Intervention de Clément Beaune

Réunion du mardi 16 février 2021 à 18h15
Commission de la défense nationale et des forces armées

Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargées des affaires européennes :

Mesdames les présidentes, Monsieur le président Bourlanges, Mesdames et Messieurs les députés, je suis très honoré d'être reçu dans ce format d'audition, qui pour moi est une première.

Je vais revenir brièvement sur la négociation du Brexit et l'accord conclu à la fin de l'année dernière, et évoquer un certain nombre de sujets complémentaires qui n'ont pas trouvé leur place dans cet accord, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai. J'aborderai évidemment les questions de défense et de sécurité, et des questions connexes, comme celle de la protection des données.

Je commence par l'esprit dans lequel nous avons mené les négociations avec le Royaume-Uni. Elles ont constitué un défi sans précédent pour l'Union européenne. Il était inédit qu'un pays décide de sortir de la famille européenne, et, à l'été 2016, les prédictions allaient vers le délitement de l'Union européenne plutôt que vers sa consolidation ; or l'Union européenne a démontré sa solidité dans la négociation face au Royaume-Uni, vu non pas comme un adversaire, mais comme un partenaire qui devenait progressivement un pays tiers.

Nous avons défini des objectifs extrêmement clairs et des lignes directrices communes. Nous avons identifié ce qui faisait le cœur de nos intérêts européens et de la construction européenne, en premier lieu la préservation du marché unique. Sous l'égide de Michel Barnier, auquel je veux rendre hommage, les Européens ont montré, tout au long de cette négociation, une unité impressionnante.

Nous avons séquencé la négociation en deux phases. Une première phase a permis de mener à terme l'accord de retrait, conclu à la fin de l'année 2019. Cet accord a préservé trois intérêts fondamentaux communs de l'Union européenne en général, et de la France en particulier : nos intérêts financiers, en assurant le règlement financier, dans la durée, de ce que le Royaume-Uni devait à l'Union européenne, au titre de son appartenance pendant plus de quarante années à l'Union ; les droits des citoyens, garantissant aux 3 millions de citoyens européens résidant au Royaume-Uni, dont 300 000 Français, la continuité de leurs droits ; la frontière de l'Irlande, qui concerne toute l'Union européenne et assure l'intégrité de notre marché unique, et, plus largement la paix et la stabilité au cœur de l'Europe.

Cette phase de négociation a été compliquée, mais ce n'était que l'apéritif ! Ensuite, en quelques mois seulement – nous devons mesurer l'ampleur de la tâche réalisée – nous avons négocié un accord essentiellement économique et commercial avec le Royaume-Uni, conclu le 24 décembre et signé le 30 décembre. Son ambition est extrêmement importante, et il est positif à trois égards.

Premièrement, il préserve non seulement les intérêts fondamentaux de la France et des vingt-sept États membres de l'Union européenne dans les secteurs économiques centraux et sensibles comme celui de la pêche, mais plus largement des conditions de concurrence équitables pour nos entreprises et pour nos emplois. Alors que nous menions ces débats nécessaires et légitimes sur la politique commerciale de l'Union européenne avec un pays qui est de loin son premier partenaire commercial, au regard de tous les accords économiques et commerciaux que nous avons signés jusqu'à présent, nous avons pour la première fois introduit le respect de l'accord de Paris comme clause essentielle. Nous avons intégré des mécanismes de respect de conditions sanitaires, alimentaires et sociales, et d'un certain nombre de standards. Il faudra les faire appliquer avec vigilance. Leur respect est la condition pour l'accès complet à notre marché sans droits de douane. Ainsi, le respect des intérêts fondamentaux de l'Union européenne constitue le pilier central de l'accord, et c'est la raison pour laquelle la France y a apporté son soutien.

