C'est avec un très grand plaisir que je réponds pour la troisième fois à votre invitation à m'exprimer devant votre commission en tant que directrice générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées. Il y a un an, je débutais mon propos en soulignant combien les douze mois écoulés avaient été denses, et marqués par de profondes évolutions de notre environnement stratégique. Je réaffirme ce constat, alors que nous traversons une crise sanitaire sans précédent pour nos démocraties modernes. Nous commençons à peine à prendre la mesure de ses conséquences économiques et stratégiques.
Les bouleversements déjà à l'œuvre s'accélèrent avec la crise, créant une réalité nouvelle, exigeant de nous adaptation et résilience. Je reviendrai sur cette appréciation des enjeux de défense nationale, européenne, et mondiale après la crise sanitaire. Je commencerai par un bref rappel des responsabilités de la DGRIS, en particulier dans la réponse collective du ministère des Armées à la crise sanitaire. Je vous présenterai ensuite les grandes masses et orientations du programme 144 dont j'ai la responsabilité, dans ses différents domaines d'action : renseignement ; prospective de défense ; relations internationales.
La DGRIS a démontré sa robustesse, son adaptabilité et sa pertinence, y compris dans le contexte de la crise sanitaire. En premier lieu, elle a assuré le pilotage et la coordination de l'action internationale du ministère, en pleine cohérence avec l'action diplomatique du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, et ceci à travers différents axes. Le premier d'entre eux concerne l'animation des partenariats bilatéraux, à travers les instructions données à nos attachés de défense, répartis sur les quatre-vingt-neuf missions de défense bilatérales, qui couvrent cent soixante-six pays, et les représentations multilatérales auprès de l'Union européenne, l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), l'Organisation des Nations Unies (ONU), l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) et la Conférence du désarmement.
Nous avons contribué à la définition des positions exigeantes de la France au sein des organisations internationales, et poursuivi notre appui à l'état-major des armées (EMA) et à la Direction générale de l'armement (DGA), qui ont la responsabilité de la conduite des opérations, du soutien des opérations d'exportation, et des coopérations en matière d'armement. Enfin, nous avons continué à représenter notre ministère auprès des autres départements ministériels pour les questions relevant de sa compétence.
Au-delà des relations internationales, la DGRIS a poursuivi sans discontinuité le pilotage ministériel des travaux de stratégie, d'anticipation, et de prospective, comme la toute dernière stratégie énergétique de défense, présentée le 26 septembre 2020 par la ministre. Nous sommes restés extrêmement attentifs à la déclinaison du livre blanc et de la revue stratégique, en veillant, en lien avec l'EMA, la DGA, et le Secrétariat général pour l'administration (SGA), à améliorer et à renforcer le lien entre stratégie de défense et programmation militaire. Plus précisément, la DGRIS contribue effectivement aux travaux d'actualisation de la LPM 2019-2025, dans la perspective de la clause de revoyure de 2021.
Enfin, nous restons pilotes en matière de lutte contre la prolifération, pour la maîtrise des armements, et le contrôle des transferts sensibles. Je note que pour exercer ces différentes missions, la DGRIS a continué à gérer ses ressources, qu'elles soient budgétaires ou humaines au plus près.
Cette structure adaptable et pertinente s'est avérée résiliente face à la crise, grâce à l'adaptation de ses modes de fonctionnement, et notamment grâce à un plan de continuité d'activité qui a fait place à l'échelon central, comme au niveau des représentations et missions de défense, au télétravail, au recours aux moyens dématérialisés, avec cependant une vigilance constante à la protection du secret de l'information et des réseaux classifiés. Cette politique a également été mise en place dans le souci toujours central de préserver la santé physique de nos équipes, mais aussi de soutenir leur moral, leur motivation et leur cohésion.
