Intervention de Général Michel Friedling

Réunion du mercredi 8 juillet 2020 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Michel Friedling, commandant du CDE :

La surveillance de l'espace est un sujet prégnant. À l'occasion de mes participations à des forums internationaux, je constate que c'est le sujet sur lequel tout le monde travaille et sur lequel beaucoup reste à construire. Certains pays sont en avance, les Américains disposent des meilleures capacités au monde, mais l'accroissement considérable du nombre d'objets actifs ou inactifs dans l'espace comporte des risques pour les opérateurs étatiques ou privés. Redoutant le syndrome de Kessler, une réaction en chaîne dont le film Gravity s'est dramatiquement inspiré, où les satellites se percuteraient les uns les autres, tout le monde veut savoir ce qui se passe dans l'espace, notamment les opérateurs privés, qui veulent sécuriser leurs moyens.

La terminologie n'est pas définie. Les uns parlent de Space Surveillance and Tracking (SST), d'autres de Space Situational Awareness (SSA). Dans le langage militaire, nous employions l'abréviation SSA, pour distinguer usage militaire et usage civil, mais tout le monde parle désormais de SSA, même les opérateurs privés. Dans le secteur civil, les besoins se résument essentiellement à des moyens anticollision pour assurer la sécurité des équipements mis en orbite ; les militaires sont confrontés à la nécessité de maîtriser l'environnement spatial : nous avons besoin d'autres capacités afin d'établir l'ordre de bataille adverse, caractériser les menaces, les actes illicites ou hostiles. Il faut non seulement prévenir le risque de collision, mais aussi identifier qui est qui et ses intentions. On peut éviter une collision en manœuvrant un satellite sans savoir qui est en face, mais nous, nous avons besoin de le savoir. C'est pourquoi nous avons introduit la notion de Space Domain Awarness (SDA), que nos alliés Américains du Space Command avaient les premiers, imaginée. À la connaissance de l'environnement spatial des orbites et des risques de collision, nous ajoutons la couche militaire – la caractérisation des menaces, l'identification et les réponses à apporter – qui est au cœur de notre métier, ce qui suppose de disposer de capteurs et d'architectures différents.

Avec le CNES, nous réfléchissons aux meilleurs architectures et synergies possibles, s'il ne serait pas possible de fusionner les données issues de différents capteurs pour couvrir les besoins civils et militaires depuis un centre unique ; mais si nous avons besoin des mêmes données, nous ne les traitons pas de la même façon. Nous aurons donc deux « catalogues » des objets spatiaux en orbite dans l'espace, à partir desquels on peut calculer des conjonctions de collisions et proposer des manœuvres d'évitement, un catalogue à des fins d'anticollision civiles et un catalogue à des fins de défense. C'est un peu la même chose que pour le contrôle aérien : le contrôle aérien civil doit savoir en temps réel où sont les avions, la surveillance de l'espace aérien national et de ses approches est une mission militaire qui nécessite d'autres moyens. Il existe en France des centres de contrôle civils et des centres de contrôle militaire, qui s'échangent des données, mais qui n'ont pas les mêmes capteurs et les mêmes besoins. Notre conclusion est donc que si les synergies seront grandes, deux centres distincts seront nécessaires.

Par ailleurs, nous avons besoin de données de natures diverses. Selon les orbites, on n'utilise pas les mêmes capteurs et les mêmes données : il faut détecter, mais également suivre et identifier, ce qui est très difficile. Qui plus est, un élément nouveau est apparu ces dernières années : auparavant, un objet, une fois injecté en orbite, tournait sur une orbite dite képlérienne, donc prédictive. Aujourd'hui, les objets deviennent mobiles et changent de plan d'orbite comme d'altitude : c'est vrai pour des objets commerciaux, mais cela l'est encore plus pour les menaces. Si les besoins civils portent plus sur des objets prédictifs képlériens, nous, militaires, avons besoin d'identifier les objets qui évoluent, qui apparaissent là où on ne les attend pas. D'où l'architecture en construction, qui combine des capteurs patrimoniaux, sur lesquels nous avons la main, et des données achetées à des fournisseurs, dûment certifiées pour garantir la robustesse de la construction : il faut aussi être résilient. Si nous perdons des données fournies par un prestataire, il faut être capable de continuer à construire une situation spatiale. Toutes ces données, optiques, radars, radiofréquences, surveillances du spectre électromagnétique et des émissions des objets spatiaux, doivent être compilées et traitées pour les rendre interprétables et utilisables.

Par ailleurs, il y a le sujet de la donnée. Ces orbites non képlériennes obligent, quand apparaît dans l'espace un objet non détecté, menaçant ou suspect, à reconstituer sa trajectoire durant les semaines ou les mois précédents afin d'identifier son origine, son propriétaire, et d'imaginer les actions à entreprendre. Nous devons être capables de retracer l'historique des objets depuis leur lancement et leur injection en orbite. Un objet spatial tel qu'on le voit aujourd'hui reste un petit point blanc ; nous devons développer les moyens d'en savoir davantage, nous devons être capables non seulement de détecter ou de suivre mais aussi d'identifier, c'est-à-dire d'en prendre une photo, en quelque sorte. Ce qui suppose de développer et d'acquérir tout un ensemble de capteurs adéquats mais aussi de moyens de traitements des données et donc d'intelligence artificielle.

