Intervention de Corentin Brustlein

Réunion du mardi 25 février 2020 à 18h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Corentin Brustlein :

Je me suis personnellement concentré sur le dernier élément de la problématique qui nous réunit aujourd'hui, c'est-à-dire la place de la question nucléaire, en particulier la question de la centralité de l'arme nucléaire dans les stratégies des États qui la possèdent. Le retour d'une forme de compétition géopolitique, voire son installation pour les prochaines décennies laisse peu de place au doute. Mais une redistribution de la puissance, combinée à un renouveau des tensions, peut avoir un sens et une portée différents pour les puissances nucléaires dites du statu quo, c'est-à-dire les États-Unis, dans une certaine mesure la France et le Royaume-Uni également, et pour celles désireuses de remettre ce statu quo en cause, que ce soit à l'échelle globale ou à une échelle régionale.

Les postures nucléaires sont susceptibles d'être influencées par des évolutions de nature globale, que ce soit l'évolution de la distribution de la puissance, que ce soient les ruptures technologiques qui ont été évoquées, l'évolution du débat sur le désarmement nucléaire ou le détricotage de l'architecture à la fois de non-prolifération et de maîtrise des armements, mais également, et parfois surtout, par des considérations plus locales et plus régionales, c'est‑à‑dire les rapports de force régionaux vis-à-vis du voisin, l'existence pérenne de différences frontalières.

Par conséquent, il n'y a pas d'adaptation homogène des doctrines et des stratégies comme des postures en réaction à l'état du monde. C'est un point qu'il me semble important de souligner en introduction. Les stratégies nationales adossées à l'arme nucléaire demeurent, pour ainsi dire, toutes singulières. Neuf États possèdent l'arme nucléaire aujourd'hui et chacun a une stratégie qui diffère de celle des autres. Dans les faits, le retour de la compétition stratégique a de facto donné à l'arme nucléaire une visibilité nouvelle et plus grande que ce qu'elle avait été depuis la fin de la guerre froide.

Pour autant, cette visibilité accrue ne signifie pas forcément un rôle grandissant de l'arme nucléaire chez les pays la possédant. C'est une distinction qui compte, c'est-à-dire qu'il n'y a pas nécessairement une évolution nette des doctrines qui conférerait à l'arme nucléaire un rôle grandissant, de nouvelles missions ou un périmètre plus large pour la mission dissuasive. Le tableau est donc en réalité plus nuancé que ce qu'il paraît à première vue.

Aux États-Unis, depuis les années 1960 et jusqu'à 2014 environ, nous avons vu une volonté régulièrement réaffirmée de réduire le rôle des armes nucléaires dans la politique de dissuasion. Barack Obama avait conféré une nouvelle impulsion à cette ambition à travers ce qu'on appelait alors l'agenda de Prague, mais cette tendance s'est interrompue, comme vous l'avez souligné, Madame la présidente. Elle ne s'est pas interrompue à cause de l'alternance entre Barack Obama et Donald Trump, mais dès le second mandat d'Obama avec l'invasion puis l'annexion de la Crimée, l'appropriation chinoise des récifs et îlots en mer de Chine méridionale et la construction de bases militaires sur ces îlots. Bref, elle s'est interrompue avec le retour de la logique du rapport de force, pour ne citer que ces exemples. Par conséquent, la Nuclear Posture Review qui a été rendue publique, préparée par le Pentagone en 2017-2018, a procédé à un réajustement de ton très net. Elle réaffirme, contrairement à la précédente qui datait de 2010, l'importance de l'arme nucléaire dans la stratégie américaine, ce qui était déjà un changement significatif, à la fois pour la sécurité des États-Unis et pour celle de leurs alliés, c'est-à-dire dans le cadre de la dissuasion élargie. Toutefois, les ajustements de doctrine et les ajustements dans la structure des forces qui ont été le fruit et le produit de cette révision de la posture nucléaire sont restés d'ampleur limitée.