Ensuite, en lien étroit avec les autres entités du ministère, et le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, ce sont les missions essentielles et prioritaires que nous avons tenté de préserver malgré la crise. Je les détaille rapidement. Tout d'abord, l'accompagnement politique des opérations, en particulier dans les cadres multilatéraux – les opérations de maintien de la paix de l'ONU, les missions de l'OTAN et de l'Union européenne, nos activités dans la coalition contre Daesh –, mais aussi dans des cadres ad hoc – mission européenne de sécurité maritime dans le Golfe, ou encore le lancement de la task force Takuba le 27 mars 2020.
Le maintien de nos coopérations internationales avec nos partenaires stratégiques majeurs, notamment européens, a constitué l'une de nos priorités, en vue d'entretenir la solidarité, mais aussi de stimuler la coopération face à la crise sanitaire à la fois dans des cadres bilatéraux et multilatéraux. Dans le cadre de l'initiative européenne d'intervention (IEI), deux réunions ministérielles ont été organisées dès le début de la crise, pour rechercher des coopérations bilatérales ou multilatérales fructueuses, à l'instar de celle entre la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni dans les Caraïbes.
Nous nous sommes également attachés à la promotion de nos ambitions en matière de défense. Nous avons travaillé étroitement avec les présidences, et la préparation de la présidence allemande, mais aussi à l'OTAN, où des réunions ministérielles se sont tenues, et dans la continuité des orientations de la coalition internationale pour le Sahel. Les missions d'anticipation stratégique sur les sujets les plus critiques ont été poursuivies. Plus de cent cinquante notes ont ainsi été produites pendant le confinement, pour analyser de manière thématique et géographique l'impact de la crise sanitaire sur nos enjeux, au bénéfice du ministère et de l'interministériel.
Nous avons par ailleurs assuré le pilotage du réseau diplomatique de défense, qui a été très exposé, et directement mobilisé dans la gestion de la crise aux côtés des chefs de poste et des ambassadeurs.
La dernière de nos missions essentielles a été la conduite des missions de ressources humaines. En l'occurrence, nous avons poursuivi la transformation interne de la DGRIS, pour lui permettre de faire face aux échéances à venir, et notamment à la préparation de la présidence française de l'Union européenne grâce à la nomination d'un directeur de projet dédié.
Certes, l'impact de la crise sur l'action du ministère est indéniable. La réduction du trafic aérien, les visites et déplacement réduits depuis et vers l'étranger, les limites imposées au nombre de personnes que nous pouvons réunir, ou encore les difficultés à établir des canaux de communication sécurisés, notamment en dehors de la zone euro-atlantique, complexifient la tenue de l'agenda international. Néanmoins, grâce à l'ensemble des mesures palliatives que j'ai énoncées, le « bateau des relations internationales et de la stratégie » est resté à flot, et la dette organique a pu être maîtrisée.
Aujourd'hui, le mot d'ordre est de tout faire pour continuer à agir tout en évitant d'alourdir cette dette. Nous le faisons avec des compétences internes, mais également en animant un plateau international transverse, qui fait intervenir les acteurs du ministère des Armées et du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères pour assurer un suivi régulier des tendances et évolutions internationales liées à la crise sanitaire, des mesures sanitaires qui impactent nos forces ou les ressortissants français, et enfin, des stratégies de contribution du ministère des Armées auprès des autorités civiles pour répondre à ces crises.
Pour l'avenir, même si la pandémie n'est pas terminée, nous sommes d'ores et déjà engagés dans un important exercice de retour d'expérience, que nous croisons avec nos partenaires les plus proches, notamment ceux de l'IEI, mais aussi les États-Unis, ou encore d'autres partenaires stratégiques plus lointains comme l'Australie, afin de mieux éclairer comment l'appui des forces armées aux autorités civiles face à ce type de crise peut être amélioré et quels mécanismes-cadres de gestion de crise peuvent être développés pour incarner encore davantage la solidarité dans le futur.
