Intervention de Jean-Louis Thiériot

Réunion du mardi 21 juillet 2020 à 17h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Louis Thiériot, rapporteur :

Reste, après le « pourquoi », à poser la question du « comment ». En effet, à nos yeux, la relance, ce n'est pas seulement un déversement d'argent public dans les bilans des entreprises. Il y a deux canaux principaux pour la relance par l'industrie de défense : d'une part, la demande, c'est-à-dire les commandes militaires ; c'est le canal le plus classique. L'autre canal, c'est l'offre, c'est-à-dire par la restructuration de notre écosystème industriel.

Et nous entendons par là non seulement le renouvellement de l'offre, mais aussi l'amélioration des pratiques, des rapports de l'État avec les industriels comme des industriels entre eux, ainsi que la consolidation d'un tissu industriel autour d'entreprises plus robustes, notamment au niveau européen. Rappelons que les crises sont toujours favorables à des restructurations.

S'agissant de la relance par la demande, c'est-à-dire par les commandes militaires, tout l'enjeu de notre travail a consisté, à nos yeux, à éviter ce que j'appellerais, si j'osais, la « liste au père Noël ». Bien sûr, nous avons entendu les demandes des états-majors et des industriels ; mais notre rôle n'est pas d'en faire la compilation et de venir devant vous, mes chers collègues, en égrenant des recommandations qui ne représenteraient que les points de vue individuels de leurs auteurs, et ne seraient ni ordonnées ni réalistes.

Naturellement, on pourrait ne fâcher personne et se contenter de dire : « achetons plus de ceci… », « commandons plus de cela… » ; Il y a d'ailleurs toujours de bonnes raisons de le faire, chacun défend sa cause et c'est bien naturel. Mais nous mettons en garde contre le danger de l'éparpillement dans l'effort de relance. Mais nous avons fait le choix de ne pas internaliser à outrance la contrainte budgétaire, à une époque où l'on crée 20 points de PIB de dette en trois mois ; certains ministères le feront très bien, et nous avons tenu à être assez libres dans nos choix. Surtout, des commandes militaires qui ne seraient pas réglées suivant un plan précis et méthodique feraient bon marché de l'effort de cohérence capacitaire qui, de LPM en LPM, a permis à la France de bâtir et d'entretenir un modèle d'armée complet et cohérent.

L'un des enjeux de la relance par l'armement consiste précisément à suivre ce plan, c'est-à-dire la LPM et le modèle d'armée « horizon 2030 », ce modèle d'armée moderne, complet et cohérent, dans lequel tout se tient. En clair, un principe : la LPM, toute la LPM et le format d'armée 2030. Avec deux axes : répondre aux besoins des industries les plus impactées, et répondre aux besoins des armées en veillant à leur cohérence capacitaire. Pour analyser cette relance par la demande, nous avons fait le choix d'examiner d'abord les grands programmes d'armement, ensuite les autres programmes.

S'agissant des grandes opérations d'armement, suivant cette logique, nous considérons qu'accélérer les grands programmes emblématiques de porte-avions et de Rafale aurait un effet d'entraînement pour l'ensemble des filières industrielles.

Concernant le programme de porte-avions de nouvelle génération, évidemment essentiel, le président de la République devrait faire connaître d'ici peu quelques choix structurants. Les grandes questions du moment concernent le nombre de bâtiments et leur mode de propulsion, soit nucléaire – donc un peu plus chère –, soit classique. Il ressort de nos travaux que renoncer à la propulsion nucléaire mettrait en péril le maintien des compétences dans cette filière, alors même qu'en tout état de cause, nous avons besoin de ces compétences pour entretenir et renouveler nos SNLE et nos SNA, indispensables à la fonction dissuasion. Quant au nombre de bateaux, il y a des questions de coûts, et nous n'avons pas le résultat précis des études qui sont sur le bureau du président de la République. Notre ligne est donc : au moins un porte-avions, nécessairement nucléaire.

S'agissant du Rafale, le problème n'est pas nouveau : la LPM prévoit un « trou » de deux ans et demi dans les livraisons françaises en 2024-2026 ; elle fait ainsi le pari de l'export, pari qui a été réussi une fois, par la LPM de 2013, mais dont rien ne dit qu'il sera réussi une deuxième fois… Or les cycles industriels sont longs et, en conséquence, le temps presse, car pour assurer une charge de travail à la chaîne du Rafale entre mi-2024 et fin 2026, il faudrait prendre une commande fin 2020, début 2021 au plus tard.

Cette chaîne industrielle, nous insistons là-dessus, est un véritable actif stratégique : bien peu de pays au monde ont cette capacité de concevoir et de construire souverainement un avion de combat. Or, une chaîne comme celle-ci, qui ne repose pas seulement sur un grand donneur d'ordres mais aussi sur nombre de PME, on ne peut pas la mettre « sous cloche » pendant deux ans : si elle ne travaille pas, elle se délite inexorablement. Il faut donc l'alimenter. Pour ce faire, trois hypothèses sont à l'étude.

