Intervention de Martin Motte

Réunion du mercredi 24 juin 2020 à 9h40
Commission de la défense nationale et des forces armées

Martin Motte, directeur d'études à l'École pratique des hautes études, chef du cours de stratégie à l'École de Guerre :

Je suis officier de réserve de la Marine, mais je précise que je suis historien.

C'est pourquoi j'ai décidé de ne pas vous faire un exposé technique sur le modèle idéal de la Marine future. Nous pourrons en reparler dans les questions si vous le souhaitez, mais je ne suis évidemment pas du tout le plus compétent pour cela et vous avez déjà auditionné l'amiral Prazuck.

Je vais plutôt vous livrer une réflexion à base d'histoire sur ce qu'est la puissance maritime en général et sur ce qu'elle implique pour la Marine française en particulier.

Avant de me lancer dans cette réflexion, je voudrais partir d'un constat. Nous sommes nombreux à sentir que nous sommes en train de changer de cycle historique. Nous savons tous que le passage d'un cycle historique à un autre cycle historique est toujours violent. Nous sentons cette violence se rapprocher de nous, il suffit de penser à ce qu'il s'est passé il y a 15 jours avec l'incident naval franco turc.

La difficulté est d'identifier le cycle duquel nous sortons. Je vois trois hypothèses qui ne sont d'ailleurs pas exclusives les unes des autres.

D'une part, nous sortons d'un cycle court que nous pourrions appeler la parenthèse expéditionnaire. Après la chute du mur de Berlin, les États occidentaux ont été désinhibés. Ils ont projeté leurs forces un peu partout pour défendre leurs intérêts ou leurs valeurs, les deux étant souvent confondus. Aujourd'hui, cette projection est difficile parce que la prolifération des moyens de déni d'accès la complique.

Il y a deuxièmement la fin d'un cycle commencé en 1945. En effet, le monde de l'après 1945 était un monde largement configuré par et pour les États-Unis. Or ceux-ci sont aujourd'hui une puissance en déclin au minimum relatif.

Mais nous sortons sans doute aussi d'un troisième cycle de très longue durée, que nous pourrions appeler le demi-millénaire occidental, c'est-à-dire les débuts et l'affirmation d'une mondialisation pilotée essentiellement par l'Occident. Aujourd'hui, soit la mondialisation va marquer le pas, (on en a beaucoup parlé à l'occasion de la crise du coronavirus), soit elle va continuer, mais en ce cas, il est fort probable qu'elle sera prise en main non plus par l'Occident, mais par l'Extrême-Orient et en particulier par la Chine.

Un point commun relie ces trois cycles : la puissance maritime. La parenthèse expéditionnaire suppose pratiquement par définition des bateaux. - il suffit de songer aux différents engagements dans le Golfe depuis 1991. L'ordre mondial de 1945 était essentiellement construit autour des États-Unis, première puissance maritime de l'époque. Quant au demi-millénaire occidental il a commencé avec la navigation hauturière, et plus particulièrement avec les caravelles de Christophe Colomb, Vasco de Gama et Magellan.

Ainsi, de bout en bout, la mondialisation coïncide avec la maritimisation. Cela nous fait toucher du doigt les enjeux de la puissance maritime qui est un des facteurs majeurs de l'Histoire depuis la Renaissance au moins.

Mais si nous changeons la focale et que nous prenons des espaces plus petits, nous constatons que la puissance maritime a déjà joué un rôle très important dans l'Antiquité.

Je voudrais en particulier attirer votre attention sur le modèle chimiquement pur de puissance maritime que constitue Athènes, car il est très intéressant pour nous. Il nous révèle en effet que la maîtrise de la mer est un démultiplicateur de puissance extraordinaire. Le territoire d'Athènes était petit à l'échelle de la Grèce mais il dominait un vaste empire informel via la confédération de Délos qu'avait créée Athènes. Il y avait 300 000 habitants à Athènes, 1 million dans la confédération. Pourquoi cet effet démultiplicateur offert par la puissance maritime ? Parce que, grâce à la poussée d'Archimède, la mer fournit le moyen de transport le moins coûteux et le plus utile au monde. Aujourd'hui encore, elle n'est pas déclassée par l'aviation. Celle-ci est beaucoup plus rapide mais en emport, elle est bien moins performante : la marine reste le meilleur moyen d'exporter loin et à peu près partout des marchandises mais aussi de projeter des troupes.

