Intervention de le général d'armée François Lecointre

Réunion du mercredi 22 avril 2020 à 14h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

le général d'armée François Lecointre, chef d'état-major des armées :

Si elle ne constitue pas une surprise stratégique puisqu'elle avait été identifiée dans le Livre blanc de 2013 et confirmée par la revue stratégique de 2017, la crise planétaire que nous traversons se distingue par trois aspects : elle provoque un repli de tous les pays, constitue un égalisateur de puissance et fait peser une menace sérieuse tant sur l'économie mondiale, que sur la sécurité internationale et les systèmes politiques. Cette crise ne fait que conforter le diagnostic que nous avions déjà posé et qui militait pour un renforcement de la résilience de la Nation, et en particulier de son outil principal, les armées.

Elle a ainsi conduit les armées à adapter leur dispositif : tout en continuant à assurer la défense des intérêts de la France, elles ont apporté – notamment dans les domaines sanitaire, logistique et de protection, sans que dans ce dernier domaine les militaires ne se substituent aux forces de sécurité intérieure – leur soutien aux autorités civiles à travers l'opération Résilience.

Ce soutien, comme le veut notre fonctionnement, fait de commandement vertical et de subsidiarité, s'est exprimé au travers d'un mode à la fois centralisé dans son commandement et déconcentré dans son exécution. Il a ainsi été conduit au niveau déconcentré dans chaque zone de défense et de sécurité, par les officiers généraux de zone de défense et de sécurité (OGZDS) qui se sont appuyés sur les délégués militaires départementaux (DMD) et les commandants de bases de défense (ComBdD), mais aussi par les commandants de zone maritime (CZM), le Commandement de la défense aérienne et les opérations aériennes (CDAOA) ainsi que, outre-mer, par les commandements supérieurs (COMSUP) des forces armées. Cette organisation, qui offre l'opportunité d'une grande centralisation des directives et d'une grande déconcentration de leur application, doit être réaffirmée. Chacun de ces grands subordonnés a ainsi noué un dialogue constructif avec l'ensemble des autorités civiles.

Fort de cette organisation, nous avons choisi de conserver au niveau national la gestion de moyens critiques, comme l'élément militaire de réanimation qui a été engagé près de l'hôpital de Mulhouse, mais aussi les moyens maritimes engagés pour initialement rapatrier des malades de Corse puis plus tard vers l'outre-mer, et enfin les moyens aériens pour soulager le Grand Est et l'Île‑de‑France. La partie décentralisée est caractérisée par la mise en œuvre de moyens comme des hélicoptères, ou pour délivrer un appui spécifique et adapté aux besoins locaux, qu'il s'agisse d'aménagements de sas hospitaliers, de renforts des différentes cellules de crise ou autres concours. Cette contribution, qui a pu apparaître symbolique, a en réalité parfois été décisive, en particulier lorsqu'il s'est agi de fournir des capacités uniques : je pense notamment au service de décontamination du 2e régiment de dragons NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique).

Nous avons ainsi été au rendez-vous de toutes les demandes de concours et réquisitions qui nous ont été adressées au cours de cette crise importante : en moyenne, c'est plus de 3 000 militaires y ont répondu quotidiennement.

Au-delà des missions opérationnelles, les armées doivent absolument maintenir une capacité de réserve d'intervention. Cela, certes, va à l'encontre de la logique d'efficience suivie par toute administration. Cette réserve est cependant nécessaire en cas d'opération nouvelle, soit à l'extérieur, soit sur le territoire national, le niveau de menace demeurant par ailleurs extrêmement élevé – 30 000 militaires et 12 000 pompiers militaires sont toujours, en ce moment même, en posture opérationnelle.

Les postures permanentes ont été maintenues, sur terre, avec notamment les opérations Sentinelle et Harpie, dans les airs et sur mer ainsi que dans le champ cyber, où le niveau de protection a été rehaussé devant le risque d'attaque virale.

Les départs en opération extérieure ou outre-mer sont par ailleurs désormais associés à une phase de quatorzaine. En Afrique, l'opération Barkhane se poursuit avec nos partenaires, dans la dynamique du sommet de Pau avec des résultats importants dans le Liptako et le maintien du tempo de la mise en place de la Task Force Takuba, qui verra sa capacité opérationnelle initiale déclarée cet été comme prévu. L'opération Irini a été lancée en Méditerranée en remplacement de l'opération Sophia ; elle a vocation à surveiller le respect de l'embargo sur les armes à destination de la Libye.

Nous poursuivons dans le Golfe Persique, avec nos partenaires européens, l'opération Agénor, en liaison avec l'opération américaine Sentinel. Au Levant, l'adaptation de notre dispositif en Irak ne signifie pas un retrait total : nous luttons toujours contre Daech.

Maintenir cette action opérationnelle s'impose : nos compétiteurs stratégiques nous observent et évaluent notre capacité de résilience. Délaisser certains théâtres, en particulier au Sahel, anéantirait des années d'efforts et entraînerait le repli de nos partenaires. Ce maintien est un élément majeur de notre crédibilité.