La première est celle de la DGA : commander un nombre limité d'avions – plus ou moins onze – ainsi que des pièces de rechange ciblées sur les PME les plus vulnérables, pour éviter l'effondrement de la chaîne tout en maintenant sur Dassault une forte incitation à trouver des débouchés à l'export. La seconde hypothèse est l'idée initiale de Dassault : avancer de deux ans et demi la « tranche 5 » du Rafale, prévue pour 2027. La troisième consiste à commander des avions de la tranche actuelle, la quatrième, quitte à y intégrer des améliorations développées dernièrement pour l'export.

À nos yeux, la première hypothèse n'est pas sans risques : non seulement il faut être sûr de ne pas « oublier » une PME dans ces commandes « au cas par cas », mais passer ainsi des « commandes d'avions en pièces détachées », comme le disent certains, c'est aussi prendre le risque de désynchroniser l'organisation complexe qu'est une supply chain.

Le risque n'est pas seulement celui de la défaillance d'une PME : c'est aussi une affaire de qualité. Produire 25 avions par an, c'est de l'industrie ; en produire onze, ce qui est le plancher pour maintenir cette chaîne en vie, c'est déjà de l'artisanat ; mais à en produire encore moins, cela risque de devenir du bricolage, ce qui n'est jamais sans risque d'aléas industriels. L'anticipation de la tranche 5 supposerait quant à elle que soit maîtrisée plus tôt que prévu une configuration technologique nouvelle, ce qui n'est pas certain.

Reste l'idée de commandes de la quatrième tranche améliorée, disons : « 4T+ ». Reste à savoir combien d'avions… Nous tenant à notre cap, la cohérence capacitaire du modèle défini pour l'horizon 2030, nous avons un raisonnement simple : dans les escadrons et les flottilles, le « pion de manœuvre » de base des escadrons et des flottilles, c'est une vingtaine d'avions de même standard technologique. Que ce soit pour l'entraînement des pilotes ou l'entretien des avions, c'est à cette échelle que se joue la cohérence organique d'une flotte. Aussi, pour nous, c'est une vingtaine d'avions qu'il impérativement commander, probablement en configuration « 4T+ », ce qui accélérera la modernisation de l'armée de l'air sans créer de désordres organiques. C'est d'autant plus nécessaire, que la reprise ‒ que nous appelons tous de nos vœux ‒ suppose confiance et visibilité sur les plans de charge, tant pour les grands donneurs d'ordres que pour toute la chaîne des PME.

En plus de ces grandes opérations d'armement, la LPM a lancé nombre de programmes de modernisation de nos armements, et ces programmes peuvent être accélérés. Nous n'entrerons pas ici dans leur énumération, que fait notre rapport. Mais là encore, nous voulons insister sur la méthode, la logique qui est la nôtre. Elle est assez simple : accélérer la commande d'un matériel neuf, c'est dépenser un peu plus à court terme pour accélérer le remplacement d'un matériel ancien, dont le MCO coûte toujours extraordinairement cher, surtout pour des équipements en fin de vie. C'est donc faire, à moyen terme, des économies de MCO, tout en gagnant au passage des capacités nouvelles. C'est d'ailleurs ce que la LPM a déjà fait pour les Griffon et les Jaguar du programme SCORPION. À moyen terme, l'État s'y retrouve ; la seule difficulté est qu'il faut décaisser d'abord, pour bénéficier des économies ensuite. Or c'est là tout l'intérêt et l'avantage du plan de relance, qui peut constituer une bonne occasion de lever cet obstacle. Dans le l'arbitrage CAPEX/OPEX, pour reprendre le langage des financiers, c'est le moment de privilégier clairement le CAPEX, c'est-à-dire l'investissement plutôt que la dépense de fonctionnement.

Cela vaut pour les armées – je pense par exemple aux patrouilleurs, aux petits navires de l'action de l'État en mer, aux véhicules de la gamme SCORPION, aux hélicoptères de manœuvre ou aux avions de patrouille maritime Albatros – mais aussi, par exemple, pour le renouvellement des blindés de la gendarmerie. Ces véhicules blindés datent des années 1070, ils n'ont jamais été modernisés, et les tentatives de retrofit entreprises à ce jour ne donnent guère satisfaction : outre que les matériels rétrofités ne démarrent plus, l'opération coûte 300 000 euros pour prolonger leur espérance de vie d'une dizaine d'années en théorie, alors qu'un véhicule neuf coûterait 600 000 euros. Considérant que ces équipements sont de plus en plus utiles aux opérations de maintien de l'ordre, et qu'ils risquent de l'être davantage encore dans les temps difficiles qui viennent, nous proposons de procéder à leur remplacement plutôt qu'à une nouvelle tentative de rénovation.

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