La puissance maritime est donc un levier et un démultiplicateur de puissance hors norme.

Deuxièmement, Athènes nous montre quelle est la structure de la puissance maritime. La puissance maritime se construit autour de la sécurisation des flux vitaux. Dans le cas d'Athènes, il s'agissait du blé venant d'Ukraine, car la Grèce n'était pas autosuffisante du point de vue alimentaire.

La sécurisation des flux vitaux consiste à jalonner les routes maritimes qu'ils empruntent de bases navales et de puissances alliées. C'est la logique de la confédération de Délos, pensée pour contrôler la route d'Athènes à l'Ukraine via les détroits de la mer Noire.

Mais cela nous montre aussi quelle est la vulnérabilité de la puissance maritime : puisqu'elle tout s'organise autour de flux vitaux, il suffit qu'une puissance maritime émergente réussisse à interrompre ces flux pour jeter bas tout l'édifice. C'est ce qui s'est passé pour Athènes avec la bataille d'Aigos Potamos, en 405 avant Jésus-Christ, où la flotte Spartiate a écrasé la flotte athénienne dans le détroit des Dardanelles.

Sept mois seulement se sont écoulés entre Aigos Potamos et la chute d'Athènes. En effet, à partir du moment où ses flux vitaux étaient interrompus, elle était en situation de blocus et elle s'est rapidement effondrée.

Mesdames et Messieurs les députés, si aujourd'hui une guerre ou une action terroriste majeure interrompait durablement les flux dans le détroit de Malacca, dans le détroit d'Ormuz ou dans le canal de Suez, nous serions dans la situation d'Athènes après Aigos Potamos, sauf qu'elle s'est effondrée en sept mois après Aigos Potamos alors que notre effondrement pourrait bien avoir lieu en sept semaines.

Nous voyons donc l'enjeu vital de la défense des flux pour un pays dont l'économie dépend de la mer, ce qui est le cas aujourd'hui des puissances développées.

D'autre part, l'effet levier dont j'ai parlé est une constante de la puissance maritime. Regardez l'empire britannique vers 1910, c'est Athènes au format planétaire. Entre la population de la métropole et la population de l'empire, il y avait un rapport de 1 à 8. Quant au rapport entre la superficie de la métropole et celle de l'empire, il était 1 à 94. Regardez, à moindre échelle, l'empire français : on constate une disproportion analogue. Je voudrais à cet égard insister sur la stratégie du général de Gaulle pendant la Seconde Guerre mondiale. La France Libre ne se concevait qu'adossée aux arrières maritimes. À partir du moment où la métropole était perdue, l'outre-mer constituait le levier de puissance permettant de réarmer et d'aligner une armée qui pesait un quart des forces occidentales à l'Ouest en 1945.

J'en viens maintenant à la donne contemporaine. La mer n'a jamais été aussi importante. Grâce à nombre de changements technologiques, dont la conteneurisation, le trafic a été multiplié par dix depuis 1960. Presque tout ce que nous consommons et presque tous les objets que nous manipulons quotidiennement ont transité à un moment ou à un autre, par la mer.

Les flux numériques passent à 90 % par les câbles sous-marins, c'est un nouvel enjeu qu'il faut sécuriser.

Enfin, nous avons connu une véritable rupture durant le XXe siècle. Jusque-là, la mer n'avait fourni que du poisson, maintenant elle fournit le tiers de la production pétrolière et gazière mondiale et demain une palette de ressources toujours plus considérables.

