Intervention de Général François Lecointre

Réunion du jeudi 16 juillet 2020 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général François Lecointre, chef d'état-major des armées :

J'évoquerai le bilan des opérations de l'année, mais aussi les conséquences de la crise que nous venons de vivre sur le contexte stratégique et sur l'évolution de nos modèles d'armée.

Avant cela, il me semble intéressant de rappeler les trois ambitions stratégiques qui irriguent toute la pensée du général Beaufre. Ces trois ambitions qui sont d'une acuité et d'une actualité tout à fait remarquables, sont les suivantes : comprendre le sens de l'histoire, anticiper les grands bouleversements du monde, demeurer maître de son destin.

Il est plus que jamais d'actualité de comprendre le sens de l'histoire. Nous avons cessé de croire que celle-ci était finie. Depuis que je suis chef d'état-major des armées, je m'attache à le souligner devant vous, mais surtout à faire comprendre qu'elle s'accélère et nous ramène constamment au tragique.

L'anticipation des grands bouleversements du monde est un travail prospectif essentiel, mais difficile, qui doit nous conduire à essayer de dépasser le flou des constats généraux sans nous enfermer dans des couloirs trop étroits ou des scénarios trop précis qui pourraient nous mener à des impasses.

Demeurer maître de son destin, c'est la finalité de cette réflexion stratégique, afin qu'au sein de l'Europe, notre pays soit capable de se doter des instruments de ses ambitions, de porter ses valeurs et sa destinée. Sans doute parce que je suis chef d'état-major des armées, je pense que les armées sont un des principaux instruments de la nation pour maîtriser son destin et le parachever.

Cette année d'engagement opérationnel a été plus intense que jamais. Sur le territoire national, d'abord, nous avons maintenu un engagement fort, adapté à la crise du covid à travers l'opération Résilience. La contribution des armées à la gestion de la crise sanitaire s'est traduite, au plus fort de la crise, le 30 avril, par l'engagement de près de 4 200 personnes et de moyens importants. Les armées ont réussi à produire des effets déterminants, même si bien entendu les principales réponses ont été apportées par notre système sanitaire tout entier mobilisé. Aux niveaux zonal et local, nous avons concentré les capacités les plus critiques aux moments clés, notamment en accomplissant plus de cent missions aériennes de transferts de patients en réanimation ou en transférant des patients depuis la Corse sur le porte-hélicoptères amphibie Mistral. Plus de 20 % des évacuations sanitaires de patients ont été effectuées par les moyens militaires français.

Résilence a ainsi mis en évidence la très grande réactivité des armées qui, dès les premières heures du déclenchement de l'opération, ont déployé plus de 2 000 hommes. Elle a également mis en évidence la robustesse, l'efficacité et la souplesse de la chaîne d'organisation territoriale interarmées de défense, qui a été capable de traduire très concrètement au niveau local l'intention générale définie au plus haut niveau national, le tout à travers un échange constant avec les autorités locales sanitaires, politiques ou administratives, afin d'apporter la réponse la plus adaptée à chaque situation.

C'est toujours vrai outre-mer, puisque nous sommes encore fortement engagés en Guyane et à Mayotte, où les Forces de Souveraineté et l'organisation du commandement prouvent toute leur efficacité.

En outre, les armées ont fait preuve d'une capacité d'innovation importante. Cela ne vous surprendra pas, car vous les connaissez bien et savez qu'elles s'adaptent en permanence à des conditions d'engagement changeantes – c'est le propre et l'intérêt du métier militaire. À nouveau mises à l'épreuve, les armées ont su répondre, notamment en créant une unité de réanimation ad hoc – j'en profite pour remercier M. le député Jean-Michel Jacques, expert du sujet, pour ses envois fréquents ! Ce module militaire de réanimation répondait très précisément aux besoins spécifiques de la crise tels qu'ils s'exprimaient à Mulhouse. Nous l'avons ensuite fait évoluer en le séparant en sous-modules pour l'adapter à la situation de la crise à Mayotte, puis en séparant les capacités humaines et médicales pour le réengager en Guyane. Vous le voyez, il ne s'agissait pas, contrairement à ce que certains ont pu répéter à l'envi, et de manière tout à fait erronée, d'un « hôpital de campagne ». En tant que membres de la commission de la défense de l'Assemblée nationale, vous pourrez expliquer que les armées ont en l'occurrence fait les choses de façon bien plus fine, subtile et adaptée aux besoins identifiés dans la crise.