Deuxièmement, nous avons préservé l'unité européenne au cours de cette négociation, ce qui était loin d'être évident. Le symbole est important et beaucoup de sujets nous attendent : la question de la défense européenne, ensemble, à vingt-sept, la régulation du monde numérique, notre ambition climatique, la réforme des politiques commerciale ou migratoire et d'autres défis encore. Si nous avions brisé l'unité des vingt-sept, nous ne serions pas en mesure, aujourd'hui, de faire avancer, à quelques mois de la présidence française de l'Union européenne, ces priorités communes. Et je ne parle pas de la réponse à la crise sanitaire et économique !

Troisièmement – et ce point renvoie aux incomplétudes de cet accord – nous avons préservé, condition même de cet accord, un cadre de coopération positif et vaste avec le Royaume-Uni. Cet accord a essentiellement une dimension économique et commerciale, mais pas seulement. En matière de coopération judiciaire, de coopération policière, de cyber coopération ou de cyberespace, il inclut un certain nombre d'éléments importants pour notre sécurité.

Toutefois, des points d'interrogations ou des manques subsistent. Nous devrons construire des solutions avec le Royaume-Uni. Comme transition entre le contenu de l'accord et ce qu'il reste encore à bâtir avec nos partenaires britanniques, j'ajouterai que l'accord autorise la participation britannique à un certain nombre de programmes, sous réserve d'une contribution financière. Il s'agit de programmes clefs auxquels d'autres pays tiers participent : Horizon Europe, en matière de recherche et de développement ; Copernicus, en matière spatiale et d'observation de la terre, programme qui a une dimension essentielle, aussi bien civile que de sécurité ; enfin, un certain nombre d'autres programmes auxquels le Royaume-Uni, de lui-même n'a pas souhaité coopérer, ce que je regrette – je pense en particulier à Erasmus.

Nous avons veillé à maintenir le champ de coopération le plus large possible en défendant nos intérêts le mieux possible, tout en préservant un canal de coopération que nous pourrons amplifier à l'avenir.

La période de ratification puis de mise en œuvre est en cours, puisque cet accord fait l'objet d'une application provisoire depuis le 1er janvier, pour éviter, même temporairement, les effets d'un no deal. Sans doute faudra-t-il prolonger de quelques semaines la période de transition, dont le terme était fixé à la fin du mois de février, pour permettre à l'Union européenne d'établir les versions authentifiées de cet accord dans l'ensemble des langues européennes. Au-delà du symbole, et au regard de la complexité, de la précision et de la longueur de cet accord, ce n'est ni secondaire ni une mince affaire que d'en vérifier intégralement les termes dans notre langue. Nous devons aussi mettre à profit ce délai pour renforcer les propres mesures autonomes de l'Union européenne, qui ne seront pas finalisées d'ici la fin du mois de mars ou la fin du mois d'avril, échéance probable du nouveau délai, pour préparer par exemple nos capacités de réplique ou de rétorsion si les règles d'accès à notre marché n'étaient pas respectées. Voilà qui fait partie des éléments de mise en œuvre et de vigilance que j'évoquais.

Cet accord contient un certain nombre de manques ou d'incomplétudes, que nous devons progressivement combler, toujours dans le respect de nos intérêts et de la meilleure coopération possible.

Madame la présidente Thillaye, pour répondre à l'un des points que vous avez soulevés, j'évoquerai deux éléments clefs à la frontière de la sphère économique et de celle de la sécurité.

Le premier élément est plus économique ; il concerne les services financiers. Dans ce domaine, aucune coopération avec le Royaume-Uni n'a été prévue dans cet accord, pour une raison simple, très stratégique, de défense des intérêts de l'Union européenne : dans notre droit, les décisions sur l'accès à notre marché européen en matière de services financiers sont unilatérales – nous avons constamment défendu cette position au cours des quatre ans de négociation. Nous sommes en train de discuter avec le Royaume-Uni des fameuses décisions d'équivalence : c'est l'Union européenne qui examine, pour une durée que la Commission européenne nous proposera de fixer, durée déterminée et donc révocable, un accès total ou partiel, jamais inconditionnel ni irrévocable, à notre marché des services financiers. L'Union européenne a donc cet outil entre les mains. Les décisions sont prises en fonction des critères de régulation que les Britanniques imposent à leurs propres services financiers. Autrement dit, en cas de dumping réglementaire dans ce domaine, nous pourrions retirer ou restreindre l'accès à notre marché des services financiers. Notre négociateur a su préserver cet intérêt fondamental tout au long de la négociation.

