Intervention de Florence Parly

Réunion du vendredi 19 février 2021 à 10h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Florence Parly, ministre des armées :

Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de m'offrir cette possibilité de faire un point d'étape approfondi sur l'évolution du contexte stratégique, à l'occasion de la récente publication de l'actualisation de la Revue stratégique qui avait été conduite en 2017 à la demande du Président de la République. Nos échanges nous conduiront également à discuter des adaptations capacitaires à l'ensemble des menaces identifiées et confirmées par l'actualisation de la Revue stratégique, ainsi que de la mise en œuvre de la loi de programmation militaire.

Je commencerai par répondre par une question simple : pourquoi cette actualisation, seulement trois ans après la Revue stratégique de 2017 ? Parce que nous voulons toujours mieux protéger les Français face aux menaces actuelles et futures et que cela requiert de l'anticipation et de l'adaptation. Parce que force est de constater que le contexte stratégique mondial évolue de plus en plus rapidement. C'est une tendance de fond, il n'y a qu'à observer le rythme de publication de nos documents d'analyse stratégique, comme les Livres blancs de la sécurité et de la défense nationale qui se sont succédé : 1972, 1994, 2008, 2013 et 2017. Enfin, évidemment, parce que la crise sanitaire mondiale a été un moment de rupture. Elle a bouleversé nos vies, nos habitudes et nos certitudes en nous faisant prendre conscience que nous vivons dans un environnement de plus en plus incertain et imprévisible.

Cette crise a été un accélérateur et un révélateur de l'amplification des bouleversements stratégiques que nous avions identifiés dans la Revue stratégique de 2017. Elle confirme la dégradation de l'environnement stratégique international dans lequel nous évoluons. Nous faisons face à une intensification des menaces et à une accélération du délitement de l'ordre international. Le monde qui émerge est à la fois plus dangereux, multipolaire, écartelé entre la montée des menaces globales, le repli sur soi, la désinhibition des comportements et l'effritement du multilatéralisme.

Cette déstabilisation du monde que nous avions perçue dès 2017 est d'abord la conséquence de facteurs structurels. La pression démographique dans les zones les plus pauvres de la planète, comme l'Afrique subsaharienne qui doublera sa population à l'horizon 2050, ainsi que les dérèglements climatiques, sont sources de tensions autour de l'accès aux ressources naturelles et énergétiques. On le voit en Arctique où la fonte des glaces fait apparaître de nouvelles routes maritimes et ouvre le champ à une exploitation inédite des ressources halieutiques et énergétiques. Nul besoin de vous dire que les appétits grandissent dans cette région, avec un réinvestissement de nombreuses îles du Nord, notamment par la Russie.

Ces facteurs structurels, ce sont aussi les déplacements de populations et les flux migratoires qui ne feront que se renforcer dans les prochaines années. C'est un phénomène qui est largement instrumentalisé, comme l'ont montré les pressions exercées sur l'Union européenne par la Turquie, premier pays d'accueil et de transit des réfugiés syriens. Nous faisons donc face à une simultanéité et à une imbrication des crises qui modifient l'équilibre des puissances.

Le travail d'actualisation stratégique que nous venons de mener nous a également permis de mettre en lumière la persistance des menaces contre les intérêts français.

En premier lieu, c'est bien la menace terroriste qui pèse sur nous, à la fois sur le territoire national et à l'étranger. Nos engagements extérieurs nous permettent de combattre les groupes armés terroristes, loin de nos frontières, à la fois au Levant et au Sahel. Toutefois, la persistance, voire la résurgence de ces réseaux nous impose de poursuivre les efforts. Nous sommes engagés militairement pour empêcher que ne s'implante un arc djihadiste du golfe de Guinée au théâtre irako-syrien, qui serait en mesure de nous menacer et projeter des attentats sur notre territoire national ou sur le sol européen.

Au sommet de N'Djamena qui s'est achevé mardi, le Président de la République a décidé de maintenir les effectifs français au Sahel, parce que nous avons encore beaucoup à accomplir pour empêcher Daech et Al-Qaïda de nous nuire. Les pays sahéliens ont renouvelé avec vigueur leur demande d'un soutien français, européen et international. J'ai moi- même été contactée à l'issue du sommet par mon homologue malien qui a voulu me faire part de sa détermination à continuer ce combat à nos côtés et à œuvrer pour la montée en puissance des forces armées de son pays. C'est un excellent signal.

Comme nous l'avions déjà esquissé dans la Revue stratégique de 2017, le retour en force de la compétition stratégique à l'initiative de certaines puissances se confirme, y compris dans le contexte de la crise sanitaire.

Les ambitions de la Chine ne sont plus voilées. Elle a comme objectif de devenir la première puissance mondiale avant le centenaire de la République populaire de Chine, en 2049. Elle n'hésite plus à imposer son propre système de valeurs et à bafouer certaines règles internationales, notamment celle de la libre circulation dans les airs et sur mer. La Chine investit massivement en Indopacifique, jusque dans nos départements, régions d'outre-mer et collectivités d'outre-mer, mais aussi en Afrique – je rappelle que la Chine a ouvert une base militaire en 2018 à Djibouti où elle continue d'étendre son implantation.