De ce fait, le rapport à la mer change : elle n'est plus juste un axe de circulation, elle devient une zone productive. La traduction juridique de cela est l'apparition, depuis 1982, des zones économiques exclusives, qui représentent une forme de territorialisation de la mer. Elles concernent le tiers des océans. Nous savons que la France, de par son héritage colonial, est au 2e rang mondial en termes de ZEE. En cela, elle reste une puissance mondiale, ce qui lui crée des chances mais aussi des devoirs et des contraintes, notamment celle d'avoir une marine océanique.

Je voudrais insister sur deux régions révélatrices d'enjeux très importants que l'opinion publique métropolitaine mesure mal. Le premier est l'Antarctique. Comme il n'y a pas d'habitants sur ce continent, il n'entre pas dans notre champ de conscience. Mais grâce à son implantation en Antarctique, la France figure dans les pays de tête pour la recherche polaire. Or, c'est un secteur déterminant pour la compréhension des mutations climatiques qui sont un des enjeux majeurs du XXIe siècle. C'est donc un vrai facteur de puissance pour la France que d'avoir cette information polaire, mais notre implantation dans la région crée aussi un problème. En effet, aux termes des traités internationaux, l'Antarctique est une réserve écologique et une zone de recherche, mais en aucun cas une zone d'exploitation. Or, la Chine parle depuis quelque temps de lancer l'exploitation de ses ressources. C'est un motif de tension entre Paris et Pékin.

Un autre cas très intéressant est celui des référendums sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie. Ils n'intéressent pratiquement personne en métropole. Par contre, lorsque vous consultez les blogs australiens, vous constatez qu'ils y sont suivis de très près. En effet, la conviction des Australiens est que le jour où la Nouvelle-Calédonie sera indépendante, elle deviendra ipso facto un protectorat chinois.

De fait, les Australiens se souviennent d'un précédent que nous avons oublié parce qu'il est trop éloigné de notre espace-temps : en 1942, la Nouvelle-Calédonie a été la base opérationnelle à partir de laquelle les Américains ont enrayé la poussée japonaise vers le Pacifique Sud. Elle se trouvait en effet sur la route maritime qui relie les États-Unis à l'Australie. Pour envahir l'Australie, les Japonais devaient d'abord couper cette route afin d'éviter que les Américains envoient du renfort aux Australiens. C'est pourquoi la Nouvelle-Calédonie faisait partie de leurs objectifs opérationnels.

Mais les Américains ont précédé les Japonais et se sont installés à Nouméa en mars 1942. Depuis Nouméa, ils ont porté un coup d'arrêt aux offensives de la flotte japonaise dans la bataille de la mer de Corail, puis aux offensives amphibies qui visaient à transformer Guadalcanal en plateforme d'où des bombardiers lourds auraient pilonné les routes maritimes reliant l'Australie aux États-Unis.

Pour les Australiens, mais aussi pour les Néo-zélandais, la menace pourrait aujourd'hui se reproduire en termes analogues, les Chinois se substituant aux Japonais.

En conclusion, pour reprendre les mots d'un ministre de la marine du XXe siècle, Georges Leygues, être une puissance mondiale, c'est être une puissance maritime.

La France en est un bon exemple, car l'effet levier de la puissance maritime contribue largement à expliquer son exceptionnalité : comment un pays microscopique qui représente maintenant moins d'1 % de la population mondiale peut-il encore prétendre à figurer parmi les membres permanents du Conseil de sécurité ? On donne souvent comme réponse la possession de la bombe atomique. Ce n'est pas faux, mais comme le colonel Goya l'a rappelé, la France s'illustre au quotidien par des opérations de projection qui seraient impossibles sans une grande marine.

Cette marine a hélas beaucoup diminué, d'où la nécessité de l'étoffer. Pour les raisons annoncées en introduction, je n'ai pas voulu parler de ses caractéristiques précises mais vous avez bien compris, d'après mon exposé, qu'elle doit rester une marine hauturière capable d'intervenir partout, bien qu'évidemment pas seule, pour faire sentir l'influence de la France là où cela est nécessaire.

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