Le deuxième élément concerne les données, notamment personnelles. De même, les décisions sont des décisions d'équivalence. Cette exigence extrêmement stricte nous est imposée par la Cour de justice de l'Union européenne, en application des traités. Nous l'avons vu avec les États-Unis : lors de la signature des accords de transfert automatique des données, à deux reprises, la Cour de justice a jugé que les exigences américaines sur le degré de protection des données n'étaient pas suffisantes pour autoriser une équivalence et un transfert automatique. Nous réaliserons dans les prochaines semaines la même analyse, ad hoc, avec le Royaume-Uni, pour délivrer une équivalence ou non. Notre intérêt serait d'accorder une équivalence, mais à condition que les engagements de la part des Britanniques soient sérieux. Nous devons maintenir le niveau de protection des données, notamment du RGPD, qui ne lie plus directement les Britanniques, au cas où ils souhaiteraient diminuer leurs standards en matière de protection des données. Ce n'est ni ce qu'ils nous ont indiqué, ni ce que nous souhaitons, mais des vérifications sont nécessaires. Dans tous les cas, la décision est révocable, ce qui exige de réévaluer régulièrement le niveau de protection entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, non seulement des données personnelles, mais aussi, plus largement, de toute une série de données, notamment dans le domaine de la sécurité.

Le champ qui intéresse tout particulièrement votre commission de la défense est celui de la politique étrangère, de la défense et de la sécurité. Sur ce point, le Royaume-Uni a considéré qu'il n'était pas urgent ou nécessaire d'inclure le volet de politique extérieure et de défense dans l'accord d'ensemble. Nous le regrettons, alors que notre négociateur l'avait proposé à plusieurs reprises.

Notre histoire et nos discussions avec le Royaume-Uni ne s'arrêtent pas là pour autant. Mme la présidente Dumas a rappelé que des coopérations bilatérales avec le Royaume-Uni demeurent. Nous avons célébré il y a quelques semaines les dix ans du traité de Lancaster House. Des avancées supplémentaires avaient été réalisées lors du sommet de Sandhurst en 2018. Il serait vraisemblablement opportun de tenir prochainement un sommet bilatéral avec le Royaume-Uni, notamment sur ces questions de défense, car il n'est de l'intérêt ni de la France ni du Royaume-Uni ni de l'Union européenne que cette coopération bilatérale et que nos coopérations concrètes en matière d'industrie de défense, d'interventions extérieures et de services de renseignement s'affaiblissent dans les mois qui viennent.

Existent aussi un certain nombre de coopérations européennes, au sens le plus souple et le plus large du terme, qui incluent le Royaume-Uni, à l'initiative de la France d'ailleurs. Je pense à l'initiative européenne d'intervention, que le Président de la République a lancée lors de son discours de la Sorbonne. Ce format souple de coordination de nos forces armées, de planification et d'analyse des menaces fonctionne bien. Il s'élargit progressivement, tout en préservant un format le plus informel et agile possible. Il s'agit d'un cadre de coopération européen que nous préservons avec le Royaume-Uni.

Nous aurons certainement à inventer – nous ne sommes qu'au début de cette réflexion – un cadre de coopération de défense, de sécurité et de politique étrangère avec le Royaume-Uni, qui reste évidemment notre voisin et notre allié. Voilà qui pourrait prendre des formes que nous avions déjà évoquées. En disant cela, je ne fais qu'ouvrir des pistes de réflexion avant notre échange. Le Président de la République avait évoqué en mars 2019, pour lancer cette discussion avec le Royaume-Uni et montrer que notre souhait n'était certainement pas de casser cette relation de coopération, un conseil de sécurité européen, enceinte de coordination entre les positions européennes et les positions britanniques. Peu importe le nom de cette enceinte ; par ailleurs, ses missions devraient être précisées. Dans tous les cas, il y va de notre intérêt en matière de sanctions, de définition des grandes orientations de politique étrangère et de formats ad hoc – comme celui de l' European 3, ou E3, entre l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni - qui, ont vocation à se poursuivre.

