Intervention de Bruno Tertrais

Réunion du mardi 25 février 2020 à 18h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Bruno Tertrais :

Je vais d'abord répondre à la question de M. Jacques sur le Brésil et l'Argentine. L'Argentine n'est jamais allée très loin. En revanche, l'armée brésilienne avait des intentions très claires, à l'époque du régime de la dictature militaire.

Actuellement, le Brésil a une capacité technique dans le domaine de l'enrichissement de l'uranium, y compris avec des brevets que les Brésiliens gardent jalousement et ils ne montrent pas toutes leurs installations facilement. Il y a par ailleurs, et c'est plus nouveau, une certaine tendance sous le président actuel, un certain relâchement sur le discours politique quant à l'impossibilité pour le Brésil de se repenser de nouveau en puissance nucléaire potentielle. Je ne voudrais pas que mes paroles soient mal interprétées. Je ne prête aucunement l'intention à M. Bolsonaro de se lancer dans un programme nucléaire militaire. Simplement, même si je ne suis pas inquiet sur une prolifération brésilienne, je note que l'on a quand même une combinaison assez nouvelle avec un pays qui a déjà une capacité d'enrichissement de l'uranium, qui veut se doter d'une sous-marinade à propulsion nucléaire, ce qui en ferait alors le seul pays ayant des sous-marins à propulsion nucléaire sans être un État doté de l'arme nucléaire. C'est intéressant comme scénario ; pour l'instant, c'est une coïncidence entre les deux. Enfin, le discours politique est plus nationaliste que par le passé. Je dirais que, s'il fallait absolument dire quels sont les pays qui, dans les trente prochaines années, pourraient y penser, je mettrais effectivement le Brésil. Ai-je des inquiétudes vis-à-vis du Brésil aujourd'hui ? Non.

Monsieur Gouttefarde, vous m'avez posé une colle sur le désarmement. D'abord, même avec la meilleure volonté du monde, j'ai du mal à m'imaginer en Président de la République. Mais j'accepte le challenge. Je ne vais pas vous faire des propositions d'une originalité débordante. Ce qui me semble essentiel aujourd'hui est de renouer les fils du dialogue, non seulement entre les cinq, mais aussi avec d'autres puissances stratégiques comme l'Inde, le Pakistan et si possible avec la Corée du Nord par des canaux appropriés, pour se comprendre et essayer de réduire au minimum les risques. Je sais bien que nous n'avons pas de relations diplomatiques avec la Corée du Nord. Corentin Brustlein l'a dit, la réduction des risques nucléaires, telle que je la promeus pour ma part depuis déjà dix ou quinze ans, est quelque chose de très fécond.

En l'absence d'ouverture possible sur le désarmement, devant les difficultés et les obstacles de la maîtrise des armements, essayons au moins de réduire les risques d'escalade, les risques d'incompréhension. Je connais assez bien l'Asie du Sud et je suis très frappé par le fait qu'en Inde, au Pakistan, nous sommes toujours absolument persuadés de savoir comment l'autre réagirait en cas de crise. C'est extrêmement dangereux. Je crois que c'est là que cela pèche un peu. Pourquoi ? Parce que je vois qu'entre les États-Unis et la Chine, il y a encore beaucoup de choses qui ne se disent pas facilement. Cela fait quand même une vingtaine d'années que les Américains essaient, mais il faut beaucoup de patience.

Plus proche de nous, peut-être de manière plus intéressante pour nous, Européens, je pense que trop de canaux de discussion, y compris au niveau militaire, ont été coupés avec la Crimée. Je partage totalement la politique de fermeté que nous avons vis-à-vis de la Russie sur la Crimée, mais il est regrettable que nous ayons coupé trop de choses. Je parle simplement au niveau français. Emmanuel Macron essaie de rétablir le dialogue. Je ne sais pas s'il y aura un dialogue militaire, mais cela me semble important. C'est surtout entre l'OTAN et la Russie. Je ne suis pas dans les initiatives flamboyantes qui feraient les titres des journaux, mais c'est dans cette direction que je m'orienterais.