Ce virus n'a pas épargné les armées, et elles ont été affectées comme l'ensemble de la population par la maladie et le poids du confinement sur le moral et les familles. Le cas du Charles de Gaulle est à ce titre illustratif de l'ampleur que cette infection virale peut avoir dans nos milieux parfois très contraints.

Malgré cette vulnérabilité, je suis très fier que notre institution ait été l'une des principales à maintenir son activité et poursuivre ses missions sans rien lâcher. Concrètement, pour conserver notre capacité opérationnelle et maintenir les fonctions essentielles tout protégeant nos hommes et leur famille, nous avons dû adapter notre fonctionnement. Rapidement, nous avons mis en place un plan de continuité de l'activité (PCA) qui était prêt depuis 2013 et qui définissait l'organisation ad hoc en cas de pandémie virale. Celui-ci a été ajusté au fur et à mesure de la montée du péril en Asie.

Il a ensuite fallu mettre en place des structures dédiées pour gérer cette nouvelle menace qui a la particularité de peser autant, voire plus, sur les fonctions socle et de l'arrière habituellement préservées. La crise, initialement conduite par le ministère de la santé et des solidarités compte tenue de la prépondérance de son volet sanitaire, s'est rapidement étendue à d'autres domaines au point de devenir un enjeu interministériel, ce qui a justifié la mise en place d'une cellule interministérielle de crise. De même, est apparu au sein du ministère des armées le besoin de mettre sur pied d'abord une cellule dédiée au suivi de l'opération Résilience, au centre de planification et de conduite des opérations, mais aussi un plateau ministériel de crise, hébergé à l'état-major des armées, et placé sous la responsabilité du major-général des armées. Il permet à notre ministre gestion transverse et bonne anticipation des conséquences de cette crise. Ces structures se retrouvent au niveau déconcentré sous les ordres des officiers généraux de zone de défense et de sécurité. Ces derniers ont en effet pour mission de coordonner les différents services du ministère au niveau zonal et régional, en marquant un effort particulier au profit des commandants de base de défense, à qui j'ai confié la pleine autorité sur la chaîne de soutien interarmées.

Nous maintenons les opérations stratégiques en nous adaptant pour conduire cette crise, en conservant une réserve tout en continuant à planifier des opérations pouvant être déclenchées si la situation se dégrade. Pour ce faire, il nous a été nécessaire de suspendre - au moins en partie - plusieurs activités moins essentielles, pour protéger les armées et leur famille. Ce faisant, nous accumulons une « dette organique » qui pourrait porter préjudice à la continuité de nos engagements opérationnels et dont la résorption dans les meilleurs délais constituera ma priorité : il en va effectivement tant de notre efficacité opérationnelle que de la sécurité de nos hommes, notre armée de plein-emploi se trouvant aux limites de ses capacités. Il me faut évaluer le risque que nos hommes courent à être exposés au Covid-19 et celui qu'ils courront demain face à un ennemi qui pourrait leur être supérieur si la préparation opérationnelle idoine leur faisait défaut, et trouver un équilibre le plus juste possible entre les exigences de cette dernière, la soutenabilité de notre modèle et la préparation de l'avenir.

Comment revenir à un modèle d'armée complet, dans un monde post-crise Covid 19 plus dangereux encore compte tenu du comportement violent de certains acteurs régionaux, d'un probable repli américain précipité et de l'activisme chinois ? Il ne faudra pas désarmer et poursuivre, sinon accélérer, notre effort dans le cadre de la loi de programmation militaire. Je compte sur les parlementaires pour porter ce message.

Au-delà des possibles ruptures capacitaires à venir, les limites que j'ai déjà décrites ici perdurent dans notre organisation et dans notre fonctionnement. Depuis des années, on privilégiait le management sur le commandement, l'efficience sur l'efficacité et la logique de flux sur la logique de stock. Sans surprise, la crise a révélé que l'externalisation, comme la délocalisation de fonctions vitales et le manque tant de réserves de ressources humaines militaires que d'épaisseur organique constituent autant d'entraves à notre pleine efficacité. Tout cela continue de peser sur les armées, et au moment où l'on compte sur les armées pour être l'instrument principal de la résilience de l'État, ces faiblesses apparaissent plus criantes encore. En réalité, notre épaisseur et notre organisation qui étaient en cours de reconstitution ne devront surtout pas être fragilisées et il faudra continuer l'effort entrepris, en plus de celui pour résorber la dette contractée.

Au-delà de leurs capacités, les armées ont apporté un état d'esprit marqué par une intelligence de situation, une culture du risque et un savoir-faire dans l'élaboration de décisions dans l'incertitude.

Enfin, cette crise démontre que nos armées doivent être taillées non pas pour ce qu'elles font au quotidien, mais pour ce qu'elles peuvent être amenées à accomplir dans des circonstances exceptionnelles. La préservation de la singularité militaire, garante de notre efficacité, devra plus que jamais guider nos choix à venir.

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