L'une des leçons apprises, éclairée lors de la dernière réunion ministérielle de l'IEI du 25 septembre 2020, est bien la nécessité de renforcer la capacité à répondre en interministériel aux stratégies de communication offensives, ou aux campagnes de désinformation développées par certains acteurs étatiques, voire plus globalement, à la diffusion de narratifs hostiles à l'égard des modèles démocratiques. Soyons clairs : contrer ces manœuvres dans le domaine informationnel nécessite des outils, que nous devrons exploiter au niveau interministériel si l'on veut en démultiplier l'efficacité.
Le programme 144 est également au cœur des responsabilités que j'exerce. Là encore, nous avons poursuivi nos travaux avec la rigueur qu'exigent nos ambitions de défense. Toute ambition requiert des moyens. Le programme 144 est à ce titre une partie intégrante de l'équation stratégique à laquelle il m'appartient tout particulièrement de veiller. Dans le prolongement des annuités 2019-2020, le programme 144 voit sa ressource augmenter, conformément à la trajectoire définie par la LPM 2019-2025, qui fait bien de l'innovation, de la préparation du futur, et du renseignement – DGSE et DRSD – une priorité.
Le programme 144 rassemble trois actions, dont la conduite est répartie entre la DGRIS, la DGSE, la DRSD, la DGA et l'EMA. Ces trois actions contribuent à la fonction « connaissance et anticipation » relevée dans le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Dans le cadre du PLF pour 2021, le programme 144 se voit doté de 3 106 millions d'euros en autorisation d'engagement (AE), soit une hausse de 76 %, et de 1 685 millions d'euros en crédits de paiement (CP), soit une hausse de 9 %. Cette hausse s'explique principalement par l'opération immobilière structurante menée par la DGSE, qui représente 1,1 milliard d'euros. À un moindre titre, elle s'explique également par la poursuite de la montée en puissance de la DRSD.
L'action 3, intitulée « recherche et exploitation du renseignement intéressant la sécurité et la défense », se voit dotée de 1 556 millions d'euros en AE, et 406 millions en CP, soit des augmentations respectives de 290 % et 11 %.
La DGSE poursuit en 2021 sa stratégie de renforcement de ses effectifs et moyens, de ses capacités de réponse opérationnelle en cohérence avec la LPM, afin de renforcer un modèle intégré, à savoir, garantir sa résilience et sa sécurité, et étendre ses capacités d'action. Le contexte que nous observons d'accroissement de son activité opérationnelle nécessite d'anticiper, de s'adapter aux évolutions technologiques, et de disposer des outils techniques mutualisés qui bénéficieront à l'ensemble de la communauté du renseignement.
L'année 2021 voit enfin se poursuivre les efforts engagés dans le domaine immobilier, avec une nouvelle étape à franchir dans la réalisation de projets nécessaires pour achever les ambitions stratégiques de souveraineté, établies dans la trajectoire de la LPM.
La DRSD se voit dotée de 20 millions d'euros en AE, et de 18 millions d'euros en CP. Elle poursuit sa montée en puissance capacitaire, avec une modernisation de ses moyens techniques, et une augmentation de ses effectifs. Les ressources inscrites au PLF pour 2021 doivent lui permettre de financer cette transformation, d'acquérir des outils de contre-ingérence efficaces et innovants, et de développer la nouvelle « base de souveraineté », qui permettra de stocker et d'exploiter le renseignement à partir d'une solution logicielle purement nationale. Ces ressources lui permettront de déployer des outils d'aide à la décision, qui fluidifieront le processus d'habilitation, avec notamment l'outil SOPHIA. Enfin, elles rendront possible un nécessaire plan d'équipement de moyens techniques pour la direction centrale et les échelons déconcentrés.
J'en viens à l'action 7, qui recouvre les besoins de la prospective de défense portés par la DGRIS, l'EMA et la DGA. Au PLF pour 2021, ses crédits enregistrent une augmentation de 14 % en AE, et de 8 % en CP, pour s'élever au total à 1 510 millions d'euros en AE, et à 1 238 millions d'euros en CP.
