Intervention de Michel Goya

Réunion du mercredi 24 juin 2020 à 9h40
Commission de la défense nationale et des forces armées

Michel Goya, ancien officier des Troupes de marines :

Je vais revenir sur la notion même de modèle d'armée et sur son historique récent.

Un modèle d'armée ou modèle de force n'est normalement que l'instrument de ce que le général de Gaulle appelait une grande stratégie, c'est-à-dire une vision de ce que veut être la France dans un contexte international donné.

Ce modèle est fondé sur des hypothèses d'emploi. À l'instar d'un paradigme scientifique, il est considéré comme valable tant qu'il résout les problèmes. À partir du moment où il ne parvient plus à résoudre un problème important, il faut considérer que ce modèle doit être absolument changé. La France de la Cinquième République a ainsi connu plusieurs époques stratégiques. La première, brève, consistait à gérer la fin de la décolonisation, ce n'est qu'ensuite qu'il a été possible de remettre à plat notre vision du monde et les missions probables de nos armées pour construire un nouveau modèle de force.

Nous considérions à l'époque deux missions principales. La première, pour les armées était de dissuader l'Union soviétique de nous envahir et la deuxième était d'intervenir ponctuellement hors d'Europe pour défendre nos intérêts.

Pour remplir la première mission, nous avons construit une force nucléaire et nous y avons adossé une force conventionnelle puissante, destinée à défendre les frontières pour éviter le tout ou rien et même éventuellement intervenir à l'intérieur du territoire métropolitain.

Pour remplir la deuxième mission, considérant que nous refusions d'engager des soldats appelés hors des frontières de la France, nous avons mis en place un système d'intervention à base de petites forces professionnelles en alerte et d'un réseau de base prépositionné.

Ce modèle a résisté pendant environ trente ans, ce qui est, d'un point de vue historique, presque un record sur les deux siècles précédents. Ce modèle a quand même été mis en défaut et a connu des surprises.

La première surprise a été l'obligation de mener une campagne de contre insurrection au Tchad, de 1969 à 1972. C'est une chose que nous n'avions pas envisagée. Il aurait été possible de l'anticiper, mais en réalité, nous ne voulions pas faire ce genre de choses quelques années après la guerre d'Algérie. Pourtant, nous avons été obligés de le faire. Le modèle a été adopté en périphérie et cela a plutôt bien fonctionné.

Ce modèle a été mis en défaut une deuxième fois dans les années 80, lorsqu'il s'est agi de se confronter à l'Iran et à la Libye. Une confrontation désigne l'affrontement avec une autre entité politique, généralement un État, en dessous du seuil de guerre ouverte. Nous nous sommes ainsi confrontés à la Libye, au Tchad et cela s'est plutôt bien passé. Nous avons réussi à dissuader la Libye d'envahir le sud du Tchad et nous avons contribué à la défaite de la Libye au nord de ce même pays. Cela a été un succès. Nous l'avons payé d'un attentat qui a coûté la vie à plus de cinquante de nos concitoyens mais cette première confrontation a plutôt bien fonctionné.

En revanche, nous avons complètement échoué contre l'Iran. Dans cet affrontement durant les années 80, l'Iran a utilisé contre nous tout un panel d'actions clandestines : prises d'otage, assassinat au Liban, attaques contre le contingent multinational à Beyrouth et attentat à Paris en 1986. Face à ce type d'action, nous nous sommes retrouvés très largement impuissants et nous avons été vaincus puisque nous avons tout cédé à l'Iran à ce moment-là. Cette confrontation est certainement le plus grave échec de la Cinquième République.

La guerre du Golfe en 1990 nous a pris à nouveau en défaut, mais cette fois de manière structurelle. Dans notre modèle, nous n'avions jamais envisagé d'avoir à engager une force expéditionnaire importante, loin de nos frontières. Nos forces professionnelles étaient réduites et personne n'avait songé, à l'époque, à constituer une force de réserve professionnelle, comme l'avaient par exemple fait les États-Unis en 1973, lorsqu'ils se sont professionnalisés.

Comme nous persistions à ne pas envoyer de soldats appelés au loin, nous nous condamnions, à cette époque, à n'être que des acteurs mineurs dans cette nouvelle époque stratégique, cette troisième qui se mettait en place, à l'intérieur de laquelle nous pouvions anticiper que ce genre d'expédition serait courante.

Nous avons donc à ce moment-là entrepris de transformer notre modèle de force. Nous l'avons globalement plutôt mal fait. Pris entre plusieurs contraintes contradictoires, nous avons continué à lancer des grands programmes industriels qui étaient destinés à combattre le pacte de Varsovie, alors que ce pacte n'existait plus, alors que les moyens qui permettaient la soutenabilité financière du modèle gaullien n'existaient plus. La croissance forte de l'époque, le fait d'utiliser des soldats appelés et donc de réduire le coût de fonctionnement et surtout la réduction de notre effort de défense ont fait qu'il était impossible de financer ce nouveau modèle d'armée.