Mesdames les présidentes, vous m'avez interrogé sur quelques sujets d'actualité importants pour la coopération franco-britannique. Sur les questions d'asile et d'immigration, qui nous éloignent un tout petit peu de notre sujet, mais touchent aussi à notre sécurité de très près, nous n'avons pas établi un cadre de coopération entre l'Union européenne et le Royaume-Uni dans cet accord. Un certain nombre de coopérations bilatérales existent cependant, sur les mineurs isolés, la gestion de notre frontière et la lutte contre l'immigration illégale dans la Manche, cette dernière ayant été encore renforcée par les ministres de l'intérieur français et britannique à la fin de l'année dernière.

Nous menons une réflexion pour remplacer les accords de Dublin, qui prévoient la possibilité de réaliser des transferts. Nous pouvons imaginer un accord bilatéral avec le Royaume-Uni, compatible avec nos obligations européennes, ou un cadre directement européen, qui transposerait de manière ad hoc les règles de Dublin en matière de transferts entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Mon sentiment personnel, à ce stade, est qu'un cadre bilatéral serait plus facile à mettre en œuvre à court terme.

J'en viens, Madame la présidente Dumas, à la directive sur le temps de travail, sujet qui n'est pas lié au Brexit, mais qui est éminemment important pour l'activité opérationnelle de nos forces armées, notre sécurité et notre souveraineté, qu'elle soit française ou européenne – sur ce point, je n'ai personne à convaincre dans cette enceinte. Nous devons toutefois expliquer régulièrement à nos partenaires que nos opérations extérieures, au Sahel et ailleurs, sont au service de la sécurité européenne ; comme Florence Parly l'a souligné, la prise de conscience est de plus en plus importante au niveau européen, et aujourd'hui, nous ne sommes plus seuls au Sahel. C'est parce que notre engagement militaire sert la sécurité et la souveraineté de l'Europe que nous sommes à la fois préoccupés et combatifs sur la question du temps de travail.

Les conclusions de l'avocat général ne constituent qu'une indication sur la décision qui sera rendue d'ici l'été par la Cour de justice – en pratique, cette dernière les suit souvent mais elle reste libre. Pour être très transparent, j'essaie de voir le verre à moitié plein et le verre à moitié vide. Avec Jean-Yves Le Drian et Florence Parly, nous sommes en train d'analyser plus avant les conclusions. Nous notons que les contraintes spécifiques de l'engagement opérationnel, spécifiquement mentionné, des armées françaises, sont reconnues, ce qui est important. Partant, nous examinons la souplesse permise par l'avocat général dans l'application de la directive. Il n'en reste pas moins que, dans les conclusions, le principe d'application de la directive sur le temps de travail est toujours reconnu comme nécessaire. Seul l'effet utile compte. Si l'effet opérationnel pour nos armées reste le même, ce sera une bonne nouvelle. Mais nous avons encore une inquiétude sur la future décision de justice, sur le suivi éventuel des conclusions de l'avocat général et sur les options et les ouvertures permises. Nous vous tiendrons au courant, de manière transparente, de notre analyse juridique et de nos démarches.

Nous sommes mobilisés, avec plusieurs partenaires européens, qui, sans montrer le même engagement, partagent cette préoccupation de sécurité. Dans tous les cas, il est hors de question que l'engagement opérationnel de nos armées soit remis en cause. Florence Parly demeure très vigilante sur ce point. Tout en étant de parfaits européens sur le plan juridique, au regard de notre engagement et de notre ambition, nous devons garantir la capacité d'intervention de nos forces armées au service de l'Europe.

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