Notre feuille de route capacitaire ne prévoit pas de moyens de surveillance de la Lune. Cette mission n'entre pas dans nos attributions de la stratégie spatiale de défense ; nous nous intéressons aux orbites circumterrestres. Nous avons toutefois évoqué ce point. De même qu'il y a l'action de l'État en mer ou l'action de l'État dans l'air, il y a l'action de l'État dans l'espace, sujet qui donnera lieu, dans les mois et les années à venir, à des réflexions intéressantes.

D'un point de vue des coopérations internationales, nous estimons qu'elles sont de trois catégories : politiques, capacitaires ou opérationnelles. Notre premier objectif est de développer les coopérations opérationnelles. En vue d'opérer avec nos partenaires et alliés dans l'espace, nous avons intégré le forum Combined Space Operations (CspO – opérations spatiales interalliées) destiné à la compréhension commune des enjeux, à la définition de règles de bon comportement dans l'espace, à promouvoir des voix coordonnées dans les instances internationales, à la définition de normes d'interopérabilité et à la mise en œuvre de moyens de communication adaptés. Il faut connecter nos centres d'opérations spatiaux futurs. Nous sommes en contact quasi quotidien avec nos camarades américains du centre d'opérations spatiales de Vandenberg, en Californie par des moyens de communication basiques comme le chat et la téléphonie sécurisée, mais nous souhaitons être capables d'échanger des données classifiées avec les Américains, les Japonais, les Indiens, les Australiens et évidemment nos partenaires européens... Pour ce faire, encore faut-il définir le besoin commun, le format des données et des canaux d'échange. Sur le plan opérationnel, il y a beaucoup à attendre de cette coopération. Les objets tournent vite : ceux qui étaient au-dessus de la France en début de séance sont maintenant en train de survoler l'Australie… Nous devons être en contact quasi-permanent avec nos homologues à l'autre bout de la planète.

Sur le plan capacitaire, nos coopérations concernent Helios 2 et le satellite CSO et visent à développer des programmes en commun ou d'échanger des capacités. Avec les Allemands ou les Italiens, nous échangeons de la capacité optique contre de la capacité radar.

Pourquoi attendre 2030 pour la défense active ? C'est un domaine totalement nouveau : il faut maturer les technologies, mettre au point les concepts, mettre en l'air des démonstrateurs, sachant que les charges utiles peuvent être très variées. Nous avançons vite sur les nano-satellites patrouilleurs, mais cela prend un certain temps, ne serait-ce que pour apprendre : nous partons d'une feuille blanche.

Les avantages de la base de Kourou sont connus : sa proximité de l'équateur permet d'injecter des satellites en orbite de manière économique, mais nous sommes soumis à une forte concurrence. Chacun veut développer son port spatial. Il y en a un en Nouvelle-Zélande. Les Britanniques veulent en développer un pour faire du lancement réactif au Royaume-Uni, mais Kourou garde un avantage compétitif par sa situation géographique.

Sur l'interdiction des armes dans l'espace, le blocage est total sur ce sujet dans les instances internationales. La France considère que l'application d'un tel traité serait invérifiable. Et il est intéressant de constater que les pays les plus actifs quant à cette interdiction sont également ceux qui sont les plus actifs pour développer des capacités d'action dans l'espace. Nous préférons promouvoir des normes de comportement responsable, une transparence totale des activités dans l'espace, être capables de comprendre ce qui se passe et de nommer les éventuels acteurs indélicats.

Concernant nos ambitions en matière de recrutement, nous souhaitons, grâce à une académie de l'espace, créer une filière d'expertise et des parcours professionnels – sujet en apparence simple, mais particulièrement compliqué. Nous achevons la cartographie des nombreux acteurs de la formation dans le domaine spatial dont chacun veut jouer un rôle essentiel. À côté d'un pilier purement académique, relatif à la connaissance des lois physiques de l'espace et du milieu spatial, il y a le pilier opérationnel, relatif aux opérations spatiales militaires, qui reste largement à explorer. Nous avons établi une première version des parcours professionnels envisagés pour nos officiers et un référentiel des activités et des compétences, première brique de construction des parcours de formation. Nous recrutons des officiers issus de l'École navale, de Saint-Cyr et de l'École de l'air ayant suivi une formation à mi-parcours dans une école d'ingénieurs. Nous recrutons aussi de jeunes officiers sous contrat, comme par exemple très récemment un jeune diplômé en orbitographie de l'université Paul Sabatier de Toulouse, ou un autre, qui sort d'une formation universitaire de haut niveau en intelligence artificielle et traitements de données massifs.

Il y a donc différents types de recrutements. Nous attirons beaucoup de candidatures, y compris des réservistes, nous avons un afflux de candidatures pour la réserve, pas uniquement des jeunes, des gens d'un certain âge aux compétences très pointues viennent proposer leurs services, et auxquels nous cherchons à donner un statut d'officier spécialiste de haut niveau.

Le budget spatial européen de 15 milliards d'euros est-il suffisant ? Il permet en l'état de couvrir les programmes déjà lancés ; un peu d'argent est mis sur deux programmes, GOVSATCOM, le futur programme européen de communications gouvernementales par satellites, et un début de capacité de surveillance de l'espace (EUSST). Ce n'est évidemment pas suffisant pour développer une capacité européenne de surveillance de l'espace. L'Europe poursuit Copernicus et Galileo, ses deux programmes phares, et lance de premières études pour d'autres programmes phares, mais nous ne pourrons pas aller beaucoup plus loin.

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