Intervention de Stéphane Mille

Réunion du mercredi 2 décembre 2020 à 10h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Stéphane Mille, général de corps aérien, sous-chef « Opérations » à l'état-major des armées :

Madame la présidente, comme vous l'avez rappelé en introduction, je suis depuis quatre ans jour après jour l'opération Barkhane sous tous ses aspects. Avant de m'exprimer, j'aurai une pensée pour mes camarades tués au front, et je m'associerai aux familles et aux proches qui portent la peine de la disparition d'un de leurs proches.

Je voudrais souligner, pour le constater régulièrement sur le terrain, l'engagement constant de nos soldats qui, quoi qu'il arrive, poursuivent leur mission avec la même conviction et la même envie de bien faire. J'ai ainsi pu mesurer la semaine dernière, dans la région de Boulikessi où je me trouvais, leur haut niveau d'engagement et de réactivité, alors que la situation pouvait dégénérer très rapidement.

Avant de rappeler où nous en étions, il y a un an, avant le sommet de Pau, qui a fixé des orientations à l'opération Barkhane, de faire un bilan provisoire et de dresser quelques perspectives, je voudrais porter quelques points à votre attention.

Barkhane est, certes, le volet militaire essentiel d'une stratégie visant à la résolution de la crise sahélienne, mais ce n'est pas le seul. Ce n'est que dans le cadre de l'approche globale rappelée à Pau que nous obtiendrons des résultats durables.

J'entends parler, ici et là, d'« immobilisme » et d'« enlisement », termes forts qui ne reflètent pas la réalité de l'opération Barkhane. Depuis son lancement, en 2014, le dispositif n'a cessé d'évoluer quand bien même l'objectif et l'état final recherché de cette opération restent de maintenir la crise sécuritaire à un niveau de violence à la portée des forces armées locales.

Tout exposé de nature militaire commence par l'évocation de la menace. En 2019, la menace terroriste du RVIM est descendue vers le sud et s'est progressivement regroupée dans la boucle du Niger élargi, avant d'atteindre le nord du Burkina Faso et, ponctuellement, la frontière entre le Burkina Faso et la Côte d'Ivoire. En 2019, nous avons également fait face à la remontée en puissance de l'EIGS. Particulièrement résilient, ce groupe a significativement augmenté sa capacité de combat au fil de ses nombreuses attaques d'emprises. Je n'en ferai pas la liste mais je note qu'il avait largement débordé le Liptako malien pour dépasser la frontière. Des attaques retentissantes au nord de Niamey avaient fait fuir les soldats nigériens de plusieurs camps à proximité de la frontière et nous observions une dynamique qui était favorable à ce groupe.

Ce bilan très lourd dans la zone où opère l'EIGS s'est traduit par l'abandon de postes frontaliers, tant au Mali qu'au Niger.

Fort de ces constats, le Président de la République a décidé, à l'occasion du sommet de Pau, d'adapter notre stratégie en concentrant nos efforts contre l'EIGS dans la zone des trois frontières, tout en maintenant notre vigilance sur le Centre et le Nord-Mali.

La clarification du cadre, des objectifs et de l'organisation de la réponse autour des quatre piliers – le pilier militaire, le pilier partenarial, le pilier gouvernance et le pilier développement – a impulsé une dynamique favorable et permis des progrès sur chacun d'eux, même si certains ne sont pas aussi rapides qu'on le souhaiterait. Cela étant, sur les piliers militaire et partenariat, nous constatons de réels succès tactiques.

L'impulsion présidentielle donnée au sommet de Pau a constitué une étape importante pour notre campagne au Sahel, reposant sur l'affaiblissement de notre adversaire, l'accompagnement de nos partenaires et l'entraînement de nos alliés. Je reviendrai sur la sahélisation, l'internationalisation et l'approche globale.

Je ne détaillerai pas ce qui s'est passé sur le terrain, dans la mesure où votre déplacement, il y a quelques jours, dans la bande sahélo-saharienne (BSS) et l'audition du général Conruyt ont probablement répondu à l'essentiel de vos questions, notamment sur la dernière opération majeure, Bourrasque, que je considère comme l'opération de synthèse d'une année d'effort dans le Liptako.

L'année 2020 est marquée par une diminution significative de la menace représentée par l'EIGS. Nous avons réduit ses capacités, après les attaques de 2019 que j'ai rappelées. En 2020, il n'a mené aucune attaque complexe ni gagné aucune zone. Un élan et un inversement de tendance significatifs sont à mettre à l'actif des combattants locaux engagés dans Bourrasque, qu'il s'agisse des forces armées maliennes ou des quelque 1 100 Nigériens venus en appui de Barkhane.