La Russie, quant à elle, loin de disposer des mêmes ressources économiques, développe une stratégie de défiance à l'égard de son environnement proche, sur les flancs nord et est de l'Europe. Ses démonstrations de forces se multiplient à mesure que ses capacités militaires se renouvellent. La Russie s'est par ailleurs imposée comme l'un de nos principaux compétiteurs stratégiques au sud de la Méditerranée, au Levant et en Afrique, où elle n'hésite pas à organiser des campagnes de désinformation à l'encontre de la France.

Les stratégies de domination globales développées par la Chine et la Russie, mais aussi l'enhardissement des puissances régionales au Moyen-Orient, viennent remettre en cause nos valeurs démocratiques en faisant fi du droit international. À ce titre, la Turquie développe une politique extérieure agressive qui n'hésite plus à s'imposer par la force et par le fait accompli, en Méditerranée comme en Libye, où elle viole l'embargo sur les armes, ou encore dans le Caucase, où elle a apporté un appui décisif à l'Azerbaïdjan face à l'Arménie, en engageant notamment des miliciens venus de Syrie et dont certains arrivaient directement de Libye.

On observe également un regain de la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs. La Corée du Nord intensifie ses activités nucléaires et balistiques. L'Iran relance l'enrichissement de son uranium jusqu'à 20 %, ce qui diminue inexorablement le breakout time, c'est-à-dire le délai nécessaire pour produire assez d'uranium enrichi pour fabriquer une arme atomique. En parallèle, loin de constituer l'instrument de paix que ses promoteurs présentent, le traité sur l'interdiction des armes nucléaires, récemment entré en vigueur, fragilise le régime international de non-prolifération et en particulier le traité sur la non-prolifération nucléaire dont le maintien est pourtant essentiel à notre sécurité collective. Tout cela constitue une remise en cause de l'ordre international et de l'architecture de sécurité mise en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Comme vous le savez, nous faisons face à une extension des champs de conflictualité hors des domaines conventionnels. L'imprévisibilité du monde s'explique aussi par cette émergence de nouveaux espaces de confrontations. Je pense évidemment à l'espace, indispensable à la conduite de nos opérations, aux fonds marins, mais aussi aux champs de l'information et du cyberespace qui ont trouvé un amplificateur avec l'épidémie de Covid-19, comme en témoignent malheureusement les récentes attaques des systèmes informatiques de plusieurs hôpitaux en France.

La façon même de faire la guerre a profondément changé, et la frontière entre guerre et compétition s'amincit. Nos compétiteurs déploient, en dessous du seuil du conflit ouvert, des stratégies hybrides qui conjuguent tous les moyens disponibles, physiques comme virtuels, dans tous les espaces possibles – terre, air, mer, cyber et espace –, ce qui ne fait que renforcer l'ambiguïté des menaces, donc des postures à adopter en réponse. Je pourrais citer la Russie qui a usé de ce mode d'action pour s'emparer de la Crimée et qui l'emploie aujourd'hui de l'Afrique à la Syrie en passant par le Caucase. Ne soyons pas naïfs, de telles stratégies nécessitent une prise de conscience et une prise en compte française de l'évolution du jeu international.

Nous voyons aussi sur le terrain la montée en gamme de certaines menaces technologiques. Je pense notamment aux possibilités offertes par l'intelligence artificielle, qui permettront de contracter les temps de décision sur le terrain ou encore aux drones, et à la facilité de détourner des drones civils de leurs usages pour en faire des engins explosifs ou à des fins d'observation. Cette utilisation que nous avions par exemple détectée au Levant, nous la voyons aujourd'hui arriver sur le théâtre sahélien.

De cette analyse de la Revue stratégique, nous tirons toutes les conclusions nécessaires pour agir en conséquence, ajuster notre effort et mieux orienter nos moyens. Au regard de ces conclusions, nous avons constaté que la loi de programmation militaire, ses ambitions et ses priorités, conservent toute leur pertinence. Le Président de la République a réaffirmé avec force que les engagements pris seront tenus et que nous continuerons de mettre en œuvre, à l'euro près, la loi de programmation militaire, que vous avez votée à une très large majorité.

Dans ce contexte, il n'est pour l'instant pas prévu de procéder à une actualisation législative de la LPM. Toutefois, nous procéderons à des ajustements en accélérant nos efforts sur certaines ambitions portées par la LPM. Et nous sommes justement ici pour en discuter.