Nous avons assisté à une grande contraction des forces, jusqu'à environ la moitié et même jusqu'à 80 % pour les forces terrestres conventionnelles chargées de défendre le territoire. En 2015, nous avions moins de soldats professionnels qu'avant la professionnalisation et notre capacité de projection n'avait pratiquement pas augmenté depuis 1990.

Lorsque nous avons construit ce nouveau modèle, nous envisagions uniquement comme normales les opérations de gestion de crise, donc sans ennemi, les opérations de police internationale et les guerres punitives. Nous étions dans le cadre d'un nouvel ordre mondial. Qui dit ordre dit maintien de l'ordre. Notre conception de l'emploi des forces relevait du maintien de l'ordre international.

Dans le cas des opérations de gestion de crise ou de stabilisation, nous avons beaucoup tâtonné entre opération humanitaire, armée, interposition, sécurisation extérieure et même intérieure. Nous avons beaucoup souffert jusqu'à comprendre qu'une opération de stabilisation ne pouvait réussir qu'avec une acceptation, souvent imposée par la force, de tous les acteurs politiques locaux ainsi que le déploiement de moyens importants.

La conduite des guerres punitives en coalition nous a très largement échappé. Cela a abouti opérationnellement à de bons résultats. Sans juger de la justesse de l'objectif politique de la soumission de l'Irak en 1991 jusqu'à la fin du colonel Kadhafi, 20 ans plus tard, en passant par les guerres contre l'état bosno-serbe ou la Serbie, soit globalement une guerre tous les cinq ans pendant cette période stratégique, l'objectif militaire recherché a été atteint à chaque fois, mais il a en réalité été atteint à 80 % par les Américains.

Ce mode opératoire, intervention courte/stabilisation longue, a en revanche complètement échoué en Afghanistan en 2001, en grande partie parce que l'objectif initial de destruction de l'ennemi n'avait pas été atteint. Cela ne nous a pas empêchés de continuer et de nous lancer dans une nouvelle campagne de contre-insurrection qui marquait en réalité, pour nous, le début d'une troisième période stratégique pour la Cinquième République. Cette campagne a eu des résultats relativement mitigés.

Les expériences afghane et irakienne ont sonné le glas du nouvel ordre mondial. Elles ont concrétisé la montée en puissance des organisations armées comme étant les forces militaires émergentes de la mondialisation.

Depuis dix ans, nous sommes entrés dans une nouvelle époque stratégique de la Cinquième République. Les ambitions militaires occidentales se sont réduites, les États-Unis se sont épuisés et ceux qui les ont suivis dans ces aventures n'ont plus forcément eu envie de se lancer à nouveau dans de grandes opérations de stabilisation.

Avec le retour de la Russie et de la Chine dans la compétition de puissance, les blocages de la guerre froide sont également réapparus.

Dans ce cadre-là, la nouvelle normalité stratégique a effectivement des airs de guerre froide, avec le retour des freins vers la guerre ouverte dès lors que des puissances nucléaires sont engagées.

C'est donc par voie de conséquence aussi, le retour des confrontations avec de plus ou moins forts niveaux de violence comme entre la Russie et l'Ukraine par exemple, ou entre les États-Unis et l'Iran. C'est aussi la confirmation de la montée en puissance des acteurs non-étatiques armés, organisations politiques, religieuses, criminelles, mais aussi potentiellement toute structure ayant suffisamment d'argent pour se payer une armée au sein d'un État faible.

Nous pouvons ajouter à cela deux contraintes particulières de cette nouvelle époque : un fond probable de crises en tous genres (climatique, pandémique, économique, etc.) et des ressources pour l'outil militaire français qui, je le crois, seront forcément toujours limitées tant les besoins sont importants par ailleurs.

Le budget des armées est dans la zone des 30 à 40 milliards d'euros constants depuis le milieu des années 70 et il est peu probable que nous puissions aller beaucoup plus haut.

Dans ce nouveau contexte, la nouvelle normalité opérationnelle s'appuie selon moi sur trois types d'opérations : les actions auprès des populations, y compris sur le territoire français, la confrontation contre les États et la guerre contre les organisations armées.

Ce qui est devenu improbable, mais qu'il faut quand même envisager, ce sont les grandes opérations de stabilisation, de gestion de crise, comme nous l'avons fait jusqu'en Centrafrique, les guerres interétatiques et les guerres ouvertes interétatiques ou guerres ouvertes entre puissances nucléaires.

Nous sommes déjà engagés pleinement dans plusieurs de ces missions dans lesquelles il faut s'efforcer d'être plus efficient. Mais la vraie nouveauté est effectivement le retour de la confrontation, soit la capacité à faire pression sur un État, c'est-à-dire la capacité à lui faire mal éventuellement, sans engager une guerre ouverte. Cela passe par une multitude de moyens d'action qui dépassent le champ militaire, de l'action clandestine, des frappes aériennes aux raids aéroterrestres, en passant par les actions cybernétiques, la propagande, l'action économique, diplomatique, etc. En réalité, la seule limite est l'imagination.

