L'incident du Cirkin n'est pas un acte de guerre, c'est un acte hostile, qui en effet est tout sauf anodin. Tous les marins – ce que je ne suis pas – savent qu'illuminer un bâtiment avec des radars de tir est un acte très hostile, qui fait partie de la grammaire de montée en tension entre des nations sur ce type de théâtre. Il ne faut pas imaginer que nous puissions y réagir immédiatement en coulant une frégate turque.
Je replace cet incident dans un ensemble plus large.
D'abord, il y a la volonté très claire du Président de la République de dénoncer la « mort cérébrale » de l'OTAN et l'incapacité de l'Alliance de faire face à ses dissensions internes, en particulier à la difficulté que posent les agissements de la Turquie dans le Nord-Est syrien, en Irak ou dans la zone économique exclusive de Chypre. Le Président de la République souhaite que nous fassions face à ce problème. Il a décidé que nous serions actifs, diplomatiquement et militairement, dans les endroits où la Turquie illustre cette mort cérébrale de l'OTAN et son incapacité d'affronter ces problèmes. Ainsi avons-nous décidé d'être actifs dans le lancement de l'opération européenne IRINI et dans l'opération Sea Guardian, en mettant des bâtiments en place.
Par ailleurs, nous sommes crédibles, car nous disposons désormais de la première marine européenne, ce qui fut longtemps l'apanage des Britanniques. Nous sommes sans doute la seule marine en Europe à savoir réaliser des visites de vive force. Nous sommes actifs dans le canal de Syrie, en essayant d'entretenir, en liaison avec les Chypriotes, les Grecs et les Italiens, une présence maritime permanente en Méditerranée orientale pour contester le déni de liberté de circulation maritime dans ce bassin. Tout cela est à relier à la volonté du Président de la République de nommer les problèmes, et d'essayer de contraindre nos partenaires otaniens à les résoudre.
Cette stratégie fonctionne. Certes, les Turcs n'ont pas cessé la fourniture de moyens, mais nos partenaires européens ont été très ennuyés par le « scandale » que nous avons fait à l'OTAN et à l'UE. Ils sont à présent obligés d'en tenir compte et de commencer à prendre position. L'objectif stratégique poursuivi par le Président de la République est atteint, et nous continuerons, car il n'est peut-être pas suffisant de simplement poser la question de l'Alliance. Derrière, il y a celle d'une autonomie stratégique européenne qui ne soit pas en contradiction avec le fonctionnement de l'Alliance, et celle des relations des États-Unis avec l'Union européenne et avec l'Alliance – en particulier, les États-Unis arriveront-ils à ne pas considérer celle-ci comme un simple marché d'expansion de l'industrie de défense américaine ? Toutes ces questions sont bien posées, me semble-t-il, et toute occasion de les soulever est saisie.
Ensuite, le sujet libyen constitue un sujet en soi. J'ai évoqué tout à l'heure les risques de déstabilisation. Dans une interview au Monde, j'ai expliqué que nous devions comprendre qu'il s'agit d'un sujet européen : les Européens ne peuvent pas laisser les Turcs et les Russes s'emparer du verrou de contrôle de l'immigration sur la rive sud de la Méditerranée. Ce serait d'une absurdité absolue.
Force est de constater que nous devons impliquer davantage de partenaires dans ces sujets, notamment les Américains, que nous devons amener à se réinvestir dans la gestion des questions libyenne et méditerranéenne.
Il est à signaler que, dimanche soir, un bâtiment grec participant à l'opération IRINI a procédé à l'interrogation d'un roulier escorté par une frégate turque. La visite n'a pas pu être effectuée car la nuit tombait et que les conditions de mer ne le permettaient pas, mais la Turquie ne s'y était pas opposée – sans doute parce que le roulier ne transportait pas d'armes, mais peut-être aussi parce que certains messages à la Turquie sont en train de passer.