Intervention de le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois

Réunion du mercredi 24 juin 2020 à 9h40
Commission de la défense nationale et des forces armées

le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois, chef de la division études, prospective et publication du Centre des études, du rayonnement et des partenariats de l'armée de l'Air (CERPA) :

C'est toujours difficile d'intervenir en troisième, après deux camarades.

Je vais compléter un peu les propos qui ont déjà été tenus en parlant cette fois de la puissance aérienne et en commençant par les menaces.

Je distingue trois grands types de menaces. Le premier type de menace, c'est celui de la redistribution de la puissance aérienne. Vous voyez sur cette carte qu'aujourd'hui, la plus grande concentration de puissance aérienne se trouve en Asie-Pacifique, avec une croissance lente et continue depuis 2014 de 2 % en moyenne annuelle. La plus grosse croissance est au Moyen-Orient avec une augmentation annuelle de 15 % du nombre d'avions militaires. Face à ces pôles dynamiques d'augmentation de la puissance aérienne, nous avons une décroissance rapide de la puissance aérienne en Europe (-11 % du nombre d'avions militaires par an depuis 2014) et un peu moins rapide aux États-Unis (-2 %).

Si nous étudions plus particulièrement, au-delà de ces grandes masses, la répartition de la puissance aérienne en Europe, nous voyons que la France est la première puissance aérienne en Europe, suivie par l'Allemagne et la Grande-Bretagne mais le modèle français est un peu plus proche du modèle britannique. En ce qui concerne la composition des armées de l'air, dans l'ensemble, les flottes sont vieillissantes. Nous pouvons remarquer la place des multiplicateurs de puissance que sont les avions de transport ou les avions de ravitaillement en vol, par exemple.

Si nous comparons la structure de la puissance aérienne américaine et celle de la puissance aérienne européenne, nous voyons par exemple que les Européens manquent singulièrement de ravitailleurs en vol. Les États-Unis disposent d'environ 2 000 avions de combat et de 500 ravitailleurs en vol. Ce qui veut dire un ravitailleur pour quatre avions de combat, tandis qu'en Europe, nous avons un ravitailleur pour 33 avions de combat.

Ce manque de ravitailleurs obère la capacité à projeter de la puissance aérienne.

Le deuxième type de menace, au-delà de ce basculement de la puissance aérienne vers l'Asie, et donc de la difficulté pour nous à défendre nos intérêts de puissance partout dans le monde, ce sont des menaces que nous pouvons qualifier d'opératives.

Martin Motte a déjà parlé du déni d'accès, c'est-à-dire la capacité pour certaines puissances, à interdire l'accès maritime, aérien ou terrestre à d'autres puissances. Au point de vue aérien, le déni d'accès est rendu possible grâce au progrès technique de deux principaux systèmes d'armes : les radars dont la portée s'allonge et les missiles dont la portée s'allonge également. Ces deux systèmes fonctionnent en réseau et sont capables d'interdire l'accès à de vastes zones.

Vous avez ici sur cette carte, par exemple, l'emplacement des missiles S-400 et S-300, qui sont les grands systèmes d'armes dont nous parlons quand nous évoquons le déni d'accès aérien. Ce sont des menaces opératives qui sont susceptibles d'interdire à une force aérienne l'accès à un théâtre d'opérations.

Nous avons également un troisième type de menace que sont les menaces tactiques.

Vous avez, je pense, entendu parler de ces avions américains de cinquième génération : le F-22 et le F-35. Les compétiteurs stratégiques chinois et russes en ont également. Vous avez ici une image du Sukhoï Su-57 Felon qui a été commandé à plus de 80 exemplaires par la Russie. Nous parlons également beaucoup des missiles hypersoniques. Le WU-14 est par exemple un véhicule hypersonique chinois, entré en service l'an dernier, volant jusqu'à Mach 10 et pouvant emporter une charge nucléaire ou conventionnelle.

