Intervention de Benjamin Griveaux

Réunion du mardi 21 juillet 2020 à 17h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBenjamin Griveaux, rapporteur :

Relancer par l'offre, cela recouvre différentes dimensions. Premièrement, c'est avant tout préparer le renouvellement de notre offre d'armements. En effet, sous-financer les laboratoires et les bureaux d'études au profit de la production, car on a « le nez dans le guidon », serait un piège. Nous sommes d'ailleurs tombés dedans dans les années 1990 pour certains secteurs, nous pensons notamment aux drones : en la matière, nous n'avons pas su prendre ce virage technologique, faute d'investissements en études amont. Il importe donc de financer résolument l'innovation, par les études amont, par tout ce que devraient mettre en œuvre les comités stratégiques de filière, par le crédit-impôt recherche ‒ dont certains de nos interlocuteurs ont souhaité des conditions de mise en œuvre a minima plus agiles ‒ et par des fonds de soutien à la modernisation de l'outil de production. Les initiatives que Bruno Le Maire et moi avions prises à Bercy, il y a quelques années, en faveur de l'industrie 4.0 vont dans ce sens.

Le plan de soutien à l'aéronautique l'a un peu fait, en augmentant les crédits de soutien à l'innovation et en instituant un fonds de modernisation des usines. C'est un début. La même démarche est nécessaire pour l'ensemble de l'industrie d'armement. En la matière, il y a fort à faire : les champs des possibles ruptures technologiques d'ici cinq ou dix ans sont nombreux. Or, nous observons l'usage de plus en plus agressif du droit américain ‒ pour rester diplomate ‒ de contrôle des réexportations…Dans ce contexte, il nous faut donc pouvoir nous passer des composants américains en soutenant le développement de technologies « ITAR-Free ».

Deuxièmement, relancer par l'offre, c'est aussi renouveler les pratiques dans notre écosystème industriel de défense.

Pendant la crise, on a noté une remarquable dynamique de cohésion des grands groupes, des groupements professionnels, des administrations et des armées. Les grands donneurs d'ordres ont apporté leur appui aux ETI et aux PME de leur supply chain, avec l'appui des groupements professionnels. La DGA a pu accélérer ses paiements et simplifier ses procédures. Des outils de cartographie des entreprises et de leurs vulnérabilités ont été mis en place. Voilà une dynamique, que la crise a suscitée, et qu'il s'agit de poursuivre dans les mois et années à venir.

En particulier, la crise peut constituer une occasion d'améliorer les rapports entre les « grands » groupes et les PME. Et il incombe à l'Etat de veiller à ce que le « ruissellement » des commandes militaires dans la cascade contractuelle de la sous-traitance s'opère de bonne foi.

Pour ce faire, nous proposons que soit institué, au moins pour le temps de la crise, du rebond et de la relance ‒ c'est-à-dire dans les six à douze mois à venir ‒, un médiateur de l'écosystème industriel de défense. Le médiateur des entreprises, à Bercy, est unanimement apprécié ; la démarche de médiation a fait ses preuves. Mais le secteur de la défense a des spécificités : la longueur des cycles industriels, la protection du secret de la défense nationale, le rôle particulier de la DGA, les difficultés croissantes d'accès aux financements bancaires ou de marchés, ou les impératifs stratégiques à l'œuvre. C'est pourquoi un médiateur ad hoc nous paraît nécessaire.

Pour être efficace, nous estimons qu'il doit être placé sous une double tutelle : à la fois Bercy et Brienne, et non l'un ou l'autre. En effet, pour régler des difficultés identifiées le plus souvent par le ministère des Armées, c'est le plus souvent celui de l'Économie qui dispose des leviers appropriés. Dans de telles conditions, nous croyons beaucoup à l'efficacité de ce dispositif.

Troisièmement, et nous en finirons par ce point, la relance par l'offre, c'est aussi la consolidation de notre industrie.

Soyons réalistes : si nos PME sont durement frappées par la crise et, pour beaucoup, au bord du dépôt de bilan, c'est aussi parce qu'elles sont trop petites ; beaucoup plus petites, par exemple, que celles du fameux Mittelstand allemand. Et même nos grands groupes, sont-ils si « grands » ? Airbus, certainement ; mais les autres ? Un Naval Group, un Dassault ou un Nexter sont loin d'avoir la taille critique de leurs concurrents américains ou chinois. Prenons Naval group, premier constructeur naval militaire européen : en 2019, il a un chiffre d'affaires d'environ 3,7 milliards d'euros et le « numéro deux » européen de 1,2 milliards d'euros, alors que leur concurrent chinois affiche un chiffre d'affaires de 15 milliards d'euros ; le constat est du même ordre pour nos autres champions nationaux, qui n'ont pas la taille critique de leurs grands concurrents mondiaux. Le risque serait que notre industrie de défense finisse, par exemple, comme notre industrie ferroviaire : faute d'avoir su – ou pu – constituer des groupes européens d'envergure internationale…

Pour remédier à cette situation nous devons travailler à lever deux séries d'obstacles à la consolidation de nos industries de défense : l'un est réglementaire, l'autre est de nature financière.

