Intervention de Général François Lecointre

Réunion du jeudi 16 juillet 2020 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général François Lecointre, chef d'état-major des armées :

La France a posé des conditions à son retour dans les opérations Sea Guardian et IRINI. Hors ces cadres, nous ne pouvons pas arrêter des bâtiments qui violeraient l'embargo, à moins de le faire au titre national, pour faire respecter la résolution de l'Organisation des Nations unies.

Ce sont des sujets diplomatiques, politiques et de rapports de force. Sur ces questions de participation immédiate ou différée, selon que l'Union européenne et l'OTAN auront satisfait ou pas aux conditions que nous avons posées, je ne pourrai pas vous donner toutes les réponses, car je ne les ai pas. De plus, certaines sont couvertes par le secret des opérations et par le secret des délibérations du Conseil de défense.

Madame Mirallès, je suis très touché par vos propos et j'espère que vous vous rétablissez. Je suis désolé que l'École d'application de l'infanterie ait quitté Montpellier. Je suis passé deux fois par l'EAI et j'en garde un excellent souvenir.

Nos forces en outre-mer et à l'étranger participent déjà à des opérations ciblées de gestion de pandémie. Aux Antilles, avec les Néerlandais et les Britanniques, nous avons mis en place un état-major de gestion de crise covid-19 pour coordonner le déploiement de nos bâtiments, de nos hélicoptères et des moyens que chacune des trois nations a envoyés en renfort, comme nous l'avons fait en France. De ce point de vue, les autorités qui commandent les forces françaises dans ces zones, les COMSUP, reçoivent des ordres et des orientations, de la même façon que les officiers généraux de Zone de Défense en métropole, et engagent la coopération de la même manière.

Nous avons fourni un effort particulier à Mayotte et en Guyane. En Polynésie française, nous avons seulement déployé un A400M, pour effectuer des liaisons entre îles, des rapatriements et du brouettage d'une île à l'autre. En réalité, il a été très difficile d'aider ce territoire ainsi que la Nouvelle-Calédonie, qui s'étaient protégés contre le covid-19 et ne voulaient plus de relèves ni d'interventions de l'armée française. Partout où cela est possible, nous aidons et continuerons de le faire. Nous le faisons en particulier auprès de nos partenaires africains, notamment le gouvernement et les forces maliens.

En ce qui concerne l'innovation, les « laboratoires » fonctionnent, pour certains, depuis longtemps – plus d'un an pour celui de l'armée de Terre. L'enjeu de leur création est de favoriser l'innovation d'usage autant que l'innovation technologique. D'ailleurs, l'Agence de l'innovation de défense a été créée pour éviter que l'innovation ne soit systématiquement envisagée qu'à travers le prisme de la direction générale de l'armement, avec des études technico-opérationnelles très longues et de grands projets industriels qui font fonctionner des laboratoires de recherche complexes. Ce système est certes utile et indispensable à la force de nos armées – la DGA se montre très efficace de ce point de vue –, mais n'est pas très réactif. En outre, il laisse souvent de côté l'innovation d'usage, qui est très importante. Auxylium, la capacité de liaison et de numérisation qui a été développée au début de l'opération Sentinelle en Île-de-France, est typique de l'innovation d'usage – à l'origine, ce sont des officiers et sous-officiers qui cherchaient à utiliser leur téléphone de façon plus sécurisée et cryptée.

Ces labs ont donc surtout cet intérêt-là et, de fait, peut-être ont-ils comme faiblesse de manquer de compétences humaines dans les relations avec le monde industriel ou des petites sociétés très réactives. De mon point de vue, c'est à l'AID d'apporter cette ressource, et nous travaillons à renforcer son agilité, pour qu'elle aille en permanence vers ces labs, en tirer les innovations d'usage et leur apporter la compétence en relations industrielles.

S'agissant des États-Unis, de la coopération militaire au Proche et Moyen-Orient, et des tensions éventuelles avec nos alliés, l'imprévisibilité du président Trump fait qu'il est difficile pour un haut responsable militaire américain de s'engager sans courir le risque d'être démenti le lendemain par un tweet du président.

L'Organisation de lutte contre l'extrémisme violent (CVEO) s'est réunie à Paris, à la fin de l'année dernière, avec le général Milley et les principaux chefs d'état-major de l'opération Inherent Resolve (OIR). L'état d'esprit et la volonté de la hiérarchie militaire américaine n'ont pas varié. Comme l'étaient leurs prédécesseurs, notamment le général Mattis à l'époque où il était secrétaire à la défense, et le général Dunford, les chefs militaires actuels sont convaincus de l'absolue nécessité de fonctionner en coalition, avec des alliés. Autant que faire se peut, ils essaient que les tensions diplomatiques ou politiques qui peuvent exister ne se traduisent pas sur le plan militaire.