L'action 7 se décline en quatre sous-actions :
- les études prospectives et stratégiques, pilotées par la DGRIS, qui se voient dotées de 9 millions d'euros en AE comme en CP ;
- les études opérationnelles et technico-opérationnelles, pilotées par l'EMA, au titre de la prospective des systèmes de forces, dont les crédits s'élèvent à 22 millions d'euros en AE et en CP ;
- les études amont, volet essentiel, qui représentent le volume financier le plus important de cette action. Pilotées par la DGA, leurs ressources augmentent de 17 % en AE comme en CP, pour s'élever à 1 174 millions d'euros en AE, et à 901 millions d'euros en CP. La programmation 2021 des études amont s'appuie sur le Document de référence de l'orientation de l'innovation de défense (DrOID) 2021. Il permet de consacrer à l'innovation des efforts importants ;
- la gestion des moyens et subventions, dotée de 305 millions d'euros en AE et en CP, soit une hausse moyenne de 5 % par rapport à 2020. Pilotée par la DGA, elle recouvre les subventions octroyées aux opérateurs participant à des études en matière de recherche et de défense, à l'instar de l'ONERA, ou des écoles de la DGA, dont l'École polytechnique.
L'action 8 du programme 144 est consacrée aux relations internationales et à la diplomatie de défense. Sa gestion relève de la DGRIS. Elle se voit dotée de 40 millions d'euros en AE, et de 41 millions d'euros en CP pour 2021. Ces crédits financent des actions de coopération et d'influence internationales, dont la contribution versée au gouvernement de la République de Djibouti au titre de l'implantation des forces françaises, la contribution française au budget de l'Agence européenne de défense (AED), les actions de coopération bilatérales et multilatérales entreprises dans le cadre du partenariat mondial contre la prolifération des armes de destruction massive (PMG7), et le soutien à notre réseau de diplomatie de défense.
L'impact de la crise sanitaire sur la gestion 2020 du programme 144 a été très limité. Pour les budgets opérationnels de programme (BOP) de la DGRIS, de la DRSD et de l'EMA, elle n'a eu aucune incidence financière. Certains éléments pourraient être relevés, que je pourrai commenter plus avant si vous le souhaitez.
Les mesures de rebond concernent principalement l'ONERA, qui voit son résultat net comptable diminuer de 13 millions d'euros, du fait notamment de la diminution des produits contractuels. Il faudra rester attentif à ce que les effets de cette crise sanitaire sur la situation de l'ONERA, en particulier vis-à-vis des prises de commandes vers l'industrie, ne perdurent pas en 2021.
Par ailleurs, l'École polytechnique estime que la crise se traduira par une dégradation de sa situation budgétaire de 8 millions d'euros, principalement en raison de ses baisses de recettes de mécénat. Les prévisions budgétaires de l'École polytechnique sont en cours de consolidation.
Les autres écoles de la DGA sont également impactées par la crise sanitaire, avec une certaine diminution de recettes et des dépenses exceptionnelles. Elles le sont dans une moindre mesure, et devraient être capables de l'absorber en mobilisant leur trésorerie.
J'en viens à la troisième partie de mon propos. En quoi cette crise sanitaire a-t-elle fait évoluer le contexte stratégique international ? Ou plutôt, comment voyons-nous aujourd'hui nos principaux enjeux de sécurité et de défense, de souveraineté et de résilience nationale et européenne dans ce contexte post-Covid, qui affecte directement nos sociétés ?