Vous le savez également, nous avons su innover en adaptant nos hélicoptères pour les rendre aptes à l'évacuation médicale sanitaire – une capacité qui n'existait pas. Nous avons également adapté le module de réanimation pour patient à haute élongation d'évacuation (MORPHÉE) afin de le doter de capacités d'évacuation spécifique en période de crise et de tension biologique, et avons créé un kit MORPHÉE spécifiquement adapté à l'A400M.

Je suis admiratif, car ces défis techniques, logistiques, administratifs, normatifs ont été relevés très vite par l'action vigoureuse de nos marins, de nos aviateurs et de nos soldats.

Durant cette période, il a aussi fallu poursuivre l'opération Sentinelle. Compte tenu de la baisse de l'activité sociale, économique et culturelle, l'opération a été moins exigeante et nous l'avons adaptée. Nous avons surtout maintenu le dialogue civilo-militaire. Madame la présidente, je sais que vous avez récemment lancé une mission flash sur le sujet et je peux vous dire que ce dialogue a été très fructueux dans le cadre des deux opérations et qu'il se poursuit aujourd'hui.

Nous réfléchissons à une adaptation importante de Sentinelle, d'ailleurs issue de la gestion de la crise, qui nous a conduits à bien distinguer le soutien logistique sanitaire dans le cadre de l'opération Résilience de l'engagement des armées dans une mission de sécurité et de lutte contre le terrorisme – Sentinelle. Il est essentiel de ne pas confondre les deux opérations et nous souhaiterions pérenniser les adaptations de cette dernière qui en ont découlé. Ce nouveau système reposerait sur un engagement permanent des unités Sentinelle réduit et la mise en place de réserves zonales, très rapidement mobilisables en cas de dégradation. Nous avons prouvé, lors de la crise du covid, que nous étions capables d'agir très vite. L'éventuel retrait des moyens permanents dont disposent aujourd'hui les autorités préfectorales ne doit donc pas susciter d'inquiétude sur la possibilité de réagir rapidement à une montée en insécurité terroriste ou à celle de signaux faibles. Je le redis : une part essentielle de l'efficacité des armées repose sur leur réactivité et leur adaptabilité.

Enfin, durant cette crise sanitaire dont nous ne sommes pas encore sortis, les armées ont maintenu leurs engagements permanents de protection du territoire national : action de l'État en mer, sûreté aérienne, lutte contre le trafic de drogue, lutte contre l'orpaillage illégal, etc. Ces engagements sont un « bruit de fond » que l'on oublie souvent, mais ils sont consommateurs en moyens, en capacités et en hommes.

N'oublions pas non plus la posture de dissuasion nucléaire, fondamentale, qui a d'ailleurs été plus que maintenue puisque nous avons réussi avec succès le tir d'essai et de qualification du missile M51. C'est une véritable prouesse, remarquée sur la scène internationale. C'est important, car nous avons ainsi fait la démonstration éclatante de la capacité que conserve la France à être parmi les rares grandes puissances déterminées à se protéger, à faire valoir et à porter leur voix, tout en disposant de la maîtrise technologique et scientifique pour le faire.

Sur le plan international, la crise n'a malheureusement pas entraîné de pause ou de ralentissement. J'ai même tendance à penser qu'elle a été un révélateur des tensions, la plupart des acteurs essayant d'en tirer profit pour consolider leurs positions et pour entretenir ou accroître le climat de tension qui prévaut depuis plusieurs années.

Même si l'Europe n'a pas toujours été au mieux de ses capacités et de son efficacité dans la gestion de la crise du covid, elle n'a pas arrêté de faire face aux tensions internationales, avec l'extension et l'opérationnalisation du mandat de la mission de formation de l'Union européenne au Mali (EUTM) et le lancement de l'opération Irini de contrôle de l'embargo sur les armes à destination de la Libye.

Les inquiétudes sécuritaires restent fortes aux portes de l'Europe : au Nord-Est, dans la zone polo-balte, nous continuons à déployer des moyens aériens dans le cadre de l'opération de police du ciel de l'OTAN ; des moyens terrestres sont engagés dans le cadre de l'opération Enhanced forward presence (eFP), appelée mission Lynx en France.