S'agissant des armées sahéliennes, Barkhane continue de développer, au travers de ce que nous appelons la « sahélisation », un véritable partenariat de combat. L'ambition de Barkhane est de passer à un véritable partenariat de combat, en accompagnement des partenaires sahéliens. Il s'agit d'inverser le ratio en faveur des armées sahéliennes dans les engagements dans la zone. Nous sommes passés de 25 % de forces locales pour 75 % de forces françaises, à 50/50 aujourd'hui et nous souhaitons atteindre 75 % de forces locales pour 25 % d'armée française.

Nous avons continué à former nos partenaires sahéliens dans un contexte particulier sur lequel je reviendrai. Nous avons contribué à la formation d'unités qui nous accompagnent directement, dont les unités légères de reconnaissance et d'intervention (ULRI) engagées avec Barkhane au cœur du Liptako.

Nous avons mis en œuvre des mécanismes de coordination opérationnelle avec la force conjointe G5. Je vous renvoie à ce sujet à l'audition du général Namata. On peut toujours les améliorer, mais ils sont désormais en place et ont permis notamment des échanges de renseignement inégalés, auxquels j'attache une grande importance. Nous avons renforcé les liens avec les armées locales et les dispositifs conjoints de commandement ont montré tout leur effet dans plusieurs opérations. L'échange de renseignement obtenu grâce à cette structure doit être renforcé.

Les progrès observés au cours de l'année 2020 ouvrent des perspectives en termes d'échange du renseignement en vue de l'engagement de Barkhane, de la force conjointe ou des armées locales.

Nous avons entretenu la dynamique d'internationalisation de notre campagne, qui est antérieure à 2020, grâce à l'intégration dans Barkhane d'Estoniens, de Britanniques ou de Danois. De nombreux efforts ont été nécessaires pour porter la force Takuba sur les fonts baptismaux. Sa capacité opérationnelle initiale (IOC : initial operational capability ) a été déclarée l'été dernier et sa montée en puissance nécessite un lourd travail avec les capitales mais se poursuit.

Je suis impressionné par la capacité d'entraînement de Barkhane vis-à-vis de l'ensemble des acteurs qui sont tous impliqués dans la résolution de la crise. Je pense d'abord à la force conjointe du G5 Sahel. J'ai rencontré le général Namata sur le terrain, la semaine dernière ; son impulsion est essentielle pour faire progresser la force conjointe. Il a mis en œuvre une opération permanente à la frontière entre le Mali et le Burkina Faso qui doit gagner en épaisseur, en engagement et en capacité de réaction. Nous mettons en place une coordination ambitieuse avec la force conjointe, mais il convient de consolider les acquis.

La mission de formation de l'Union européenne au Mali (EUTM) est un élément essentiel. Après un « trou d'air » dû aux événements sanitaires de l'année 2020, l'EUTM reprend la formation des FAMa. La détermination du Force Commander et du directeur général de l'état-major militaire de l'Union européenne (DGMUE), que j'ai rencontrés la semaine dernière à Bruxelles, est entière pour reprendre les formations en mettant l'accent sur le corps des sous-officiers, colonne vertébrale des forces armées maliennes, afin de rehausser leur niveau.

La mission des Nations unies (MINUSMA), quant à elle, a accéléré le rythme de ses opérations, se concentrant sur le Centre, sans oublier le Nord-Mali. L'adaptation de sa structure est engagée. Elle est réelle mais lente, malgré la volonté farouche du Force Commander d'aller plus vite. Le général Gyllensporre souhaite disposer d'une MINUSMA plus réactive, plus mobile, en mesure de répondre aux défis, notamment dans le Centre.

Au-delà des forces internationales et des piliers 1 ou 2, la coordination renforcée a permis de tirer l'action de développement vers le haut. Suivant Barkhane depuis quatre ans, je mesure les progrès réalisés par l'AFD. Nous sommes passés d'une logique de présentation de projet à une logique d'engagement de projet, puis à une logique de décaissement, et il est désormais question d'inaugurations. Il a fallu du temps pour changer les esprits, mais chacun a compris que c'est en produisant et en coordonnant concrètement les effets sur le terrain que la situation s'améliorera.

Barkhane a aussi eu un effet d'entraînement significatif sur le pilier 3, c'est-à-dire le retour de la gouvernance, dont les progrès ne sont pas encore à la hauteur des attentes. Il s'agissait, au moyen des colonnes foraines, de revenir ponctuellement avec des services de l'État dans des zones délaissées. La première a été déployée à Labbézanga, au nord de la frontière avec le Niger, une autre l'a été à Tessit et une troisième pourrait l'être à l'est de Gao. Grâce à la capacité d'entraînement de Barkhane, la MINUSMA s'est associée aux colonnes foraines et devrait en reprendre le principe qu'elle compte étendre au centre du Mali.

