Venons-en maintenant au deuxième volet des accords de Lancaster House, le volet opérationnel.
Déjà, entre 1990 et 2010, la France et le Royaume-Uni avaient réalisé un grand nombre d'opérations militaires conjointes, sous l'égide de l'Organisation des Nations Unies (ONU), de l'Organisation du traité de l'Atlantique-Nord (Otan), que ce soit en Bosnie (1995), au Kosovo (1998), en République démocratique du Congo (2003) ou en Afghanistan (2001-2013). Ces déploiements conjoints ont forgé une culture opérationnelle commune qui distinguait déjà les deux nations parmi leurs homologues européennes. France et Royaume-Uni sont en effet deux puissances militaires, membres du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU), dotés de l'arme nucléaire, et disposant de modèles d'armées complets. En 2010, d'après un rapport du Sénat, 80 % des textes adoptés au CSNU étaient initiés conjointement par la France et le Royaume-Uni.
Les accords de Lancaster House ont pourtant permis de franchir un pas supplémentaire. La création d'une Force conjointe expéditionnaire interarmées ( Combined Joint Expeditionary Force, CJEF) a permis de passer d'un objectif général d'interopérabilité à un projet concret, politiquement engageant. Contrairement à d'autres forces conjointes, en effet, comme la brigade franco-allemande ou l'Eurocorps, il ne s'agit pas d'une force permanente, mais plutôt d'une force expéditionnaire ad hoc englobant les trois armées, avec un commandement intégré et « disponible pour des opérations bilatérales, de l'Otan, de l'Union européenne (UE), des Nations Unies ou autres ». Son effectif est de 10 000 hommes et femmes, soit deux brigades.
Une telle définition a imposé de définir précisément le concept d'emploi de la force. Les chefs d'état-major des armées des deux pays ont déduit de l'objectif politique que la CJEF devait être une force interarmées, capable d'entrer en premier sur un théâtre, donc dans des circonstances où une réaction rapide serait nécessaire, où les États-Unis ou d'autres partenaires européens ne seraient pas disposés à intervenir et avant de laisser une force multinationale prendre éventuellement le relais. Elle devrait être en capacité de conduire des opérations de haute intensité, défensives ou offensives et disposer de moyens importants dans les trois milieux.
Quelques mois à peine après la signature des traités de Lancaster House, le déclenchement de l'opération Harmattan, en Libye, a mis à l'épreuve la réalité de l'interopérabilité des forces françaises et britanniques. Les lacunes identifiées ont donné lieu à la création de six groupes de travail interarmées et treize sous-groupes sur des sujets tels que le soutien médical et logistique, la communication stratégique, le ciblage non-conventionnel ou les forces spéciales.
Des exercices de grande ampleur ont émaillé la décennie pour parvenir à une pleine capacité de la CJEF qui est aujourd'hui acquise, malgré l'annulation de l'exercice Griffin Rise au premier semestre 2020. Elle devrait faire l'objet d'une annonce des ministres chargés de la défense très prochainement.
La CJEF a permis de développer l'interopérabilité entre les deux premières puissances militaires européennes à un point inédit. Au-delà de la force elle-même, la conduite de ce projet a conduit à une intégration toujours plus poussée des forces françaises et britanniques. Toute une comitologie s'est mise en place pour mener à bien ce projet. Notre interlocuteur de l'armée de Terre l'illustrait en indiquant qu'en 2019, 900 personnels français avaient traversé le Channel dans le cadre de la coopération entre les deux armées de Terre. En 2016, elles sont convenues d'un échange permanent de commandants divisionnaires adjoints, en vertu duquel un officier français est devenu commandant en second de la 1re division du Royaume-Uni à York, un officier britannique assumant un rôle équivalent dans l'armée française. Cette intégration est sans précédent dans le monde.