Ce dont on parle un petit peu moins, c'est de la compétition pour le spectre électromagnétique. Aujourd'hui, ce durcissement des menaces, cette nouvelle dynamique dans les conflits font que ce spectre électromagnétique qui est essentiel pour nos forces est très largement disputé. C'est le cas aujourd'hui, par exemple, lorsque nos forces interviennent en Syrie.

Comme le professeur Motte l'a dit, nous changeons d'ère.

C'est également sensible au point de vue aérien, puisque nous sortons d'une période d'une vingtaine d'années qui était l'ère de la toute puissance aérienne, l'ère où les puissances occidentales pouvaient défendre leurs intérêts de puissance partout dans le monde, grâce à un engagement massif de leurs forces aériennes et au très faible taux de pertes aériennes du fait de leur supériorité technologique. Vous voyez qu'elles sont de 0,5 perte aérienne maximum, lors de l'opération Deliberate Force en Bosnie (1995), pour 1 000 sorties aériennes ou de 0,3 pour la guerre du Golfe en 1991. Lors des dernières opérations en Libye, il n'y a eu aucune perte aérienne sur les plus de 26 000 sorties aériennes enregistrées.

Cette ère semble terminée. Nous parlons aujourd'hui de fin de la supériorité aérienne occidentale. Nous entrons dans un nouveau cycle dont nous pouvons essayer de déterminer les caractéristiques grâce aux conflits ouverts qui se déroulent actuellement, en particulier ceux qui ont lieu en Syrie, au Yémen et en Libye. Nous pouvons essayer ici de formuler trois principales caractéristiques de ces conflits.

La première est que l'emploi des moyens aériens par toutes les parties au conflit permet souvent de changer le rapport de force sur le terrain. C'est le cas par exemple de l'envoi de la force aérienne russe en Syrie en 2015, qui a permis au régime de Bachar el-Assad de se maintenir.

C'est le cas au début de l'année 2020, en Libye, lorsque les Turcs ont envoyé des drones MALE en soutien au gouvernement de Tripoli, qui leur ont permis de renverser la situation.

La deuxième caractéristique réside dans le fait que nous assistons à une attrition très importante des moyens aériens, qui est due essentiellement à la multiplication des moyens de défense sol-air. Plus de 85 avions ont, par exemple, été détruits en Syrie depuis le début du conflit syrien, dont cinq appartenant à la coalition menée par les États-Unis.

La troisième caractéristique est la généralisation de l'emploi des drones de toutes catégories, que ce soit des drones d'observation, de reconnaissance ou des drones armés, ou des drones opératifs, c'est-à-dire des drones MALE, et des drones qui ont une plus courte portée d'intervention.

Ghassan Salamé, représentant de l'Organisation des Nations Unies pour la Libye, a dit en septembre 2019 que la Libye était le théâtre de la plus grande guerre des drones dans le monde.

Face à ce durcissement des conflits aériens, nous assistons à un affaiblissement des capacités de projection aérienne.

Nous pouvons prendre l'exemple des capacités de projection françaises. En 1991, la France avait projeté un corps expéditionnaire de plus de 10 000 hommes, le colonel Goya en a parlé et 90 avions de combat dans le Golfe. Lors du conflit en Bosnie en 1995, nous avions projeté 50 avions de combat en Italie pour intervenir dans le ciel de l'Ex-Yougoslavie. Lors du conflit du Kosovo en 1999, 84 avions de combat français avaient participé aux opérations.

Nous voyons dans le tableau la diminution parallèle des contrats opérationnels de l'armée de l'Air.

Lors du changement de modèle d'armée et de la professionnalisation, le contrat opérationnel était le déploiement de 100 avions de combat. Il a été réduit à 70 en 2008, lors de la loi de programmation militaire puis à une douzaine par la loi de programmation militaire de 2013 pour le contrat principal.