Sur le plan réglementaire, tout tient au droit européen de la concurrence, conçu dans les années 1980 et appliqué avec ce que nous appellerons, pour rester diplomates, une très grande rigueur ‒ y compris par nos autorités nationales, qui sont parfois les meilleurs élèves de la classe européenne… Dans cette affaire, le fond du problème réside dans la notion de « marché pertinent », c'est-à-dire dans le choix de l'échelle à retenir pour évaluer le caractère dominant ou non de la position d'un groupe consolidé. Depuis quarante ans, les services de la Commission retiennent l'échelle européenne comme le périmètre de référence, quand bien même les marchés et les compétiteurs sont aujourd'hui mondiaux. Tant que tel sera le cas, les consolidations seront freinées, alors même qu'elles sont particulièrement nécessaires en période de crise.

Pour lever cet obstacle, il n'y a pas d'alternative : il faut changer ces textes, au moins pour les industries stratégiques, et pour cela, il faut une impulsion politique puissante. Le contexte y est peut-être favorable : les avancées de la nuit passée le montrent, et c'est souvent par les crises que l'Union progresse. Pour ce qui concerne en particulier la défense, le temps vient peut-être où nos partenaires en viendront à « penser stratégique », et pas seulement à « penser marchés ».

Voilà pour l'obstacle réglementaire ; le lever ne coûte pas un euro !

Pour ce qui est de l'obstacle financier, évidemment c'est un peu différent… Sur le plan financier, le fond du problème se trouve en effet dans les difficultés croissantes des entreprises de défense à trouver des capitaux, soit auprès des banques, soit sur les marchés.

Pourquoi ? Pour différentes raisons qui tiennent à la longueur des cycles dans cette industrie ‒ en décalage avec les objectifs de retour rapide sur investissement qui animent souvent les acteurs des marchés financiers ‒, à des règles de compliance assez étrangères à notre culture, à l'effet dissuasif – c'est malheureux, mais c'est inévitable ‒ du dispositif de contrôle des prises de participation dans les actifs stratégiques, dont le seuil a d'ailleurs été judicieusement abaissé de 25 % à 10 % du capital d'une entreprise, ainsi qu'à la fragilité de la structure financière de nombre de PME de défense, encore aujourd'hui souvent familiales.

Or, avec la crise, le risque est très clairement que des investisseurs étrangers, non-Européens, viennent « faire leur marché » dans les pépites de notre industrie de défense. Même si les mécanismes de contrôle ont été renforcés récemment, il ne suffit pas de dire à une entreprise qu'elle ne peut pas avoir accès à des capitaux étrangers. Encore faut-il lui proposer une alternative !

C'est un problème bien connu, qui a motivé la création du fonds Définvest, le projet de fonds Définnov, et, très récemment, le fonds public-privé Aerofund IV. Mais aucun de ces instruments ne nous paraît avoir la voilure et l'envergure financières nécessaires pour faire efficacement obstacle aux stratégies de prédation financière d'acteurs non Européens. Il suffit pour s'en convaincre de constater que, depuis deux ans, Définvest n'a investi que 13 millions d'euros… Même avec le doublement de son capital pour le porter à 100 millions d'euros, ce qui est une excellente chose, il restera un instrument de portée extrêmement limitée.

Pour appuyer la consolidation de nos entreprises pendant la crise, et leur fournir du capital-développement ensuite, nous plaidons pour la mise en place d'un fonds souverain spécialisé dans les actifs stratégiques, nécessairement abondé par des apports publics et privés, dont le capital se compte non pas en millions, mais en milliards d'euros.

Voilà, mes chers collègues, le résultat de nos travaux que j'ai eu un très grand plaisir à conduire avec Jean-Louis Thiériot, auprès de qui j'ai beaucoup appris. Vient maintenant l'heure des décisions. Mais, après tout, le terme même de crise vient du grec krisis, qui signifie décider. À nous, donc, de prendre les bonnes décisions.

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