Intervention de le général Thierry Burkhard

Réunion du mercredi 17 juin 2020 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

le général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de Terre :

Madame la Présidente, Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de me donner, aujourd'hui, l'opportunité de présenter la vision stratégique de l'armée de Terre. Lors de ma dernière audition, je concluais en rappelant un des effets de la crise COVID qui est le risque d'un champ de vision étroit qui nous amène à détourner le regard du reste du monde. Nous venons de vivre une crise sanitaire qui a stoppé l'activité économique mais qui n'a pas gelé les tensions internationales. La prochaine crise pourrait tout à fait être sécuritaire, voire militaire.

Ces crises indiquent par ailleurs que nos prochains conflits pourraient être assez différents de nos opérations actuelles. Ils seront probablement de plus grande ampleur. Ils seront en tout cas plus exigeants et sûrement plus lourds de conséquences.

Je fais également le constat que nous ne sommes pas suffisamment préparés à ce type de conflits. C'est la raison pour laquelle, il nous faut durcir l'armée de Terre pour qu'elle soit capable de faire face à des conflits encore plus difficiles que nos engagements actuels, déjà bien éprouvants. C'est cette idée qui a motivé les travaux de la vision stratégique initiés l'été dernier.

Je vais maintenant vous en présenter les grands axes : tout d'abord « pourquoi une vision stratégique ? », je parlerai ensuite de mon ambition pour l'armée de Terre avant d'évoquer la manœuvre, le plan que j'envisage pour atteindre cette ambition.

Le point de départ des travaux sur la vision stratégique est le constat du retour des rapports de forces et de l'évolution de la conflictualité. Nous redécouvrons que le rapport de force est à nouveau un mode de relation entre Etats et qu'il est de plus en plus fréquemment utilisé. Les pays aux portes mêmes de l'Europe se militarisent à grande vitesse. Ainsi, la France déploie actuellement un peu plus de 5 000 hommes engagés au Mali, à la demande de l'Etat malien. En comparaison, en octobre 2019, la Turquie a conduit une opération en Syrie, sur un front de 300 km pendant une vingtaine de jours. L'objectif était de constituer un glacis. Elle a déployé 80 000 hommes avec du matériel moderne comme des chars Léopard et des drones de combat.

Le risque, c'est la tentation du possible. La puissance militaire rend possible l'ambition de dominer politiquement et militairement son environnement. Et en particulier si, en face, la capacité de riposte est faible.

Les conflits se durcissent et nos compétiteurs sont très habiles ! De plus en plus de pays agissent juste sous le seuil du conflit ouvert avec des actions non revendiquées : attaques cyber, opérations d'influence et de manipulation de l'opinion publique, des domaines où l'attribution de l'attaque est difficile. Ils n'hésitent plus à déployer leurs forces, à tester parfois brutalement, à intimider.

Plusieurs facteurs amplifient considérablement le risque de conflits de haute intensité : ils sont politiques, technologiques et informationnels.

Il y a d'abord l'affaiblissement du multilatéralisme. Les frontières sont violées sans états d'âme. L'illégalité internationale devient acceptable, sinon la norme. Avant, les résolutions de l'ONU atténuaient les tensions entre Etats. Ce n'est plus le cas et c'est regrettable.

Il y a ensuite la concurrence et la prolifération technologique. Notre supériorité technologique est contestée dans différents domaines.

Il y a enfin le champ informationnel qui devient un espace d'influence et d'affrontement à part entière, systématiquement utilisé. C'est probablement la plus grosse rupture. C'est un domaine où nous ne sommes pas en position de force face à des compétiteurs de plus en plus désinhibés.

Les émotions sont aujourd'hui plus instrumentalisées que jamais. Avec quelques images ou quelques mails piratés, il est aujourd'hui possible de faire basculer une opinion nationale voire internationale, de semer le désordre dans la rue et dans les esprits.

