Intervention de Alice Guitton

Réunion du mercredi 7 octobre 2020 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Alice Guitton, directrice générale des relations internationales et de la stratégie :

À ce stade, la France est le troisième contributeur au budget de l'AED, derrière l'Allemagne et le Royaume-Uni, car sa contribution est liée à la clé de répartition du produit national brut (PNB). Le budget de chaque exercice est arrêté par le comité directeur de l'AED, avant le 31 décembre de l'année précédente. Ce budget est alors notifié aux États membres participants pour versement de fonds.

Le montant du budget de l'AED a relativement stagné sur la période 2010-2017 comme vous le soulignez, autour de 30 millions d'euros par an. Il y a eu une augmentation graduelle en 2018, mais limitée, ainsi qu'en 2019, qui conduit à un budget total arrêté pour 2020 de 36,5 millions d'euros. Il est proposé, au terme du comité préparatoire qui s'est tenu dernièrement, de l'augmenter de 1 million d'euros supplémentaires, pour le porter à 37,5 millions d'euros en 2021.

Effectivement, dans le cadre du programme 144, à l'action 8, la DGRIS a la responsabilité de veiller au paiement de cette contribution, qui sera révisée à la hausse pour 2021. C'est la raison pour laquelle le montant inscrit au PLF pour 2021 est aujourd'hui de 6,7 millions d'euros. Il intègre, compte-tenu du Brexit, une part supplémentaire dans ce qui correspond à la clé de répartition. Nous allons donc devenir de fait le deuxième contributeur dès 2021.

Accroître le rôle de l'AED correspond clairement à nos priorités, notamment au titre de la CSP, dont l'agence assure le secrétariat, ou du FEDef, dont elle assure le suivi avec l'état-major de l'Union européenne. En effet, cela permet aux États-membres, à travers la voix de l'AED, de continuer à suivre de près tous les projets capacitaires qui y sont formés. Cela s'avère également important pour compter non seulement sur la confiance des gouvernements, mais aussi sur celle des industriels avec lesquels les États-membres sont en relation. Nous restons donc attachés au succès de la mission que va exercer le nouveau directeur exécutif de l'agence, le Tchèque Jiří Šedivý.

Vous évoquiez l'arsenalisation de l'espace et la manière dont la stratégie spatiale de défense que nous avons conçue était en mesure de répondre à la dégradation de la situation dans ce domaine de conflictualité opérationnelle, reconnu comme tel au sommet de Londres de l'an dernier. Je crois qu'il y a plusieurs manières d'aborder le sujet, la première étant de constater l'écart entre les discours et les faits. Vous mentionniez par exemple la Russie et la Chine. Ils sont les premiers, dans les instances multilatérales onusiennes, à défendre les projets de non-placement en premier d'armes dans l'espace ou à critiquer les Européens menant des actions déstabilisatrices. Il s'agit évidemment d'une logique de désinformation.

Je peux vous assurer que dans le dialogue bilatéral que nous avons noué avec Moscou, notamment dans le cadre des discussions techniques de juillet dernier, y compris en 2+2 au niveau des directeurs politiques Défense et Affaires étrangères, nous avons explicité toutes les actions que nous avions observées à nos interlocuteurs russes. Ils en ont pris note et les ont démenties. À tout le moins, ils savent que nous les voyons et que nous sommes capables de les dénoncer.

L'arsenalisation rampante de l'espace ne concerne pas uniquement ces activités inamicales. Elles sont aussi dans l'ensemble plus difficilement détectables et posent en outre la difficulté de voir intervenir un nombre d'acteurs croissant. On peut ainsi s'interroger sur l'évolution à terme de la hiérarchie des puissances dans l'espace, si on voit par exemple le lancement de méga-constellations composées de centaines voire de milliers de petits satellites. Se pose par ailleurs la question de l'impact de cette arsenalisation sur notre BITD, notamment en matière de prix sur le marché mondial, en raison de politiques commerciales très agressives. Le nombre d'objets en orbite sera plus conséquent.