À propos de la visite de l'Île Longue, puisque Jean-Charles Larsonneur a rappelé les réunions de l'assemblée de l'Atlantique nord, j'ai fait ma première visite de l'Île Longue avec l'assemblée de l'Atlantique nord en 1990. J'étais « bébé » dans ce domaine à l'époque évidemment, mais c'est pour vous dire que nous la montrons depuis très longtemps à vos collègues européens et américains, canadiens et autres. Nous leur montrons depuis très longtemps nos installations nucléaires. Pourquoi ? D'abord pour leur montrer que cela marche, pour leur montrer aussi que jamais on ne s'en débarrassera. C'est comme cela que l'interprètent certains visiteurs. C'est peut-être aussi pour impressionner. C'est parce que cela se fait entre alliés. Évidemment, cela demande une certaine réciprocité. Mais la France n'a pas à rougir de la transparence qu'elle fait sur ses principales installations nucléaires.

Je m'empresse de dire, et j'ai fait un certain nombre de visites dans les installations nucléaires françaises, que je crois savoir que nous ne sommes jamais allés au-delà de certains seuils de transparence. Il y a des choses que nous gardons pour nous, au nom de l'autonomie et de l'indépendance. Il y a des limites qui sont assez bien marquées.

Sur l'Allemagne silencieuse et les Britanniques plus fiables : jamais l'Allemagne ne sera le Royaume-Uni, jamais le Royaume-Uni ne sera l'Allemagne. L'un ne remplace pas l'autre, l'un ne se substitue pas à l'autre. Nous allons fêter le dixième anniversaire des accords de Lancaster House à l'automne. Il y aura une célébration. Nous allons les revalider, nous allons peut-être même essayer d'aller plus loin. Sur le mur de l'ambassade de Grande-Bretagne, il y avait cette grande exposition « Neighbors », voisins. La géographie fait que nous serons toujours voisins. Nous serons aussi toujours des pays qui partagent la même culture stratégique. Le Royaume-Uni n'est pas une alternative à l'Allemagne et l'Allemagne n'est pas une alternative au Royaume-Uni.

En termes de partenariat, Monsieur le député, je me permets de vous reprendre sur les concepts qu'Emmanuel Macron a mentionnés dans son discours. Il n'a pas parlé de dissuasion élargie et il n'est pas question d'élargir la dissuasion. Il a parlé de dialogue, de coïncidence d'intérêts vitaux, ce qui est une reconnaissance de faits plus qu'un parapluie. Je ne pense pas que le Président de la République ait eu la moindre velléité d'évoquer un parapluie nucléaire français.

Ce n'est pas le sujet, et je vais vous poser une colle, Monsieur le député. Qui a dit : « la France doit se sentir menacée dès lors que les territoires de l'Allemagne et du Benelux seraient violés » ? C'est le général de Gaulle. Ce qui est intéressant, c'est qu'il y a un mythe de la sanctuarisation du territoire par la dissuasion. Le général de Gaulle était, vous le savez mieux que moi, extrêmement pragmatique, très attaché à l'indépendance. Il n'en était pas moins attaché à la solidarité vis-à-vis de ses voisins. On peut retrouver tout un tas de déclarations du général de Gaulle, du Premier ministre Georges Pompidou également qui dit, devant votre Assemblée, que la force de dissuasion protège bien sûr aussi les Européens.

Je crois qu'il y a un petit peu une mythologie à déconstruire. Vous avez tout à fait raison, Monsieur le député, de vous préoccuper du maintien de cet héritage que nous portons tous et je salue votre engagement en ce sens, mais je crois qu'il ne faut pas reconstruire l'histoire. Le général de Gaulle lui-même était très préoccupé du fait que la France ne soit pas isolée. Comme le dit le Livre blanc de 1972 : « La France n'est pas isolée. Elle vit dans un tissu d'intérêts qui dépasse ses frontières. »

Je n'ai pas répondu à votre question sur le nucléaire civil, d'abord parce que je n'y connais à peu près rien, et ensuite parce que je crois savoir que ces sujets sont bien pris en compte. En tout cas, la possibilité d'un impact à l'avenir d'une réduction de la voilure du nucléaire civil sur le nucléaire militaire est une question qui intéresse depuis très longtemps. Je n'ai pas beaucoup de doutes sur le fait que c'est bien pris en compte, mais j'avoue que je ne peux pas vous en dire beaucoup plus parce que ce n'est vraiment pas un terrain qui concerne les grandes sphères géopolitiques. Les réalités concrètes me passent parfois un peu au-dessus de la tête.

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