Le bon exemple de ce durcissement des conflits est probablement la Libye, à un peu plus de 2 000 Km de nos plages. Il y a deux ans, nous assistions à des affrontements à la Kalashnikov entre milices armées. Aujourd'hui, c'est une vraie guerre, dans tous les champs de la conflictualité : internationalisation du conflit, embargo maritime, blindés, frappes en boucle courte, utilisation de drones et d'avions de combat, menace anti-aérienne, actions cyber, guerre informationnelle, etc. Cette guerre préfigure peut-être celles que nous devons préparer.

De ces constats, je tire plusieurs conclusions.

La première conclusion est que nous arrivons peut-être à la fin d'un cycle de la conflictualité qui a duré 20 ans où l'effort de nos armées s'est concentré sur le combat contre le terrorisme militarisé. Dans nos opérations actuelles, nous sommes dans une sorte de confort opérationnel : pas de menace aérienne, pas de menace de missiles longue portée, pas de brouillage… Mais n'allons pas dire à nos soldats que leurs engagements ne sont pas difficiles, ils restent très durs. Nous apprenons beaucoup dans ces conflits mais il faut constater que notre modèle d'armée s'est essentiellement organisé autour d'un type très particulier d'opérations. Il nous faut réapprendre la grammaire de la guerre de haute intensité.

La deuxième conclusion est que le risque d'escalade militaire est très élevé. Le moindre incident peut très facilement dégénérer. Toutes les pièces des crises militaires futures sont en place, il ne manque peut-être que le déclencheur. Dans ce contexte, il faut se poser la question du type d'armée de Terre qu'il faut pour notre pays. Mon ambition, ma mission est que la France dispose d'une armée de Terre durcie, prête à faire face aux chocs les plus rudes.

Qu'est-ce que j'entends par « une armée de Terre durcie » ? C'est tout d'abord une armée de Terre prête au combat, sur court préavis. Vous allez me dire que c'est ce que l'on fait déjà. Mais aujourd'hui, c'est un petit morceau d'armée de Terre qui est prête. Nous devons être capables de déployer un volume de forces significatif beaucoup plus rapidement que ce que nous sommes capables de faire actuellement. En cas d'escalade armée, nous n'aurons pas six mois pour nous préparer. Une Nation prête au combat sera capable de dissuader ses potentiels adversaires. Ce ne sera pas le cas d'une Nation mal préparée qui suscitera les convoitises.

Une armée de Terre durcie, c'est ensuite une armée de Terre puissante, entraînée et adaptée aux nouvelles menaces. Pour éviter d'être contournés par nos adversaires dans un segment où nous ne sommes pas présents, le meilleur moyen est de conserver un modèle d'armée complet, suffisamment dissuasif. Il nous faut aussi durcir nos capacités pour agir même si les milieux sont contestés. Au Sahel, la menace aérienne est inexistante et la menace roquette est assez faible. Il nous faut donc réapprendre à manœuvrer dans des environnements toujours plus hostiles, face à des capacités de déni d'accès comme les missiles de longue portée, nous empêchant de bénéficier en permanence des appuis interarmées. Nous devons mieux prendre en compte les menaces dans la profondeur.

Pour être puissants, il faut également mieux combiner nos effets : les effets physiques au travers des actions de combat mais également les effets immatériels comme le brouillage ou la déception. La guerre peut être gagnée sur le terrain mais perdue dans le champ des perceptions. La guerre peut être perdue sans avoir livré bataille parce que nous n'aurons peut-être même pas été capables de décider de livrer bataille. Notre entrainement doit donc se recentrer sur la haute intensité et il nous faut, pour cela, retrouver des marges. Je l'évoque juste après.

Une armée de Terre durcie, c'est enfin une armée de Terre résiliente. Il nous faut de l'épaisseur. Nous devons disposer d'une organisation territoriale robuste, de soutiens communs adaptés aux forces opérationnelles, de moyens redondants et de stocks. Nous ne devons pas perdre la guerre avant de l'avoir livrée parce que l'on sait que nos stocks de munitions sont insuffisants !