La Russie et la Chine font cela très bien et nous aurions fortement intérêt à les imiter. Nous avons un certain nombre de moyens dans ce genre. D'autres sont sans doute à développer et il manque sans doute surtout une prise de conscience, une volonté et un instrument de commandement et de coordination.

Quant aux missions importantes mais improbables, il faut se tenir prêt. Nous le sommes avec notre force nucléaire et le maintien de cette capacité sera de nouveau un poste de dépense très important, dans cette nouvelle période stratégique.

Il faut pouvoir remonter très vite en puissance dans le domaine conventionnel à partir d'une force active solide.

Plusieurs axes d'effort me paraissent indispensables. Pour abréger mon propos, je me contenterai de parler des deux premiers axes d'effort.

Selon moi, le premier problème à résoudre est celui du volume. Nos troupes sont excellentes mais elles ont un contrat de déploiement maximum de huit groupements tactiques, de deux groupements aéromobiles et d'une capacité de frappes aériennes en moyenne de dix à 15 projectiles par jour. Si nous prenons les grandes opérations que nous avons menées de ce style, le nombre d'adversaires que nous sommes réellement capables de vaincre diminue constamment.

Pour avoir des soldats dans un contexte économiquement soutenable, il n'y a pas d'autre possibilité que l'innovation sociale. Nous avons essayé de trouver une solution en professionnalisant complètement les forces, cela n'a pas fonctionné.

Si, toutes proportions gardées, nous faisions le même effort que les Américains lorsqu'ils se sont engagés en Irak, nous serions capables de déployer 100 000 soldats et non pas 15 000, comme il est prévu dans le dernier contrat opérationnel.

Sur ces 100 000 soldats, il y aurait 30 000 soldats d'active, mais aussi 15 000 réservistes et 55 000 soldats privés, miliciens et mercenaires locaux, américains ou multinationaux.

Les ressources humaines doivent incontestablement être trouvées localement. Cela a été le cas, selon diverses modalités, dans le passé. Je vous donnerai éventuellement des exemples quand nous passerons aux questions, mais je voudrais surtout insister sur la nécessité de trouver des ressources en France.

Dans un contexte de ressources financières contraintes, le réservoir de forces dans lequel puiser en cas de crise grave ne peut être qu'une fraction civile de la nation, convertible très rapidement en force militaire, avec des moyens militaires matériels sous cocon ou que nous puissions construire ou acheter tout de suite. Or nous avons sacrifié notre force de réserve qui ne représente plus que moins de 10 % de ce qu'elle était à la fin de la guerre froide.

Les États-Unis dépensent 10 % de leur budget pour être capables de renforcer au moins d'un tiers leurs forces ou de les compléter par des moyens et des compétences peu utilisées jusque-là. Cela ne me paraît pas incongru. Mais tout cela s'organise avec une structure de commandement dédiée, comme nous en avions dans le passé.

Enfin, nous ne pourrons pas faire face à l'inattendu avec la même politique d'acquisition d'équipements. Il faut incontestablement introduire plus de souplesse dans nos procédures et arrêter d'être hypnotisé par les belles et coûteuses machines, surtout si elles sont produites en multinationales. Les engins de haute technologie sont souvent très utiles, voire indispensables, parfois décevants mais ils sont dans tous les cas très coûteux et donc rares. Il faut donc pouvoir les compléter avec autre chose, d'une gamme peut-être inférieure mais suffisante.

Il faut plus avoir la culture du rétrofit. Nous pouvons par exemple nous demander ce que sont devenus les centaines de châssis du char Leclerc que nous aurions pu utiliser pour concevoir des engins d'appui feux ou des engins de transport de troupes très blindés qui nous manquent.

Il faut acheter et vendre beaucoup plus sur le marché de l'occasion. Nous n'étions peut-être pas obligés d'attendre six ans après le retour de l'Afghanistan pour remplacer le fusil d'assaut FAMAS par le HK 416 qui était disponible depuis 2005, pour un prix total représentant 1,5 % des crédits d'équipement d'une seule année budgétaire.

Je vais tout de même parler de la question des pertes. Nos ennemis ont compris depuis très longtemps qu'il suffit de nous tuer des soldats pour ébranler nos responsables politiques. C'est donc un vrai problème stratégique. À partir du moment où cinq soldats français sont tués dans la même journée, cela devient un problème extrêmement important.

La logique voudrait qu'un problème stratégique reçoive une intention stratégique, mais ce n'est pas encore le cas. C'est une contradiction qu'il faut dépasser au plus vite. C'est ce que sont en train de faire les forces armées américaines et cela risque de changer considérablement le visage des opérations modernes.

Pour conclure, nous ne serons pas capables de faire face aux défis actuels ou futurs, attendus ou non, sans innover en partie techniquement, mais surtout dans nos méthodes et notre organisation, en cherchant à être beaucoup plus souple que nous ne le sommes actuellement.

Nous devons investir dans l'humain, dans la formation de nos soldats en particulier, mais aussi dans nos liens avec le monde civil.

C'est là que se trouvent les ressources de tout ordre qui nous permettront d'affronter l'avenir.

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