C'est le cas en Irak comme dans le ciel syrien, où nous intervenons à partir de la base H5 dans le cadre de l'opération OIR. C'est aussi le cas dans le détroit d'Ormuz où l'opération Agenor, qui avait d'abord contrarié les Américains, se caractérise aujourd'hui par un très bon niveau de coopération et de capacité opérationnelle avec l'opération américaine Sentinel de l' International Maritime Security Construct (IMSC), qui est davantage anti-iranienne. Nous sommes parvenus à établir des ponts et une coopération pour renforcer la complémentarité de ces deux opérations, dont chacune affirme une position politique différente. Ce résultat est facilité par les excellentes relations que nous entretenons avec nos partenaires américains.

Les Européens se sont trouvés pris par la crise du covid-19 comme un lapin dans les phares d'une voiture : l'Union européenne sait faire intervenir des capacités militaires à l'extérieur de ses frontières, dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), mais il n'est pas dans sa culture de le faire sur son propre territoire. Nous devons donc travailler avec nos partenaires à développer l'engagement militaire au nom de l'Union européenne, coordonnée par elle, sur son territoire.

Par ailleurs, je ne sais pas quelle forme pourrait prendre un conseil de sécurité de l'Union européenne ni quels partenaires il réunirait. Serait-il comparable au Conseil de sécurité de l'ONU ou au conseil de défense et de sécurité qui réunit toutes les semaines, autour du président de la République, le Premier ministre, le ministre des Armées, le ministre des Affaires étrangères, le chef d'état-major des armées (CEMA) et le patron des services de renseignement ? Le conseil de défense et de sécurité nationale fonctionne très bien, parce qu'il réunit des personnes qui se connaissent parfaitement, qui ont la même culture stratégique et qui sont dirigés de façon très claire par le Président de la République, en raison de la place que lui donne la Constitution de la Ve République à la tête de l'État. Les conditions à réunir sont donc nombreuses pour arriver à un degré d'efficacité équivalent en Europe.

Nous n'avons pas mesuré entièrement la dépendance aux flux logistiques. En réalité, le confinement s'est arrêté au bout de trois mois, au moment où nous commencions à « taper dans le dur ». S'il avait duré plus longtemps, les conséquences sur les capacités opérationnelles des armées auraient été bien plus importantes. Il aurait suffi d'assez peu de semaines supplémentaires pour que nous commencions à avoir des difficultés à tenir la garde haute et à maintenir la condition opérationnelle des équipements engagés sur les théâtres d'opérations extérieures comme de l'ensemble de nos bâtiments et de nos avions. Nous avons puisé dans des réserves qui étaient assez faibles.

Aujourd'hui, nous ne savons pas mesurer notre dépendance réelle aux flux logistiques, notamment aux stocks, car nous ne connaissons pas la dépendance secondaire, celle des industriels vis-à-vis de leurs sous-traitants et des sous-traitants de ceux-ci. Ce point, qui est en cours d'analyse par la DGA, doit être mesuré finement, afin de ne pas être conduits à une situation de dépendance envers nos fournisseurs étrangers. Le travail n'est pas achevé à ce jour.

Dans une enveloppe contrainte et restreinte, pourrions-nous ouvrir de nouvelles bases outre-mer ? Je n'y suis pas favorable. Le premier principe de la guerre est la concentration des efforts. Nous sommes déjà très dispersés sur l'ensemble des territoires d'outre-mer, dans l'océan Indien, en Afrique, aux Antilles, au Moyen-Orient et aux Émirats arabes unis. J'ai l'habitude de demander à qui évoque la possibilité de nouvelles bases, de désigner celles que je dois fermer : personne n'en est capable. Fermer Djibouti, un point absolument névralgique, ou Dakar, pour ouvrir une base comparable en Asie-Pacifique, serait une folie.

Plutôt que de réfléchir en termes de points d'appui au sens où nous les entendons aujourd'hui, il faut imaginer un modèle différent, comme des escales sur la base d'accords avec des États, qui nous permettraient d'avoir des relais et des activités militaires, qui seraient d'autant plus fructueuses et fourniraient de meilleures coopérations avec les pays concernés, que nous ne nous concentrerions pas sur une seule base. En Asie-Pacifique, nous pourrions passer des accords avec la Malaisie ou Singapour, par exemple.

Enfin, vous semblez bien informés sur la révision de la revue stratégique. Aujourd'hui est lancé un travail qui est lié à l'actualisation de la loi de programmation militaire. Le ministère a l'ambition d'obtenir que cette actualisation fasse l'objet d'une loi, qui pourrait être promulguée dans un an, comme la loi de programmation militaire l'a été le 13 juillet 2018. Le projet de loi serait ainsi soumis à la représentation nationale au plus tard au printemps. Nous réfléchissons à définir un cadre actualisé de l'environnement géostratégique, pour servir de socle à l'actualisation. La direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), l'état-major des armées (EMA) et la DGA, notamment, y travaillent.

Les premiers travaux font penser que la revue stratégique avait vu juste. Nous assistons, en effet, depuis trois ans à l'accélération et à l'aggravation des tendances, qui avaient été parfaitement définies dans la revue stratégique.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.