En Méditerranée, l'implication croissante de la Turquie a entraîné celle, accrue, de la Russie, faisant de la zone un théâtre de tensions dont la Libye est désormais le cœur et l'illustration la plus emblématique, même si la crise s'étend au-delà et concerne tout le bassin méditerranéen. La radicalisation du conflit libyen, alimentée par l'action d'États extérieurs – je pense notamment à l'acheminement de combattants syriens en Libye par la Turquie –, induit deux risques : d'une part celui d'une connexion avec la zone d'insécurité du Sahel que nous essayons de traiter depuis des années et d'autre part celui de voir ces combattants terroristes arrivés en Libye profiter des filières migratoires pour venir porter leur action en Europe.

En Afrique, nous avons répondu à l'impulsion présidentielle donnée au sommet de Pau et avons produit un effort important : nous avons accru notre action cinétique en augmentant les effectifs et les moyens de l'opération Barkhane et renforcé l'appui aux forces partenaires, en accélérant la coordination des différentes forces – Barkhane, forces partenaires, force conjointe G5 Sahel – par la création d'une cellule de coordination à Niamey et d'une cellule de commandement conjoint et de fusion du renseignement. Alors que la situation était ralentie en France du fait de la crise Covid, nous avons non seulement maintenu mais même accru nos efforts en zone sahélienne avec des résultats importants, qu'il s'agisse des résultats obtenus par Barkhane ou de la montée en puissance de la force conjointe G5 Sahel, qui, sous la houlette du général Namata, a fait la preuve d'une efficacité croissante.

Même si la situation politique malienne est extrêmement inquiétante, les résultats obtenus sont pour moi un vrai motif de satisfaction : les armées ont agi, contribué à la montée en puissance de leurs partenaires, contraint l'ennemi et évité que cette zone de non-droit et de califat territorial qu'était devenu le Liptako malo-nigérien ne s'étende, au risque de ne plus pouvoir y pénétrer. Par ailleurs, la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) a été prolongée jusqu'à fin juin 2021. Elle doit appuyer la mise en œuvre de l'accord de paix, ainsi que la stabilisation et le rétablissement de l'autorité de l'État dans le centre du pays. Ces orientations conformes aux souhaits de la France montrent que notre action diplomatique et militaire n'a pas faibli.

Sur les plans diplomatique et logistique, nous avons participé au lancement de l'opération Takuba, dont la capacité opérationnelle initiale devrait être prononcée dès la semaine prochaine. Nos principaux partenaires sont l'Estonie, la République tchèque et la Suède, d'autres partenaires participeront à armer l'état-major – le Danemark, le Portugal, la Belgique, les Pays-Bas. L'Italie pourrait nous rejoindre ; les signes sont encourageants. Cette force atteindra sa pleine capacité opérationnelle à la fin de l'automne ou, au plus tard, début 2021. Nous devons continuer à mobiliser tous les partenaires potentiels, et je vous encourage, lors de vos contacts avec les parlementaires européens, à expliquer la nécessité de cette mission. Nous devrions arriver à rassembler autour de celle-ci les capacités identifiées comme critiques dont nous avons besoin : avions de transport, hélicoptères, moyens de protection, antennes chirurgicales.

Au-delà de la bande sahélienne, nous sommes attentifs à la potentielle contagion de la crise vers le Sud. Nous avons constaté des attaques terroristes dans le nord de la Côte d'Ivoire ; nous les pressentions depuis longtemps – je vous avais précédemment fait part de mon inquiétude. Par ailleurs, la mission Corymbe nous permet de lutter contre l'activité de piraterie dans le Golfe de Guinée, qui demeure importante.

En Centrafrique, le mandat de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en République centrafricaine (MINUSCA), à laquelle nous participons, a été prolongé jusqu'au 15 novembre 2020. Les difficultés que rencontre cette mission sont liées à ses limites intrinsèques : difficultés d'accès aux moyens logistiques ; difficultés d'adhésion des différents contingents ; quasi-inexistence d'un système de recueil et d'analyse du renseignement. Parallèlement, la mission de formation de l'Union européenne en République centrafricaine (EUTM RCA) joue un rôle important dans le processus de réforme du secteur de défense. Nous continuons à progresser et travaillons auprès de l'Union européenne pour valider un nouveau mandat de deux ans.

