nord-Coréens qui n'avaient pas l'habitude d'entendre un dirigeant occidental s'exprimer de cette manière. Ils ont été déstabilisés et parfois, déstabiliser ceux que nous considérons comme nos adversaires peut être positif car les pays occidentaux, les dirigeants occidentaux, y compris européens, sont toujours considérés comme trop prévisibles. Le problème est que M. Trump jouait évidemment de cette carte un petit peu trop fort et un petit peu trop haut.
Je crois qu'aujourd'hui, c'est davantage un facteur de risques que de stabilité, d'autant plus que cette logique de l'homme qui est dans le bureau ovale est aussi une logique d'affaiblissement des alliances et d'affaiblissement des capacités américaines de médiation. Il n'y a pas eu de médiation américaine lors de la crise de Balakot, en Asie du Sud, en février 2019. Il n'y a aujourd'hui ni volonté ni capacité américaine de médiation dans une crise en Asie du Sud-Est. J'ai commencé en parlant du risque de « 1914 en Asie ». Je ne revendique pas cette expression que d'autres ont utilisée. Encore une fois, cela fait près de trente ans que l'on parle de ce risque. Mais je me demande si, aujourd'hui, le risque n'est pas autant celui d'un 1950 que d'un 1914.
1950 est bien sûr la date de la guerre de Corée, dont le triste anniversaire arrive au mois de juin. 1950, c'est le moment où les Nord-Coréens se sont sentis autorisés à envahir la Corée du Sud, tout simplement parce qu'ils ont entendu le message des Américains affirmant qu'ils ne considéraient pas la péninsule coréenne comme faisant partie des intérêts centraux des États-Unis. C'était dit fortement, publiquement. Ce message a été entendu à Pyongyang, mais aussi à Moscou et à Pékin.
Je ne suis pas en train de vous dire que le risque de nouvelle guerre de Corée, au sens de 1950, est aussi élevé que cela a été le cas à l'époque. Je dis simplement que l'abstention américaine est plutôt un facteur de perturbation. Nous voyons d'ailleurs que ce nationalisme nucléaire s'exprime, presque tous les jours, par des patrouilles maritimes et aériennes, de la part de pays comme la Russie bien sûr, mais aussi de la Chine, qui violent régulièrement l'espace national aérien et maritime de leurs voisins. Ce comportement se double d'une réelle course aux armements conventionnels. Je pense notamment à la multiplication des sous-marins, à la prolifération des sous-marins dans le monde. Ce n'est pas toujours une mauvaise chose, mais il y a véritablement une « course à la sous-marinade » qui se déroule depuis une vingtaine d'années.
Je pense bien sûr à l'hypersonique. Mais pour moi, Madame la présidente, il n'est pas évident qu'il s'agisse d'une rupture stratégique. Je pense que c'est plutôt un saut qualitatif. Nous aurons peut-être l'occasion d'en rediscuter, puisque vous avez utilisé le mot « rupture » ; je me permets d'émettre un petit doute à ce sujet. Je ne sais pas ce qu'en pense Corentin Brustlein, mais je crois que c'est un vrai sujet de discussion.
Je termine sur trois points que j'espère plus rassurants, en tout cas un brin plus optimistes. Voyons les faits. Je ne peux pas, pour ma part, parler de reprise de la prolifération. La prolifération est plutôt un phénomène contenu. La Corée du Nord n'est plus un problème de prolifération depuis longtemps. Cela fait bien une quinzaine d'années que c'est un État nucléaire. C'est un problème de dissuasion, de confinement, d'interdiction, mais ce n'est plus un problème de prolifération. C'est un État nucléaire, que nous voulions ou non. S'agissant de l'Iran, vous avez raison de le rappeler, Madame la présidente, nous avons des incertitudes sur son comportement futur dans le domaine du nucléaire. Mais nous ne pouvons pas dire que l'inquiétude au sujet de la prolifération nucléaire soit aussi justifiée qu'elle l'était au milieu des années 2000, par exemple. Pour un certain nombre de raisons, les inquiétudes me semblaient alors beaucoup plus légitimes qu'elles ne le sont maintenant. Vous avez rappelé les mots de François Mitterrand dans son discours au Bundestag, dont on se souvient encore, légitimement. Je vais me permettre, non pas de paraphraser François Mitterrand, mais de dire que le nucléaire est au nord et le pacifisme est au sud. Le nucléaire se concentre dans l'hémisphère nord, mais il n'y a quasiment pas de nucléaire dans l'hémisphère sud, ni même dans le « sud global », comme on dit parfois aujourd'hui avec ce néologisme assez épouvantable. Au sud, la quasi-totalité de la planète est dénucléarisée et je ne connais pas de pays qui ait l'intention de se doter de l'arme nucléaire ou qui ait la capacité de le faire en un laps de temps relativement bref. On parle souvent du Japon. À mon avis, c'est une absurdité que de le mettre au rang des candidats à la prolifération. C'est la première bonne nouvelle.