Le contexte particulier du covid n'a guère affecté les opérations de Barkhane. Le rythme a été maintenu, des dispositifs de sécurisation ont été mis en place. Le coup d'État de cet été n'a pas eu de conséquences significatives sur la conduite des opérations. Bamako a même rapidement réaffirmé son soutien à Barkhane, sa volonté accrue de coopérer et de participer à la lutte contre le terrorisme. Ces éléments m'ont été confirmés il y a quinze jours, lors de mon déplacement au Mali, où j'ai rencontré tous les hauts responsables militaires en poste. À cela s'ajoute le contexte d'échéances électorales. Le Burkina Faso, concentré sur l'organisation de ses élections, s'est un peu détourné de la lutte, notamment au Nord.

Nous avons significativement réduit la menace de l'EIGS. Elle n'est pas éradiquée, mais il n'y a pas eu d'attaque importante cette année. L'EIGS reste présent mais affaibli. Entre octobre 2019 et janvier 2020, 400 membres des forces de défense et de sécurité maliennes ont été tués, contre moins de 50 en 2020. C'est toujours trop mais la réduction est significative.

La population locale reprend confiance envers ses forces locales. Nous le constatons au travers des échanges d'informations de la population avec les FAMa et Barkhane. Alors qu'à notre arrivée, nous étions regardés, au mieux, avec indifférence, au pire, avec hostilité, nous constatons dans les bourgs et le long de la route nationale, un réel changement d'état d'esprit de la population.

Côté nigérien, nous constatons aussi une volonté réelle de reprendre les postes abandonnés dans le courant de l'année 2019. Des postes ont été ponctuellement réoccupés par les forces armées nigériennes, autour desquels l'activité économique a repris.

Côté malien, nous ne sommes pas aussi avancés. Indelimane, un des points attaqués en 2019, est toujours déserté. Il n'y a pas de troupes installées en permanence, mais le calendrier malien prévoit une réoccupation ferme et permanente avant l'été 2021, par deux compagnies désignées à cette fin.

Concernant les perspectives et les enjeux à court et moyen termes, l'EIGS est diminué, mais la zone n'est pas encore sécurisée. Nous devons continuer à agir de façon dissuasive, pas nécessairement Barkhane en tant que telle, mais aussi toutes les autres forces nationales ou internationales capables de consolider les gains réalisés.

À l'horizon de l'été 2021, l'adaptation de la force se fera en parallèle de la montée en puissance effective de la Task Force Takuba. Celle-ci repose sur la mobilisation de nos partenaires, qui commence à se consolider, et sur la capacité des forces armées maliennes à envoyer des effectifs dans la zone pour patrouiller, car c'est bien un partenariat de combat qui est visé par la montée en puissance de Takuba. Il faudra aussi maintenir la synchronisation de l'ensemble des piliers de la coalition et des forces internationales dans la zone, afin d'assurer la cohérence d'ensemble.

L'engagement de nos partenaires européens et américain dans Barkhane doit être entretenu. L'opération comprend des Estoniens, des Britanniques et des Danois. Le départ des Danois à la fin de l'année est un sujet de préoccupation que le général Conruyt a dû mentionner. Ils ont fourni des capacités rares au cours de l'année 2020. Nous essayons de trouver des solutions pour compenser la perte entraînée par le départ de leurs deux hélicoptères de transport lourd.

En dépit des progrès que j'ai soulignés, il est nécessaire de continuer à soutenir la force conjointe. Bien qu'opérationnelle, elle souffre de faiblesses structurelles et de jeunesse, notamment en matière de soutien. Elle doit continuer à monter en puissance. Ses résultats sont liés au leadership du général Namata, dont la succession interviendra dans les mois à venir.

La robustesse de notre partenaire malien reste notre principale préoccupation. Il faut concentrer nos efforts, et j'y associe tous nos partenaires internationaux, en particulier l'EUTM, pour que les FAMa mettent en place un cycle opérationnel durable. Les armées maliennes sont à la limite de la rupture, avec des personnels engagés opérationnellement depuis plus de deux ans dans le Liptako. Une telle situation ne peut durer et doit être corrigée. Les nouvelles autorités maliennes sont décidées à mettre en place, grâce à un recrutement accéléré, un cycle opérationnel permettant d'occuper les postes avec des troupes rafraîchies, formées et reposées régulièrement.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.