Au Proche et au Moyen-Orient, nous restons également engagés. Face à l'Iran, notre posture, vigilante mais équilibrée, vise à la désescalade. Plus de 600 de nos hommes sont engagés dans l'opération Chammal au sein de la coalition luttant contre Daech en Irak et en Syrie, aux côtés des forces de sécurité locales. Nos actions cinétiques sont menées à partir de la base H5 en Jordanie et nous fournissons également un appui au renseignement et à la formation, des conseils et une assistance au commandement. La France reste très présente et elle aura un rôle majeur dans la cellule d'appui direct et d'assistance au commandement de l'armée et des forces de sécurité irakiennes qui va s'installer à Bagdad.

Même si notre attention se porte ailleurs, Daech est en train de relever la tête et de se réorganiser. Nos analyses sont concordantes avec celles des Américains, des Kurdes ou des Russes. La semaine dernière, le général Gerasimov me l'a confirmé au téléphone. Même si Daech n'est pas en situation de conduire des actions au-delà de cette zone irako-syrienne, il faut l'empêcher de mener ce processus de reconstitution qui est en cours.

Nous sommes également engagés dans la mission européenne de surveillance maritime dans le détroit d'Ormuz (EMASoH, pour European-led maritime situation awareness in the straight of Hormuz ), à laquelle nous avons donné le beau nom d'Agenor pour le volet opérationnel. Nous avons réussi à entraîner nos partenaires européens et, ainsi, à distinguer la posture européenne de l'américaine, plus agressive et qui comporte plus de risques d'escalade. Cette mission est un succès.

Au Liban, la France reste présente dans la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL), avec 700 hommes. Nous armons la force d'intervention, dont la vocation est d'intervenir sur l'ensemble de la zone d'opération. Nous sommes très attentifs à l'évolution de cette mission, car la situation se dégrade fortement.

J'en viens maintenant à la zone Asie-Pacifique. Je suis conscient que cette énumération peut évoquer une liste à la Prévert, je considère toutefois que cela montre bien que dans un contexte où la crise du Covid a engendré une accélération des tensions, nous sommes engagés dans toutes les régions du monde et pas seulement dans nos zones d'intérêt immédiat. Notre stratégie d'alliance et de coopération se met en place en Asie-Pacifique, et elle s'avère de plus en plus nécessaire. La Chine a choisi une posture agressive si l'on en juge par sa diplomatie sanitaire vis-à-vis notamment des territoires français d'outre-mer, Polynésie française et Nouvelle-Calédonie, et sa politique d'extension administrative territoriale qui l'entraîne vers une confrontation avec les États-Unis en particulier.

Nous avons continué à développer nos partenariats stratégiques avec le Japon et l'Australie, malgré les difficultés. Je pense que notre qualité de seul pays de l'Union européenne présent géographiquement dans cette zone Asie-Pacifique va nous conduire à être de plus en plus présents et actifs. L'idée est de représenter un partenaire alternatif aux Etats-Unis pour les acteurs de la zone qui, sans être naïfs vis-à-vis de l'attitude de la Chine, ne souhaitent pas être entraînés dans une confrontation trop brutale avec elle. Mes échanges avec les chefs d'état-major des armées japonais et australien m'ont confirmé que la France est bien considérée comme un partenaire d'équilibre permettant de marquer de la fermeté vis-à-vis de la Chine sans pour autant aller systématiquement à l'affrontement.

Quels enseignements stratégiques tirer pour les armées de ces mois où le temps s'est pratiquement arrêté en France et en Europe ?

D'abord, le déclin du multilatéralisme s'est aggravé, renforcé par une attitude plus brutale des États-Unis. Concentrés sur leurs intérêts propres, de plus en plus agressifs vis-à-vis de l'Iran et de la Chine, ceux-ci se montrent bien plus attachés à la confrontation qu'à la défense des valeurs libérales ou occidentales qui nous réunissent. En réponse à cette brutalité grandissante, la Chine de Xi Jinping a adopté une attitude à peu près comparable, ce qui conduit de facto à une sorte de marginalisation de l'Europe, elle-même ayant beaucoup de mal à mener à bien son unité, en proie à des divergences, entre Europe de l'OTAN et Europe de l'Union.