Le cas russe est plus complexe. La doctrine officielle de la Fédération de Russie, dont la dernière version date de décembre 2014, est très basique dans la description qu'elle fait des rôles attribués à l'arme nucléaire. Sur le papier, celle-ci a vocation à prévenir les attaques nucléaires, à prévenir les attaques à l'aide d'armes de destruction massive et à prévenir une agression conventionnelle qui remettrait en cause l'existence même de la Russie. Rien de très choquant, vous en conviendrez. Le problème dans le cas russe réside moins dans la doctrine que dans sa mise en œuvre et dans la pratique, puisque nous avons vu la Russie multiplier l'envoi de signaux nucléaires à l'Occident, des signaux verbaux ou des signaux matériels, qu'il s'agisse de tirs de missiles, de patrouilles de bombardiers stratégiques non annoncées à proximité de nos espaces aériens, tout ceci dans le contexte et dans les suites des opérations en Ukraine. S'il ne semble pas y avoir d'inflexion doctrinale, nous observons donc à tout le moins une volonté de Moscou de tirer profit de ce qu'on appelle l'ombre portée de l'arsenal nucléaire russe dans des crises régionales, et donc d'un abaissement du seuil de la menace à défaut d'un abaissement du seuil d'emploi de l'arme nucléaire. S'y ajoutent des efforts de modernisation de l'arsenal nucléaire russe stratégique et tactique tout à fait considérables. Un certain nombre ont déjà été mentionnés. Ces développements sont, il faut le rappeler, de moins en moins contraints par les accords de maîtrise des armements et vont l'être de moins en moins, en tout cas à l'horizon prévisible. La Russie, cela a été souligné, contourne en effet allègrement ces accords de maîtrise des armements. Je n'ai pas dit qu'elle les viole nécessairement tous, mais elle les contourne allègrement, y compris certains aspects du New Start.

Les postures de la Chine, de l'Inde et du Pakistan n'ont pas connu d'inflexion doctrinale majeure récente. Toutefois, les structures de force évoluent, qualitativement et quantitativement. Jusqu'à récemment, la Chine a appuyé sa stratégie de dissuasion sur deux piliers principaux : d'une part, des capacités de frappe régionale pléthoriques, conventionnelles et nucléaires, et d'autre part un nombre limité de capacités de frappe nucléaire intercontinentale. En quelques années, la Chine a mis à la mer une composante océanique. Elle est en train de créer ou de recréer une composante aéroportée. Elle fait évoluer ses capacités sol-sol vers des configurations plus avancées, avec des missiles systématiquement basés sur des plateformes mobiles, des missiles qui seraient équipés à long terme, voire dès à présent, de têtes multiples, ou le développement et le déploiement de planeurs hypersoniques qui sont déjà opérationnels pour des missiles de portée courte. Elle fait tout cela sans la moindre forme de transparence, eu égard à l'arsenal chinois.

Deux derniers points me semblent importants à souligner, au regard de la place de l'arme nucléaire dans les stratégies nationales : d'abord, parce que c'est une question qui a été évoquée par le président de la République dans son discours, l'articulation avec le conventionnel et ensuite, la maîtrise des armements. Ces deux points sont liés à de multiples égards. L'articulation de la dissuasion nucléaire avec la manœuvre conventionnelle mérite toute notre attention pour plusieurs raisons. La première est que la dissuasion nucléaire n'opère pas dans un vide, mais en pleine complémentarité avec un système de forces conventionnelles qui doit être assez robuste pour pallier les limites de la dissuasion nucléaire, c'est-à-dire défendre des intérêts non vitaux ou protéger les intérêts vitaux face à des atteintes qui seraient d'ampleur limitée.

