Je prendrai les questions concernant la Marine.
Une Marine, pour quelles priorités ? Pour toutes les priorités, bien sûr. Je ne pense pas que nous puissions dire que nous allons nous spécialiser dans une niche parce que cela n'aurait de sens que si nous pouvions avoir une confiance en béton armé dans nos alliances. Nous avons parlé tout à l'heure de l'élection américaine, personne ne sait ce qu'il va se passer. L'idée d'avoir une armée européenne est totalement fantasmatique, cela n'a aucun sens. Il n'y a pas de volonté parce qu'il n'y a pas de peuple européen. Comme il n'y a pas de peuple européen, il ne peut pas y avoir d'Européens et il ne peut donc pas y avoir d'armée européenne.
Tout à l'heure, je parlais de ce différentiel incroyable, nous ne sommes finalement plus grand-chose au plan démographique ou au plan économique mais nous sommes encore extrêmement présents sur la scène mondiale. Je disais qu'il n'y a pas que les facteurs matériels, il y a aussi l'agilité avec laquelle nous les employons. Cela rejoint ce que disait à l'instant le colonel Goya.
Parmi nos facteurs de réactivité stratégique, il y a nos institutions. Même les États-Unis ne peuvent pas déclarer une opération militaire sous si faible préavis. Les institutions laissées par le général de Gaulle sont pratiquement uniques dans le monde libéral occidental, parce qu'elles nous permettent une réactivité que personne d'autre n'a. Si nous rentrons dans des systèmes d'alliance extrêmement contraignants et élaborés, nous perdrons cela. Dans le monde actuel, nous perdrions tout.
Une marine polyvalente signifie être faible partout, c'est-à-dire avoir un seul porte-avions à la fois, pas assez de frégates pour l'entourer, etc.
L'agilité doit compenser le manque de moyens. Il y a des alliances ponctuelles, des alliances ad hoc. Pour ne prendre qu'un seul exemple, le porte-avions, avec toutes ses imperfections et ses indisponibilités, nous a permis, début 2016, de prendre le commandement de la principale task force américaine du monde dans le Golfe Persique, parce qu'il y avait une indisponibilité du côté des porte-avions américains. C'est un amiral français, l'amiral Grignola, qui pendant plusieurs semaines, a pris le commandement du plus gros groupe aéronaval américain.
Nous ne pourrions pas le faire sans le porte-avions. Cela fait partie des rares choses qui justifient encore notre position au Conseil de sécurité.
De toute évidence, il faut maintenir cette capacité.
J'ajoute un aspect très important. Si nous voulons pouvoir dire non aux Américains lorsqu'ils mènent une guerre illégitime, comme cela a été le cas avec l'invasion de l'Irak, il faut pouvoir les épauler quand ils mènent une guerre légitime car nous ne sommes pas fondés à critiquer si nous n'agissons pas. Notre crédibilité morale est donc engagée par ça.
Il faut préserver la force de dissuasion même si elle est incomplète et imparfaite. Il faut préserver ce qui permet de la protéger, de la mettre en œuvre. Il est évident que tout cela est compliqué, mais il faut sinon dire que nous rentrons dans une autre vision selon laquelle nous allons faire uniquement du déni d'accès en Méditerranée et au large de Brest. Peut-être y seront-nous acculés d'ici quelques décennies. C'est une hypothèse à laquelle il faut réfléchir très sérieusement, mais pour l'instant, nous n'en sommes pas là.
Des questions ont été posées sur la Chine. La vérité est que les experts s'arrachent les cheveux pour savoir ce que veulent les Chinois, avec leur stratégie navale.
Leurs textes sont très confidentiels, lorsque cela filtre, les textes sont extrêmement elliptiques et il y a des problèmes de traduction. En fait, personne ne sait. Le plus probable est qu'au sein de l'État chinois, il y ait de toute façon divergence sur l'emploi de la flotte.
Comme historien, je me référerai à un modèle qui me semble extrêmement similaire, celui de l'Allemagne à l'époque de Guillaume II. Voilà une puissance qui n'est pas une puissance maritime et qui, en 25 ans, devient la deuxième puissance du globe. Son émergence très rapide déstabilise tout. L'Allemagne se trouve acculée à une guerre dont il n'est pas certain qu'elle l'ait voulue. C'est peut-être ce scénario-là qui risque de se passer avec la Chine.
Nous connaissons quand même le plan formulé dans les années soixante-dix par l'amiral qui commandait la flotte chinoise, qui est de désenclaver et de permettre la sortie de la Chine hors de cette espèce de prison naturelle que forment les chapelets d'îles qui l'entourent.
Je vais maintenant passer à la question sur le Pôle Nord.
Au pôle Nord, il y a des problèmes de zones économiques exclusives qui ne se résument pas à une confrontation entre Occidentaux et Russes puisque vous avez de gros problèmes de zones économiques exclusives entre Canadiens et Américains. Il y a des problèmes d'exploitation de ressources à venir.
Il ne faut peut-être pas s'emballer sur la question de la nouvelle voie d'accès, parce que pour qu'une voie maritime soit rentable, il ne suffit pas qu'elle soit praticable. Il faut encore pouvoir charger et décharger de la marchandise tout le long. Or pour l'instant, il n'y a pas de grandes villes ni de grandes zones industrielles. C'est peut-être plutôt à voir pour la deuxième moitié du siècle.
Ce qui est sûr, c'est que la Chine s'y intéresse parce qu'elle y voit la possibilité d'échapper à un éventuel blocus occidental dans le détroit de Malacca.
La Chine fait les yeux doux au Groenland, dans la perspective de l'indépendance du Groenland. Nous retombons sur un cas de figure qui ressemble à celui de la Nouvelle-Calédonie, sauf que c'est juste à côté de chez nous, ce qui est un peu plus embêtant.
À propos de Djibouti, nous pouvons rappeler que nous y avons certes une base logistique essentielle pour la France, mais que c'est aussi un terminal de câbles sous-marins extrêmement important. Ce n'est donc pas anodin de voir sur place quelque 10 000 soldats chinois.