Le multilatéralisme est également fragilisé par la politique du fait accompli, banalisée par les actions récentes de la Turquie. Celle-ci a lancé ses opérations dans le nord-est syrien en dehors de toute concertation avec ses partenaires de l'OTAN. En Méditerranée, elle a passé avec la Libye un accord définissant les eaux territoriales et des zones économiques exclusives faisant totalement abstraction du droit maritime international. Elle explore les fonds marins à proximité de Chypre, achemine du matériel militaire et des combattants étrangers tout en déployant ses propres capacités militaires en Libye.

Le délitement général de l'architecture de sécurité s'est également accéléré avec la question de la maîtrise des armements et le retrait américain unilatéral des traités sur les forces nucléaires à portée intermédiaire ( FNI), Ciel ouvert et, peut-être bientôt, de réduction des armes stratégiques nucléaires entre les États-Unis et la Russie, dit New Start. Dans ce contexte, les pays européens risquent bien de devenir les simples spectateurs de ce délitement généralisé. Plus grave, s'ils n'arrivent pas à s'entendre, ils pourraient être exclus de la définition de nouveaux équilibres mondiaux.

L'enseignement majeur de ces évolutions est à mon sens que le multilatéralisme, auquel nous sommes extrêmement attachés car il constitue un progrès indéniable dans la gestion pacifique des relations internationales, ne peut être préservé que si l'Europe s'en fait le champion. Nous ne pourrons pas le faire seuls, et nous devons absolument convaincre nos partenaires européens, et le premier d'entre eux, l'Allemagne, de se lancer afin de jouer ensemble notre rôle de puissance d'équilibre.

La crise du covid a également accéléré l'extension des champs de la conflictualité. Nos adversaires accèdent de plus en plus facilement à des capacités militaires de haute technologie, protègent de mieux en mieux les bastions à partir desquels ils nous agressent et développent de véritables stratégies de déni d'accès. C'est pourquoi dans les trois domaines – terre, air et mer – nous allons devoir durcir nos capacités pour pouvoir au moins menacer ces adversaires et lutter contre ces stratégies de déni d'accès. Nous le faisons déjà contre l'ennemi asymétrique que constitue Daech. Demain, nous devrons être prêts à déployer des moyens de lutte de haute intensité dans les conflits interétatiques, afin d'être dissuasifs et de faire comprendre à nos ennemis qu'ils ne sont pas à l'abri de ripostes s'ils nous agressent.

L'extension de la conflictualité à de nouveaux espaces – exo-atmosphérique, cyber, informationnel – s'est également accélérée pendant la crise. La Chine a lancé un nombre très impressionnant de satellites et a mené d'importantes opérations d'influence, en particulier dans le champ informationnel. Un certain nombre d'organisations terroristes ou mafieuses ont également lancé des actions d'influence.

Enfin, dernier enseignement majeur de l'année écoulée, la dimension sanitaire est désormais un facteur de crise globale – je ne m'attendais pas à ce qu'elle le soit à ce point. Outre ce qu'elle révèle immédiatement de la fragilité de nos sociétés, sur le plan industriel ou en matière d'accès aux ressources, la menace épidémiologique pourrait être à l'origine de crises à venir importantes, économiques, alimentaires ou sociales, au point de bouleverser durablement les grands équilibres au sein des États, d'accentuer le repli sur soi et d'amplifier les tensions entre États, tendances qui s'inscrivent désormais dans la durée.

J'y vois plusieurs conséquences immédiates : la remise en question du système économique international en défaveur des Occidentaux – M. Le Maire évoquait ce matin, sur France Inter, les vulnérabilités étatiques révélées par la crise dans l'ensemble des pays occidentaux –; la paralysie de la circulation des biens, des capitaux et des personnes ; la défiance grandissante envers les organisations supra-étatiques, la mise au défi de notre éthique, de la cohérence de nos actions.

Pour les armées, la menace sanitaire que constitue le covid-19 reste globalement contrôlée, en particulier dans nos engagements opérationnels, sur le théâtre national ou en opérations extérieures. Nous avons même considérablement augmenté ces engagements durant la crise. Néanmoins, cette menace remet en question la sécurité de nos bases arrière. Le modèle d'armée que les errements des dernières décennies nous ont conduits à construire, un modèle d'armée de corps expéditionnaire ou de gestion de crise pouvant agir à partir d'une zone sûre où le fonctionnement normal de l'État et de la société est garanti, nous fragilise. De fait, la crise a révélé que ces bases arrières sont extrêmement vulnérables dans toutes leurs dimensions.