La seconde bonne nouvelle est qu'il n'y a pas eu de rupture doctrinale. C'est quelque chose qui me frappe toujours. Avec du recul, nous aurions pu penser que nombre d'États, y compris chez ceux que l'on appelle les nouveaux détenteurs de l'arme nucléaire, considèreraient ces armes nucléaires comme des armes d'emploi ou de bataille. Ce n'est pas le cas. Aucune doctrine affichée d'un État nucléaire n'envisage l'arme nucléaire comme une arme d'emploi ou de bataille. Il y a une consolidation de ce que l'on appelle souvent la tradition de non-emploi. Encore une fois, ce n'est pas pour dire qu'il n'y a pas de risque, mais prenons du recul car cela aurait pu être bien pire. Nous le craignions notamment à la fin de la guerre froide.
Enfin, un troisième point qui est peut-être sujet de débat, je ne crois pas qu'on puisse parler aujourd'hui véritablement d'une course aux armements nucléaires. L'expression « course aux armements nucléaires » renvoie à des mécanismes d'action-réaction de la guerre froide, qui n'avaient rien à voir sur le plan quantitatif, qui n'avaient rien à voir sur le plan de la motivation politique avec ce que nous connaissons aujourd'hui. La fin de la maîtrise des armements nucléaires, si elle se confirme, serait certes regrettable, mais elle n'équivaut pas pour autant à la reprise de la course aux armements nucléaires. Le détricotage que vous souligniez justement, Madame la présidente, est une mauvaise nouvelle. Mais il ne signifie pas que nous allons retrouver des processus analogues à ceux que nous avons connus pendant la guerre froide.
Il y a des mécanismes d'action-réaction, notamment entre l'Inde et le Pakistan. Il y a le développement des triades nucléaires en Asie, mais, après tout, ces pays ne font, d'une certaine manière, que faire ce que nous avons fait nous-mêmes. J'ai coutume de dire, sans esprit de provocation, que nous retrouvons finalement le discours que ces pays tiennent s'agissant de l'émission des gaz à effet de serre et du réchauffement climatique. Lorsque la communauté internationale demande à la Chine, à l'Inde et à d'autres, de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, ils répondent : « Mais vous en avez bien profité pendant des dizaines et des dizaines d'années pour votre développement. N'avons-nous pas le droit, nous aussi, à notre développement ? » D'une certaine manière, c'est la même chose qui se passe dans le nucléaire. Ils se disent, pas totalement illégitimement de leur point de vue, et sur le plan intellectuel nous pouvons le comprendre, que nous avons développé des triades nucléaires, mis des sous-marins à la mer, que nous disons que c'est la meilleure garantie de la dissuasion. Ils veulent donc faire la même chose.
Bien sûr, il y a des évolutions technologiques, de nouveaux programmes. Il y a ce que l'un de nos collègues américains, Jeffrey Lewis, appelle le « zoo nucléaire » de Vladimir Poutine, avec tout un tas de créatures étranges et nouvelles qui sont certainement développées et qui pourraient être déployées. Il faut faire attention à la différence entre développement et déploiement. Ce n'est pas parce qu'on développe un prototype que cela va forcément être déployé en masse. Il y a donc certes des phénomènes préoccupants, mais à mon sens, ils sont beaucoup plus sur le terrain conventionnel, sur le terrain classique.
La violation avérée par la Russie du traité FNI est à mon avis beaucoup plus un problème pour l'équilibre classique, conventionnel de la masse eurasiatique que sur le plan nucléaire. Ils sont à double capacité parce que les Russes font ainsi, parce que les Soviétiques faisaient ainsi. C'est pratique, cela coûte moins cher. C'est une tradition, c'est comme cela que fonctionne le complexe militaro-industriel russe.
À mon avis, nous avons donc plus de raisons de nous inquiéter des courses aux armements conventionnels et de ce que font certains États dans le domaine conventionnel que de ce qu'ils font dans le domaine nucléaire.