Il existe trois réponses à ces défis. La première consiste à se doter des moyens et des ressources suffisantes pour pouvoir répondre à ce besoin dans l'espace. Le commandement de l'espace est une réponse en matière de gouvernance. Les investissements prévus dans le PLF pour 2021 sont également essentiels ; ils visent en outre à saisir les opportunités du new space, c'est-à-dire à aller conquérir l'innovation, y compris dans le secteur privé. Enfin, il convient de continuer à proposer autant que possible des normes de comportement dans l'espace qui soient responsables, avec l'appui de nos partenaires européens et des autres pays occidentaux dont les États-Unis.

Vous m'interrogiez sur la capacité de l'IEI à anticiper et à mener des efforts de consolidation. La dernière ministérielle, qui s'est tenue le 25 septembre 2020, est une bonne illustration des progrès réalisés. Tout d'abord, pendant la crise sanitaire, deux réunions se sont tenues spontanément entre les ministres chargés de la Défense pour échanger sur la résilience et la réponse à la pandémie et développer des solutions pragmatiques. Ces réunions ont constitué un démarrage et un catalyseur, avant même que des réponses puissent être apportées dans le cadre de l'OTAN ou de l'Union européenne. C'est un signe que, dans une première phase de réaction, le cercle en format restreint qu'est l'IEI est opérant et permet de rapprocher les pays volontaires.

Par ailleurs, le format de l'IEI a été stabilisé à treize partenaires, qui s'approprient de plus en plus l'initiative, à travers les groupes de travail qui se sont diversifiés et élargis. Ils traitent du Sahel, de la mer Baltique, de l'océan Indien, du golfe de Guinée, de sujets juridiques, de la projection de puissance et d'autres enjeux encore comme la lutte contre le terrorisme. Il n'est pas anodin de constater que les treize pays qui forment l'IEI ont été approchés pour explorer ensemble la mise en place de la task force Takuba au Sahel. Certains ont choisi d'y contribuer. Un lien implicite se noue donc entre notre capacité à échanger au niveau militaire dans le cadre de l'IEI et à aboutir à des déploiements plus efficaces et réactifs.

Je répondrai maintenant à vos questions relatives à la Turquie, et aux tensions en Méditerranée orientale. Vous avez souligné le fait que la Turquie suscite un nombre croissant d'ambiguïtés. Je pense que la manière dont le président de la République l'a abordée à l'occasion du sommet du groupe EuroMed 7, qui s'est tenu récemment à Ajaccio, témoigne du fait qu'il est difficile de continuer à la considérer comme un partenaire en Méditerranée. Ce sont ses propos.

En effet, les activités de prospection et de forage dans les zones économiques exclusives grecques et chypriotes, avec ce qu'on a observé du navire de recherche sismique turc Oruç Reis le 10 août, ont été justement considérées comme illégales par Athènes. Elles constituent des violations de la souveraineté de deux États membres de l'Union européenne, la Grèce et Chypre, mais également du droit international en tant que tel.

Par ailleurs, au-delà de la Méditerranée orientale, l'attitude de la Turquie en Libye, en Syrie et même en Irak apparaît problématique. Des attaques de drones ont en effet compromis la souveraineté irakienne, au point que Bagdad a annulé une visite de son ministre de la Défense.

Tout cela a conduit la France à évoquer l'incident du Courbet, au niveau de la ministre des Armées, lors de la réunion ministérielle de défense de l'OTAN du premier semestre, pour montrer qu'il n'était pas possible de voir un embargo violé par un allié sous indicatif OTAN, et que ce sujet ne pouvait être passé sous silence au sein de l'alliance. L'OTAN devait aussi être le cadre où il était possible de rappeler un allié à ses obligations et où pouvait être recherchée une clarification de la chaîne de commandement quant aux moyens de préserver les intérêts de chacun dans le cadre d'une opération, en l'occurrence Sea Guardian, comme d'assurer la bonne articulation avec l'opération IRINI, menée par ailleurs par l'Union européenne.

C'était une première manière de marquer une limite. Par la suite, un certain nombre des déploiements effectués en Méditerranée orientale ont donné lieu à une coordination plus étroite entre partenaires. Il s'est agi notamment de l'exercice Eunomia, conduit fin-août avec l'Italie, la Grèce et Chypre. Ces déploiements ont permis de démontrer que nous ne sommes pas disposés à laisser sans réponse ces ambiguïtés et ces attitudes inamicales et inacceptables de l'allié turc.