Sur le territoire national, en particulier outre-mer, nous devons veiller à ce que les désordres sociaux et les tensions sociales accentuées par la crise ne conduisent à détourner les armées de leur effort, qui doit porter sur la conduite des opérations et la guerre, en leur confiant des opérations de sécurité qui à mon avis ne relèvent pas de leur rôle. Ce pourrait être une tentation à laquelle je reste extrêmement attentif.

Il nous faut être militairement capables de consolider nos capacités d'action dans le champ informationnel, qui a pris une importance croissante, dans les domaines du cyber et de l'influence. Nous devons définir très clairement – et cela doit faire l'objet d'une réflexion approfondie – le soft power que nous devons accompagner dans ce champ informationnel.

Quels scénarios pouvons-nous esquisser, au regard de ces tendances lourdes de la conflictualité, pour les années qui viennent ?

Tout d'abord, la possibilité d'un grand conflit – qui pouvait être surprenante il y a trois ans – ne peut plus être écartée aujourd'hui. La confrontation sino-américaine actuelle se traduira a minima par l'établissement des conditions d'une véritable guerre froide, personne ne peut le contester. Cette confrontation peut-elle dégénérer en une guerre ouverte ? Évidemment, personne ne le souhaite. En tout état de cause, il nous faut étudier la manière dont l'entrée dans cette guerre froide peut rendre nécessaire une évolution de notre modèle d'armée. À l'heure actuelle, cette perspective ne me semble pas se dessiner de façon claire. Mais nous devons anticiper le rôle accru de la France vis-à-vis de partenaires stratégiques – en particulier le Japon et l'Australie, mais aussi d'autres pays d'Asie –. Pour ces partenaires, nous représenterons, dans la guerre froide qui s'installe, une alternative et pourquoi pas la perspective de la création d'un groupe de pays qui constituerait un facteur d'équilibre et de moindre tension.

Deux autres scénarios émergent.

Le plus dangereux est celui d'une dégradation de la situation sécuritaire dans les marges européennes. On a suffisamment évoqué l'Afrique, le Moyen-Orient, la Turquie, la Méditerranée et la mer Noire – à laquelle on ne pense jamais assez, mais qui obsède un certain nombre de nos partenaires européens qui en sont les riverains, en particulier dans l'OTAN. Cette dégradation sécuritaire n'est pas, selon moi, une éventualité ; elle est une certitude. La pression d'États-puissances comme la Turquie ou la Russie, qui tient à affirmer sa présence en Méditerranée orientale, notamment en Syrie et en Libye, ou les difficultés que rencontrerait un État qui ne parviendrait plus à contrôler sa situation intérieure peuvent créer très rapidement les conditions d'un conflit. Ce conflit serait certes circonscrit géographiquement, mais freinerait notre liberté d'action, provoquerait des flux migratoires très importants, fragiliserait encore nos alliances traditionnelles et nous paralyserait. Dans un tel cas, nous devrons réfléchir à un engagement du haut du spectre capacitaire, ce qui est d'autant plus inquiétant que nous pouvons nous attendre à des difficultés budgétaires et diplomatiques. Il est donc indispensable que nous envisagions cette éventualité et que nous continuions, pour être capables d'y faire face, à consolider notre modèle d'armée.

Le second scénario, plus probable, est celui d'une multiplication des stratégies hybrides et des zones grises, facilitée par le repli militaire américain et l'exacerbation des tensions avec la Chine, la Russie, l'Iran et la Turquie. Ces pays ont, en effet, intérêt à développer de telles stratégies pour pousser leur avantage. Or, dans ce type de configuration, il est difficile de définir des lignes rouges et d'attribuer des agressions, ce qui affaiblit considérablement les États respectueux du droit international et du droit de la guerre, qui se refusent à recourir à ce type de stratégies. Risquent ainsi de se multiplier des zones de chaos susceptibles d'être considérées comme autant d'opportunités par Daech et d'autres organisations violentes, avec pour corollaire l'augmentation des agressions indirectes, dans les domaines du cyber et de l'espace, et l'accroissement du nombre d'acteurs privés impliqués.