Nous avons donc une diminution des capacités de projection de puissance aérienne française, face en particulier à des ennemis ou des compétiteurs stratégiques qui, eux, sont capables de mobiliser beaucoup d'avions. Nous avons parlé des incidents navals en Méditerranée, quelques jours avant, la Russie a projeté une vingtaine d'avions de combat à Tobrouk, dans l'est de la Libye. Quelques jours plus tard, les Turcs ont fait un exercice aérien impliquant une trentaine d'avions vers une base à l'ouest de Tripoli.

Cela donne des ordres de grandeur sur ce que font nos compétiteurs stratégiques dans le bassin méditerranéen, aux portes de l'Europe.

Aujourd'hui, si nous les comparons avec nos capacités de projections actuelles, cela constitue un véritable défi pour nous.

Nous assistons donc à une sorte d'essoufflement du modèle qui a été construit dans les années 60, 70 jusqu'aux années 90, qui nous a permis de constituer une flotte aérienne principalement grâce aux exportations d'armement.

Si nous regardons les chiffres globaux des exportations d'armement et si nous les comparons à l'investissement en crédits de paiement dans la Base industrielle et technologique de défense (BITD), nous voyons que les exportations d'armements constituent en moyenne de 40 à 60 % des sommes totales qui sont investies par l'État dans la BITD. Sur les 17 milliards investis en 2017 dans la BITD française, 7 sont fournis par les exportations d'armement.

Malheureusement, le changement de nomenclature budgétaire ne permet pas d'isoler les sommes qui sont investies dans la BITD aéronautique. Mais nous pouvons estimer qu'au cours de cette période, sur les 10 milliards de crédits de paiement du titre 5 qui sont investis en moyenne dans la BITD, 2,5 milliards sont investis dans la BITD aéronautique par la France et que les exportations lissées annuellement rapportent au moins la même somme.

Cela veut dire que notre modèle d'armée de l'air est financé à 50 % par les exportations d'armement.

Or ce modèle-là est en train de s'essouffler. Il date des années 60, des succès à l'exportation des avions Dassault, du Mirage III, du Mirage F1, du Mirage 2000, du Rafale encore actuellement. Du fait de la dissémination technologique, nous voyons que de plus en plus de pays sont capables de construire des avions de quatrième génération, voire des avions furtifs, dont par exemple, la Turquie et le Japon ont décidé de se doter grâce à des programmes nationaux.

Nous pouvons prendre l'exemple du contrat Rafale en Inde, puisque la presse a fait récemment état du souhait de l'Inde de se doter non pas d'un chasseur acheté à l'étranger, mais d'un chasseur national de quatrième génération, le Tejas, qui intègre des équipements américains et israéliens pour environ 60M€ l'exemplaire.

Quelles sont donc les pistes pour renouveler ce modèle et pour retrouver un effet de masse dont parlait Michel Goya ?

Nous pouvons trouver quelques idées aux États-Unis, en particulier dans la tendance chez les Américains à ne pas se doter entièrement d'avions de dernière génération. Pour le F-35, les prévisions de production avoisinent les 4 500 exemplaires, dont 2 200 pour l'US Air Force et l'US Navy, le reste étant destiné à l'exportation. Nous voyons qu'à côté de cette flotte de cinquième génération, les États-Unis continuent à construire des avions de quatrième génération qu'ils modernisent et qu'ils rendent compatibles au point de vue connectivité avec les avions de cinquième génération, pour retrouver un effet de masse.

La deuxième voie qui semble possible est la voie technologique. Michel Goya a dit que c'était une voie fragile, c'est vrai. Cette voie qui est également plus onéreuse, plus technologique, plus difficile, est celle de la dronisation.

Elle est massivement empruntée par les Américains, avec des drones de combat qui vont accompagner les avions de chasse de cinquième génération. Vous voyez ici les Loyal Wingman Valkyrie qui accompagnent un F-35, mais aussi des drones qui sont spécialisés dans le ravitaillement en vol ou dans le transport. Chaque mission aérienne va être dronisée, ce qui permet de conserver des capacités et un effet de masse grâce à des systèmes d'armes qui restent le plus souvent moins chers que des avions habités.

Mes camarades et moi sommes disponibles pour répondre aux questions.

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