Réaffirmer ces lignes rouges était essentiel. Nous continuons à le faire. Encore récemment, le président de la République a adressé des messages clairs au président Erdoğan, notamment dans le contexte de la crise du Haut-Karabagh, pour l'appeler à ne pas surenchérir à une situation préoccupante.

Des solutions plus durables doivent aussi être recherchées et passent tout d'abord par la médiation. Le président de la République a ainsi apporté son soutien à l'action de l'Allemagne et de la chancelière Angela Merkel pour essayer de faciliter le dialogue entre la Grèce et la Turquie, ce qui est important. L'établissement du mécanisme de déconfliction, créé à l'OTAN, constitue également une avancée, modeste, mais utile. Le renforcement de notre contribution à l'opération de l'Union européenne IRINI – notre frégate Latouche-Tréville l'ayant rejoint au début du mois de septembre – est une autre manifestation de notre détermination à faire respecter l'embargo.

Enfin, dans le cadre du groupe de réflexion de l'OTAN, nous pouvons également continuer à évoquer ce que sont les devoirs des alliés et les voir utilement rappelés, pour que l'unité et la cohésion de l'alliance soient effectives.

Les canaux existent donc. Nous avons levé le voile sur les ambiguïtés multiples de la Turquie à nos portes. Elles posent un problème pour nos intérêts et peuvent aller jusqu'à nous mettre en porte-à-faux en tant qu'Européens, par exemple sur la question des migrants. Il peut également s'agir de problèmes d'intrusion, à travers la possession par la Turquie de S-400 russes à laquelle vous faisiez référence, ce qui, pour un allié, est tout de même problématique. La manière dont nous avons géré cette situation récente a servi à poser le cadre pour identifier des voies diplomatiques de désescalade. Le but là encore n'est pas de créer l'escalade avec la Turquie, mais bien de rétablir des conditions propices à un dialogue équitable.

La question suivante concernait le Royaume-Uni, et les perspectives dans le cadre du 10ème anniversaire du traité de Lancaster House. L' Integrated Review conduite par le Royaume-Uni est menée depuis plusieurs mois. Elle devait lui permettre d'aborder la préparation de son budget de défense et la définition de ses priorités capacitaires de manière sereine. L'exercice a cependant été quelque peu contrarié par la pression exercée aujourd'hui par le Treasury pour définir un budget selon une séquence distincte, en anticipant la Comprehensive Spending Review.

Elle place d'emblée le Royaume-Uni face à de délicates questions d'arbitrage, entre des capacités de haute technologie sur lesquelles l'accent est porté – le cyber, l'informationnel, le numérique, le spatial – et le risque de réduire la capacité à nourrir la masse nécessaire pour mener des opérations de haute intensité et être capable de porter l'expéditionnaire.

Il s'agit nécessairement d'un sujet de préoccupation pour nous comme pour le secrétaire à la Défense Ben Wallace, qui continue de plaider pour le maintien d'un effort de défense complet du Royaume-Uni. S'agissant de la posture générale de Londres en matière de défense, je peux vous rassurer, au moins partiellement, la tendance n'est pas à un alignement sur les Américains, mais plutôt à la recherche de davantage de souveraineté britannique, comme en témoigne leur stratégie industrielle de défense publiée récemment. Les Britanniques se plaisent ainsi à nous dire régulièrement qu'ils deviennent de plus en plus français et qu'ils souhaitent avant tout préserver les intérêts de leur industrie nationale plutôt qu'acheter américain, en dépit des pressions de Washington, ou même européen...

Au vu de la maturité de notre relation bilatérale, de son caractère structurant et indispensable, nous continuerons à mener un dialogue honnête et intense avec Londres, pour parvenir à une feuille de route d'ici l'été 2021. Elle sera à la fois capacitaire, opérationnelle et stratégique, et contribuera à garder nos deux pays solidement liés l'un à l'autre, pour faire face aux menaces de demain. Il s'agit d'un aspect essentiel, et il est vrai que les tensions autour du Brexit et des négociations avec l'Union européenne ne facilitent pas la mise en œuvre de cette feuille de route commune.

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