Ces stratégies hybrides doivent être prises en compte. En tant qu'État de droit, nous nous refusons à agir dans ces zones grises. Néanmoins, nous devons être capables, même si nous ne parvenons pas à établir des lignes rouges ou à identifier les agresseurs, de mieux appréhender les réponses que nous devons apporter. Celles-ci sont toujours globales, interministérielles, et doivent intervenir dans tous les champs : diplomatie, développement, sécurité, action militaire. Nous avons certainement des progrès à faire à l'échelon interministériel et à l'échelon international – nous y travaillons.

Il est probable que, dans les vingt à trente années qui viennent, ces deux scénarios se combinent à des degrés divers. Nos réflexions doivent donc être éclairées par cette perspective, que la France ne peut envisager – et cela vous concerne directement – sans avoir à sa disposition des armées capables à la fois de garantir sa résilience et de porter sa voix et son ambition de puissance d'équilibre dans le monde. Il nous faut en convaincre nos partenaires européens et ne pas céder à la tentation, qui pourrait découler de la crise sanitaire, de diminuer les efforts que nous devons consentir en faveur de nos armées au profit des forces sanitaires ou de protection civile. Il y a là un risque d'éviction et de concurrence auquel nous devons être particulièrement attentifs.

De cette analyse globale, je déduis quelques orientations stratégiques. Tout d'abord, nous devons maintenir un positionnement équilibré vis-à-vis de nos engagements, de nos partenaires, de l'Europe et du lien transatlantique, et être convaincus que seul le multilatéralisme nous permettra de préserver nos intérêts face à l'extension du champ de la conflictualité. Face au désengagement américain et à l'affirmation de la puissance chinoise, c'est à l'Europe qu'il revient de promouvoir le multilatéralisme comme mode de gestion pacifique des relations internationales. Nous devons jouer un rôle moteur dans l'affirmation d'une Europe capable d'agir sur la scène internationale, qui développe son autonomie stratégique et assume ses obligations sur la scène internationale en entraînant sans relâche ses partenaires.

Au-delà de l'élaboration d'outils militaires et de structures militaires de commandement qui doivent permettre à l'Europe d'intervenir de plus en plus dans le champ opérationnel et militaire, nous devons nous atteler à un travail de définition et d'élaboration d'une véritable culture stratégique européenne. C'est ce que nous faisons dans le cadre de l'initiative européenne d'intervention. Nous sommes actuellement affaiblis par le départ des Britanniques et il est indispensable que notre grand partenaire allemand – et vous avez un rôle à jouer à cet égard – promeuve une telle culture stratégique et qu'ensemble, en confrontant nos points de vue, nous parvenions à entraîner nos partenaires européens. Au-delà de la culture, il faut que nous soyons capables de disposer d'une base industrielle et technologique de défense européenne solide, pour ne pas dépendre d'acteurs tiers sur le plan économique et industriel – vous êtes bien au fait de cette question.

Enfin, je veux rappeler ma vision stratégique, qui consiste à affirmer et à affermir la singularité militaire. Il faut moderniser notre outil de défense et poursuivre les efforts prévus dans la loi de programmation, dont je rappelle qu'elle vise à réparer et à reconstituer, dans un premier temps, puis à moderniser un modèle d'armée complet, apte au combat dans tous les champs, disposant d'une masse suffisante, d'une organisation, d'un statut, de ressources et de capacités qui lui permettent d'assumer toutes ses fonctions dans la guerre et dans la crise, au service de la France et de l'Europe, et de garantir la résilience de la nation.

La crise l'a montré, la singularité militaire est plus que jamais d'actualité ; il faut que nous luttions ensemble contre les tentatives de banalisation qui perdureront. N'oublions pas qu'au-delà de la crise sanitaire, nous sommes bien confrontés à une crise mondiale. À titre d'exemple, je citerai, pour illustrer ce risque de banalisation, l'audience que tiendra le 21 septembre prochain la Cour de justice de l'Union européenne, durant laquelle sera soulevée, à propos du cas d'un douanier slovène, la question de la directive sur le temps de travail. En effet, nous ne souhaitons surtout pas que celle-ci s'applique aux armées.

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