Les indicateurs épidémiologiques se dégradent. L'économie mondiale entre dans une période de récession sans précédent. Il est néanmoins encore trop tôt pour décliner pleinement tous les impacts de cette crise sanitaire et économique, y compris sur le plan stratégique. Cependant, nous partageons le constat clair dressé par nos partenaires proches comme plus lointains, jusqu'à Canberra, à plus de dix-sept mille kilomètres de Paris. J'emprunte par exemple les termes de la ministre australienne de la Défense, Mme Linda Reynolds : « Nous faisons face à un monde post-Covid 2019 plus instable, plus dangereux, et plus vulnérable aux perturbations économiques et technologiques. Les évolutions de puissance et les tensions qui pèsent aujourd'hui sur les règles, les normes et les institutions mettent en danger l'ordre international tel que nous le connaissons. »
C'est un fait. La crise sanitaire a fortement contribué à accentuer chacune des conclusions que nous avions relevée dans la revue stratégique de 2017, et plus particulièrement la triple rupture, stratégique, politique et juridique, et technologique, évoquée plus récemment par le président de la République dans son discours sur la stratégie de défense et de dissuasion à l'École de Guerre le 7 février 2020. Les équilibres stratégiques et les hiérarchies de puissances sont aujourd'hui remis en cause. L'architecture internationale de sécurité continue de s'éroder. Le multilatéralisme recule, et parallèlement, les crises persistent, les tensions s'amplifient, la multipolarité nucléaire se confirme, et la compétition stratégique se désinhibe très largement. Tous les champs de la conflictualité sont donc concernés, et nous sommes affectés par cette réalité jusque sur le territoire national.
Je ferai un bref tour d'horizon géographique des tensions, crises et fragilités. L'Europe connaît des tensions assez fortes. À l'Est et au Nord, elles sont palpables, à l'occasion de manœuvres militaires. Elles ne disparaissent jamais complètement, et sont susceptibles de conduire à des escalades incontrôlées, en matière de cyber, par exemple. Elles s'illustrent en ce moment même par les développements dans le conflit du Haut-Karabagh, ou sur un plan différent, en Biélorussie.
Au sud de l'Europe, à l'image de la situation en Libye, la conjugaison de luttes d'influence exacerbées, d'ingérences étrangères, et de recul de la puissance militaire occidentale laisse là aussi le champ libre à des difficultés accrues pour parvenir à une sortie de crise, et consolider une voie politique.
L'Afrique, quant à elle, demeure un foyer de crises ouvertes, que les jeux d'influence étrangère, russes et chinoises, et les risques liés aux conséquences indirectes de la crise sanitaire viennent encore déstabiliser. Nous y sommes engagés, au Sahel notamment, aux côtés de nos partenaires africains et européens, pour lutter contre le terrorisme, et concourir à la paix.
Néanmoins, on voit bien que sur ce continent, comme en Asie et au Proche et au Moyen-Orient, les crises deviennent plus complexes. Elles sont aggravées par des fragilités multiples et transverses : les pressions démographiques et migratoires ; les dérèglements climatiques ; les risques sanitaires ; les rivalités énergétiques ; les trafics, qui s'entremêlent avec des réseaux de criminalité organisée ; les entorses au droit international ; les accès aux ressources et aux flux rendus plus compliqués.
Ces éléments de fragilité se conjuguent et s'entretiennent mutuellement, jusqu'à des extrémités qui peuvent être préoccupantes, et conduire à dépasser les structures de gouvernance des États. À défaut de cadre de gouvernance solide, ou bien soutenu, comme nous le constatons au Liban, cette conjoncture pourra laisser le champ libre à l'expansion de menaces.
Dans le cadre de la revue stratégique, nous en relevions trois principales : le terrorisme djihadiste ; la prolifération ; le retour de la compétition stratégique. De mon point de vue, elles sont toujours aussi réelles. La menace terroriste reste élevée, et exploite les défaillances étatiques, les situations de déstabilisation locale, la mauvaise gouvernance, et les divisions ethniques et religieuses. Les organisations djihadistes, en particulier l'État islamique et Al-Qaida, demeurent très actives, notamment au Sahel, au Moyen-Orient et en Afghanistan, même sous des formes insurrectionnelles et non territoriales. Hélas, les pays occidentaux, dont la France, restent des cibles.
De même, la prolifération poursuit son accélération. Les capacités conventionnelles avancées – drones, missiles de tous types, capacités de déni d'accès ou d'interdiction de zone – deviennent accessibles à des puissances régionales, ainsi qu'à des acteurs non étatiques, rapprochant continûment les menaces du territoire européen.