Cette articulation entre conventionnel et nucléaire évolue aujourd'hui de plusieurs manières, d'abord parce que la marge de supériorité militaire américaine décroît vis-à-vis de ses principaux rivaux. Elle s'amenuise sous les effets conjugués de dix années d'opérations continues sur des théâtres au Moyen-Orient et en Asie centrale qui ont éloigné Washington et le Pentagone de la préparation des conflits qu'on appelle de haute intensité ou de haut du spectre. Pendant ce temps, la Russie et la Chine investissaient dans des stratégies de compensation de cet avantage conventionnel américain, de compensation indirecte au travers de ce qu'on appelle les stratégies de zones grises, mais aussi de compensation directe par le biais de postures de déni d'accès et d'interdictions régionales. Cette réduction de la marge de supériorité conventionnelle américaine doit nous préoccuper, dans la mesure où c'est précisément cette marge de supériorité qui donne à Washington la confiance nécessaire pour s'engager auprès de ses alliés, que ce soit en Europe ou en Asie.

Deuxième facteur d'évolution dans cette articulation, les options non nucléaires se diversifient aujourd'hui pour conduire des attaques stratégiques, stratégiques parce qu'elles peuvent frapper directement les territoires et les sociétés adverses. Qu'il s'agisse de guerre cybernétique, d'action dans l'espace extra-atmosphérique ou de frappe conventionnelle à longue distance, hypersonique ou non hypersonique, il s'agit d'axes de développement majeurs dans la plupart des puissances nucléaires, à commencer par la Russie et la Chine. D'ailleurs, s'il y a une évolution notable à souligner dans la doctrine militaire de la Russie révélée en décembre 2014, c'est bien l'officialisation de son intérêt pour la dissuasion conventionnelle et du rôle stratégique que la Russie attribue à ses capacités conventionnelles, ce qui est une nouveauté.

Cette tendance d'attribution de missions stratégiques à des capacités non nucléaires n'est pas sans effet sur les dynamiques d'escalade qui se complexifient. Dans le contexte d'une pression normative grandissante, cherchant à influer sur les politiques déclaratoires et donc sur le rôle de l'arme nucléaire, ce qui porte une pression disproportionnée sur les démocraties par rapport aux autres régimes, il importe donc de prendre la juste mesure à la fois de la nécessité de tirer le meilleur parti des capacités conventionnelles de haut du spectre, dans une logique dissuasive, mais également des limites persistantes auxquelles ces capacités se heurtent dans un rôle dissuasif. Concrètement, il est théoriquement possible de mettre à genoux des sociétés et des pays entiers par des moyens non nucléaires, mais cela ne signifie pas que ces mêmes moyens puissent former la base d'une posture de dissuasion crédible qui inciterait à elle seule, dès le temps de paix, des adversaires potentiels à la retenue. Ainsi, si la complémentarité entre forces nucléaire et conventionnelle doit être renforcée, elle ne doit pas faire perdre de vue le caractère spécifique de ce qu'on appelle la révolution nucléaire, c'est-à-dire les effets d'inhibition stratégique produits par l'aptitude à infliger des dommages inacceptables dans des délais très courts.

Dernier point, dans un tel contexte, la maîtrise des armements doit redevenir un axe majeur d'efforts diplomatiques. L'Europe est aujourd'hui en quelque sorte l'otage de la rivalité grandissante entre, d'une part, une Chine qui reste sur une ligne d'opacité complète concernant son arsenal nucléaire, alors même qu'elle affiche par ailleurs un niveau d'ambition militaire grandissant pour avoir une armée de rang mondial à l'horizon 2050, et d'autre part les États‑Unis qui évaluent le besoin de maintenir l'architecture existante de maîtrise des armements, nucléaires ou conventionnels, à l'aune du seul critère du désavantage comparatif que cette architecture apporterait aux États-Unis dans la perspective de cette rivalité grandissante avec la Chine.

Pour la France et l'Europe, le défi est à mon sens de réinventer un récit autour de la maîtrise des armements, en démontrant que celle-ci est non seulement compatible avec une ère de compétition stratégique renouvelée, mais particulièrement nécessaire eu égard aux transformations technologiques et capacitaires en cours.

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