Cette armée de Terre prête d'emblée, puissante et résiliente, il faut l'inscrire dans un nouveau concept d'emploi des forces terrestres que nous sommes en train d'écrire. Mon objectif est d'être capable de proposer au chef d'état-major des armées une nouvelle offre terrestre qui soit pleinement adaptée aux conflits qui s'annoncent. Car soyez bien sûrs que la composante terrestre continuera d'occuper une place centrale. Les crises se dénouent toujours au sol et c'est au sol que s'affrontent les ultimes volontés ! L'armée de Terre, c'est aussi le maillage du territoire et la capacité de protéger et soutenir très vite les Français si la situation le nécessite.

Pour atteindre cette ambition d'armée de Terre durcie, mon intention est de rehausser le niveau d'exigence de notre préparation opérationnelle. Je vous invite à regarder le schéma de champ de bataille qui vous a été envoyé avec ses quatre grands axes qui illustrent les quatre grands objectifs stratégiques de la vision stratégique. Ces axes concernent nos hommes, nos capacités, notre entrainement et la simplification de notre fonctionnement.

Pour atteindre ces objectifs, j'ai lancé 12 projets. Certains seront rapides à réaliser, d'autres moins. J'en développerai quelques-uns.

Mon premier objectif stratégique est de préparer nos soldats à des engagements encore plus difficiles. Nous pourrons avoir les matériels les plus modernes au monde, ils ne nous permettront de gagner que s'ils sont servis par des soldats aguerris et donc suffisamment entraînés. C'est la raison pour laquelle nos hommes et nos femmes restent ma priorité. J'estime que leur niveau est bon mais qu'il faut davantage préparer les esprits à des engagements difficiles. Il nous faut rehausser le niveau de préparation de nos officiers et de nos sous-officiers. Il faut aussi renforcer l'exigence de la formation de nos militaires du rang. Nos jeunes doivent trouver dans l'armée ce pour quoi ils se sont engagés : le dépassement de soi, l'aventure… C'est dans cet esprit que j'ai souhaité réécrire le Code d'honneur du soldat dont vous avez été destinataires. C'est un code avec 10 articles, écrit à la première personne. Il rappelle nos vertus militaires et engage chacun de nos soldats vis-à-vis de leurs camarades, de leur chef et de leur pays.

Je veux également renforcer nos capacités de formation technique. Nous avons le projet de créer une Ecole technique parce que nous avons de plus en plus besoin de sous-officiers très qualifiés pour assurer des fonctions techniques et d'encadrement. Nos formations doivent être mieux adaptées. Cette école permettrait à des jeunes de 16-17 ans qui ont un goût pour la technique, de s'acculturer progressivement à la vie militaire et de bénéficier d'une formation reconnue. Ce projet illustre assez bien l'idée « d'escalier social » qui fait partie de l'identité de l'armée de Terre.

Nous avons également besoin d'une réserve plus entraînée et plus employable. Elle est essentielle pour regagner cette épaisseur dont nous avons besoin en combinant l'action de nos unités d'active et de réserve.

Je termine avec nos blessés. Nous avons le projet de créer une structure qui doit leur permettre de mieux se réinsérer dans la vie professionnelle.

Pour durcir l'armée de Terre, il nous faut ensuite des capacités essentielles. C'est mon deuxième objectif stratégique. J'ai besoin de temps, de matériels modernes et disponibles et de munitions pour l'entraînement. J'étudie tout d'abord la réorganisation de la gestion de nos parcs de véhicules pour redonner aux régiments les moyens de s'entraîner en garnison et donc leur redonner du temps de préparation. Concernant la modernisation de nos matériels, je milite pour que nous trouvions le plus juste équilibre technologique pour assurer notre supériorité opérationnelle. Il faut bien sûr éviter le décrochage avec nos potentiels adversaires. Ce qui impose de nous projeter à 10, 20 ans et d'identifier les futures menaces qu'il nous faudra parer. Les essaims de drones et les missiles hyper-véloces ne sont plus de la science-fiction ! Mais il faut aussi avoir de la masse et veiller à ce que les coûts de possession de nos matériels n'explosent pas ! Une formule 1 se construit à l'unité. Elle permet de gagner la course mais elle ne permet pas de gagner la guerre ! L'équation n'est pas simple entre masse et technologie mais les premiers retours que nous avons de l'expérimentation du Griffon par le 3e RIMa sont bons et me confortent dans l'idée que la transformation Scorpion apportera une vraie plus-value tactique à nos unités.