La prolifération biologique et chimique se poursuit elle-aussi, comme en atteste l'utilisation d'agents chimiques sur le théâtre syrien, ou plus récemment en Europe, contre l'ancien agent russe Sergueï Skripal à Salisbury, ou encore dans le cas récent de l'opposant politique Alexeï Navalny. Par ailleurs, face à la détérioration des crises de prolifération nord-coréenne et iranienne, et l'amélioration continue de certains vecteurs balistiques, il est clair que nous ne pouvons pas relâcher nos efforts dans la lutte contre la prolifération nucléaire à l'approche de la conférence d'examen du traité de non-prolifération en début d'année 2021.
Enfin, la compétition stratégique entre grandes puissances est avérée, exacerbée et décomplexée. Elle s'exerce dans tous les domaines, dont le cyber, le spatial et le champ informationnel. Elle est marquée de plus en plus par le recours systématique à des modes d'action asymétriques et à des stratégies hybrides. Ces stratégies s'appuient de manière croissante sur une utilisation intégrée de moyens civils, militaires et de renseignement. Elles visent à exploiter les vulnérabilités au cœur même du fonctionnement de nos démocraties, à projeter de l'intimidation, ou une subversion douce, notamment à travers des manœuvres militaires d'envergure, qui créent un sentiment d'insécurité.
Je pense aussi par exemple au renouveau de la puissance militaire russe, qui permet à Moscou d'essayer d'intimider son voisinage et de projeter de manière plus affirmée son influence en Europe et au-delà. La République populaire de Chine poursuit pour sa part une remontée en puissance militaire vigoureuse, et développe des ambitions globales ouvertes. La pandémie a bien mis en lumière ses ambitions stratégiques et les modes d'action du régime chinois, comme nous avons pu le constater avec la « diplomatie du masque ».
En réaction, les États-Unis, notre allié historique, ont augmenté le budget du Pentagone et ont fait de la rivalité avec Pékin l'objectif principal de leur politique de défense. Ils se trouvent donc nécessairement moins tournés vers l'Europe et le reste du monde – Afrique, Méditerranée, Levant – et pourraient même vouloir se désengager de la gestion de certaines crises régionales. Nous devons intégrer cette nouvelle réalité, qui ne changera pas, quel que soit le résultat de l'élection américaine de novembre.
À cette tendance lourde, s'ajoute l'enhardissement des puissances régionales comme la Turquie, ou sur un autre plan, l'Iran, qui font preuve d'un aventurisme et d'un opportunisme stratégique croissant pour asseoir leur statut, promouvoir leurs intérêts, et pousser leur jeu là où ils ne rencontrent pas de limites. Cet enhardissement trouve parfaitement à s'illustrer dans l'espace méditerranéen, carrefour stratégique où l'on voit se croiser problématiques migratoires, criminelles et juridiques. Ce carrefour est aujourd'hui de plus en plus déstabilisé par la projection des puissances régionales et les tensions liées aux enjeux énergétiques.
Enfin, je ne peux brosser ce panorama sans aborder les deux facteurs puissants que sont la course technologique, notamment aux technologies de rupture, comme l'intelligence artificielle, et concomitamment, la déconstruction progressive des architectures de sécurité, la fin du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), les incertitudes sur l'avenir du traité START de réduction des armes stratégiques et le retrait américain du traité Ciel ouvert. Par ailleurs, les approches plus radicales de désarmement, cristallisées notamment par le TIAN qui devrait rentrer en vigueur dans quelques mois, fragilisent l'architecture internationale de désarmement et de non-prolifération. Ces tendances n'ont pas ralenti pendant la crise. Il résulte ainsi de cette nouvelle réalité stratégique des risques sérieux de reprise de la course aux armements, de malentendus ou d'escalades non maîtrisée.