Sur le plus long terme, il nous faut entamer la modernisation du segment lourd, celui de nos brigades blindées tout en assurant la pérennité des capacités actuelles. Le programme principal sera le MGCS qui sera le système de chars de combat franco-allemand qui remplacera le Leclerc et le Léopard 2 à horizon 2035.

Mon troisième objectif stratégique est l'entraînement qui doit être centré sur l'engagement majeur. Ma préoccupation est que nous sommes une armée de Terre très employée mais entraînée pour un segment bien particulier. Nous sommes comparables à des sportifs qui s'entraînent la veille de la compétition. Notre niveau est bon parce que nous participons à beaucoup de compétitions avec des concurrents le plus souvent à notre portée. Nous devons maintenant nous préparer à affronter des poids lourds de haut niveau, sans préavis de préparation. Nous devons donc savoir manœuvrer dans la profondeur, dans un environnement hostile en exploitant au mieux tout le potentiel du combat Scorpion. Ce serait une faute que de ne pas aller au bout de ce que permettent ces matériels. Il nous faut de nouveaux exercices et de nouveaux entraînements, mieux adaptés aux guerres de demain : brouillage, déception, travail en mode dégradé des PC. Nous évaluerons cette préparation au conflit de haute intensité dans un exercice majeur de niveau division dans les années qui viennent. Un exercice majeur, associé à une bonne communication stratégique, c'est aussi une manière de dissuader nos adversaires !

Mon dernier objectif stratégique est celui de la simplification. Aujourd'hui, notre fonctionnement est devenu compliqué avec l'accumulation de normes et de directives multiples. Tout se cristallise au niveau du régiment avec des chefs de corps qui sont au bout de l'entonnoir de différentes chaînes fonctionnelles. Nous n'avons plus une chaîne de commandement, nous avons souvent des chaînes de commandement. Je ne veux pas une simple revue de nos processus et de nos procédures. Je veux initier un changement d'état d'esprit. Nous sommes victimes d'un mode de fonctionnement qui paralyse les bonnes volontés et la prise de risque calculée. Je veux que chacun soit responsabilisé à son niveau. Faisons confiance à nos subordonnés. Ils sont choisis, formés, contrôlés. Apprenons à nos chefs à exercer la subsidiarité.

Il y a donc un projet de simplification de l'armée de Terre. L'objectif, c'est d'aboutir à des solutions pragmatiques qui facilitent la vie de nos formations et libèrent du temps à consacrer au durcissement de notre préparation opérationnelle. Ce ne sera pas simple, j'aborde donc ce projet avec beaucoup d'humilité mais aussi beaucoup de détermination.

Vous l'avez compris, cette vision stratégique est une opération dans la durée. Tout ne sera pas réalisé dans les 6 mois à venir et les défis à relever sont nombreux. L'armée de Terre n'a pas tous les leviers pour les relever mais elle en a un pour lequel j'accorde beaucoup d'importance : la qualité de notre chaîne de commandement dont je vous ai parlé lors de ma précédente audition. C'est la chaîne de commandement qui va permette d'atteindre les objectifs de la vision stratégique. Mais la clef du succès est aussi chez vous et j'aurais besoin de votre appui ! Vous avez contribué à l'obtention de la LPM de réparation et de modernisation. Je sais pouvoir compter sur vous pour permettre à l'armée de Terre d'exploiter au mieux les ressources qui lui sont données.

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