Je ne vous laisserai pas sur un constat exclusivement pessimiste. Comment répondons-nous à cette situation ? Face au durcissement des menaces et au rapprochement des foyers de crise, la France et ses partenaires européens doivent avant tout se préparer et anticiper. Anticiper ne signifie pas nécessairement être capable de tout prévoir, mais c'est au moins être capable de se préparer à faire face aux surprises stratégiques de demain, d'abord au niveau national mais aussi sur le plan européen.
Évidemment, cela passe par une poursuite de l'effort de défense et d'adaptation des postures et capacités engagées. À ce titre, la dissuasion nucléaire demeure en dernier recours la clé de voûte de notre sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux, comme l'indiquait le président de la République le 7 février 2020. Cela signifie aussi que nous allons travailler à des stratégies spécifiques, appuyées par des objectifs tangibles et des moyens – cyber, espace, intelligence artificielle –, mais aussi nous focaliser sur certaines régions, l'Arctique, l'Indopacifique, et contribuer à y fédérer l'ensemble des acteurs indispensables à l'établissement d'une vision commune des enjeux. Évidemment, la trajectoire positive de la LPM, qui acte une augmentation des dépenses de défense, pour permettre aux forces armées françaises de remplir leur mission et de se préparer à un contexte stratégique dégradé, est essentielle. Il est plus que jamais nécessaire de ne pas baisser la garde.
S'agissant de l'Europe et de la France, il nous faut aussi relever les défis d'un monde plus dangereux. À ce titre, il faut faire face aux implications multiples, régionales, mais aussi technologiques de la confrontation globale entre la Chine et les États-Unis, devenue structurante. Cela doit devenir un élément réellement essentiel de nos réflexions. Nous devons évaluer plus clairement les impacts du repositionnement des États-Unis sur leurs intérêts nationaux plus étroits et les conséquences de leur possible désengagement de certains théâtres, dont la gestion serait renvoyée vers les Européens. Nous devons mesurer les implications pour l'OTAN et la sécurité européenne des capacités militaires et des manœuvres hybrides de la Russie, et affermir notre réaction face à l'influence de nos compétiteurs jusqu'aux marches européennes.
J'en viens à une deuxième réflexion majeure. En réponse à l'environnement que j'ai décrit, relancer cet effort national ne suffira pas. Si la France doit pouvoir disposer de capacités de défense crédibles, il lui faut également agir en coopération avec ses alliés et partenaires. Je pense que nous pouvons affirmer que la relance de la défense européenne est aujourd'hui une réalité concrète, illustrée par de multiples réalisations, sur lesquelles je suis prête à revenir dans nos échanges. Celles-ci s'expriment sur le plan politique, à travers la coopération structurée permanente (CSP), capacitaire, avec le Fonds européen de défense (FEDef), opérationnel, comme en témoignent les missions et opérations de l'Union européenne, mais également dans des cadres ad hoc, tels que l'IEI, la mission européenne de surveillance maritime dans le détroit d'Ormuz (EMASoH), ou la task force Takuba. Bien sûr, elles passent par l'adaptation de l'OTAN, que nous continuons à soutenir, tant elle reste la pierre angulaire de la défense collective de l'Europe.
Outre ces formats multilatéraux, les cadres bilatéraux demeurent eux-aussi essentiels pour développer nos coopérations et ambitions de défense. Je pense bien sûr à nos alliés britanniques, à quelques semaines des dix ans du traité de Lancaster House, dans le contexte très sensible du Brexit. Je pense également à nos alliés allemands, avec lesquels notre coopération a franchi des paliers majeurs, comme en témoigne le développement du système de combat terrestre principal (MGCS), et du système de combat aérien du futur (SCAF), auquel participe également l'Espagne.
Je songe aussi à d'autres partenaires bilatéraux, avec lesquels nous avons également renforcé significativement nos liens : l'Italie, l'Espagne, le Portugal, plus récemment la Grèce, ou encore la Suisse, la Belgique, les Pays-Bas, les pays nordiques, la République Thèque, ou l'Estonie. Ces relations se densifient et nous permettent de créer des alternatives et des opportunités de réaction commune.
Notre relation avec les États-Unis reste déterminante. Nous sommes engagés avec ce partenaire sur de nombreux théâtres, comme le Levant, ou encore le Sahel. Elle le restera, là aussi quel que soit le résultat des élections en cours. Si je me tourne vers l'espace Indopacifique, l'intensification des partenariats stratégiques et des coopérations que nous avons noués avec l'Inde, l'Australie et le Japon doit nous aider à asseoir la stabilité d'une région où la France est, ne l'oublions pas, une puissance souveraine, et où les défis sont croissants, en mer notamment.
J'en viens enfin aux efforts de dialogue que nous poursuivons avec la Russie. Ce dialogue est voulu lucide et exigeant, avec un effort porté au niveau de treize groupes de travail constitués. Chacun de ces groupes doit fournir un cadre spécifique pour s'expliquer franchement sur les crises régionales, en Afrique et au Moyen-Orient, sur la menace terroriste, sur la stabilité stratégique en Europe, où la confiance reste à construire, voire encore sur les différents domaines de confrontation.
Les échanges avec la Chine au niveau du ministère des Armées restent plus modestes. Ils visent surtout pour nous, dans le cadre du processus P5 qui réunit les États dotés de l'arme nucléaire, à rechercher davantage de transparence quant à la doctrine nucléaire et à la posture de défense chinoise. C'est un dialogue qui doit aussi nous conduire à engager la Chine à respecter le droit international, notamment s'agissant de la liberté de navigation, et plus généralement, à faire évoluer notre relation bilatérale vers une réciprocité effective.
Pour résumer nos objectifs pour l'avenir, avec un horizon proche, la présidence française de l'Union européenne : il s'agit tout d'abord de nous mobiliser pour faire progresser dans les faits l'autonomie stratégique et la souveraineté européenne, qui requièrent de disposer des moyens et des ressources nécessaires pour préserver la liberté d'appréciation, la liberté de décision et la liberté d'action. Il s'agit également de consolider la solidarité européenne autour d'une vision partagée des intérêts, menaces et défis de demain. Le projet de « boussole stratégique » lancé par la présidence allemande de l'UE peut en offrir l'opportunité.
Nous devons également nous mobiliser pour renforcer les bases industrielles et technologiques de défense (BITD) françaises et européennes, en veillant à la cohérence de nos processus capacitaires, de manière à préserver la souveraineté technologique européenne et à exploiter les opportunités qu'offrent nos BITD. Enfin, parce que la résilience fait désormais partie de nos axes d'efforts indispensables, nous travaillerons aux stratégies de réponse aux modes d'action hybrides. Nous réfléchirons à la sécurité de nos approvisionnements de défense et nous travaillerons à la réduction de nos dépendances technologiques et industrielles dans des domaines critiques (énergie, matériaux critiques, certaines technologies).
Je crois que la crise de la Covid-19 a rappelé brutalement que la surprise stratégique existe et que nous devons nous y préparer, même si nous avions anticipé dans le livre blanc et la revue stratégique le potentiel risque de crise sanitaire. Nous poursuivrons résolument tous les efforts que nous avons engagés.
Je souhaitais partager avec vous ce qui, vu de la DGRIS, correspond à grands traits à ce monde post-Covid et aux premières tendances que nous en dégageons. Pour faire face aux dangers de demain, mais aussi être capable de tirer les opportunités de ce monde tel qu'il est – innovation, emploi, synergie, coopération – je crois que la France doit dès aujourd'hui poursuivre sa remontée dans le domaine de la puissance, et montrer l'exemple auprès de ses partenaires, pour continuer à les fédérer politiquement, éviter l'isolement et le déclassement et parvenir à tenir ses ambitions militaires et opérationnelles en matière d'Europe de la défense.
Je vous remercie.