En cohérence avec les analyses de l'actualisation de la Revue stratégique, nous allons améliorer notre capacité à détecter les menaces et à attribuer les agressions, notamment dans les nouveaux espaces de conflictualité. Cela passe par un renforcement de nos capacités à collecter et exploiter la multitude de données à des fins de cyberdéfense ou encore de renseignement. Pour cela, nous aurons besoin d'infrastructures de stockage sécurisées mais également d'algorithmes performants basés sur l'intelligence artificielle.

Nous allons accélérer l'effort porté sur la protection de nos forces, du territoire national et des Français dans le domaine des risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques ou encore de la lutte anti-drones.

Nous allons renforcer la préparation opérationnelle de nos armées, afin qu'elles puissent s'entraîner mieux, pour faire face de manière plus complète et plus agile à l'ensemble du spectre des menaces, y compris dans la perspective de conflits de plus haute intensité.

De manière plus générale, pour garantir notre sécurité et celle de l'Europe dans un contexte stratégique qui se durcit, la France doit donc jouer pleinement son rôle de puissance d'équilibre et être à l'écoute de ses partenaires, compétiteurs et adversaires. Pour cela, cinq défis sont à relever.

Premièrement, nous devons poursuivre la remontée en puissance de notre outil de défense, ce que nous nous efforçons de faire depuis 2017. L'ambition de la LPM a été respectée chaque année, notamment par des augmentations substantielles des budgets depuis 2017. Je souligne à nouveau que ces augmentations ont été intégralement exécutées, ce qui n'a malheureusement pas toujours été le cas par le passé. En 2021, le budget des armées tel que vous l'avez voté sera de 39,2 milliards d'euros en 2021.

Deuxièmement, nous devons approfondir la construction de l'autonomie stratégique et de la souveraineté européenne. Depuis 2017, nous avons fait de grands progrès grâce à une mobilisation inédite de nos partenaires pour construire l'Europe de la défense. Nous avons ainsi pu lancer l'initiative européenne d'intervention, le fonds européen de défense, la facilité européenne de paix. La coopération structurée permanente est enfin effective. Si la construction de ce véritable pilier européen en matière de sécurité et de défense est désormais reconnue comme un impératif collectif, il se fera en cohérence avec les évolutions de l'OTAN, dont la revitalisation nécessaire est désormais rendue possible par une administration américaine à l'écoute.

Les partenariats européens se concrétisent aussi dans les opérations, à l'image de la task force Takuba, qui est engagée en ce moment même dans des opérations contre les groupes terroristes et sera pleinement opérationnelle dans les tout prochains mois. Avec Takuba, les Européens vont au combat ensemble et aux côtés des soldats maliens. Ce type d'initiative est une évolution majeure pour l'Europe et pour la France. Cela participe directement à l'interopérabilité entre les armées européennes, et au développement d'une culture stratégique et d'engagement commune.

Troisièmement, il est nécessaire de travailler à la consolidation de notre base industrielle et technologique de défense. Quelques chiffres clés pour illustrer son rôle central : elle représente 10 % de l'industrie et 20 % de la recherche et développement en France, fait travailler 4 000 entreprises de toutes tailles qui génèrent 200 000 emplois directs et indirects. Au niveau national, et en coopération européenne, investir dans des programmes capacitaires est donc essentiel. C'est à la fois investir pour l'avenir de la défense, mais c'est aussi participer à la relance de l'économie, à la sauvegarde des emplois et au maintien des compétences de haut niveau de notre tissu industriel et économique.

Nous allons donc poursuivre les adaptations capacitaires et les programmes d'avenir en cours. Ces investissements nous permettent de préparer la guerre de demain, de conserver des capacités du haut du spectre afin de ne pas subir le déclassement voulu par nos compétiteurs stratégiques. Nous devrons aussi poursuivre les exportations, qui sont absolument clés pour l'équilibre économique de l'industrie de défense. Il nous faut cependant rester vigilants face à l'augmentation de nos dépendances critiques, en identifiant mieux les risques sur les chaînes d'approvisionnement – je pense ici à notre besoin croissant en métaux rares. C'est un travail que j'ai confié au service de l'énergie opérationnelle, au sein de l'état-major des armées.

Quatrièmement, nous continuerons de bâtir un modèle d'armée complet, cohérent, innovant et agile jusque dans le haut du spectre. Notre objectif est bien de maintenir sur le temps long un modèle d'armée efficace, capable d'intégrer des évolutions et des innovations avec agilité, apte à opérer de manière intégrée dans tous les milieux et dans lequel forces conventionnelles et forces nucléaires s'épaulent en permanence. Il nous faut aussi conserver nos capacités d'intervention, qui peuvent s'appuyer sur nos partenaires proches et lointains, à l'instar de nos actions récentes en Indopacifique.

Cinquièmement, enfin, les armées devront continuer de concourir à la résilience de la Nation, dans tous les champs possibles, comme elles le font déjà aujourd'hui, qu'il s'agisse de faire face à des attaques terroristes ou hybrides, à des catastrophes environnementales ou sanitaires, en France et à l'étranger. Je rappelle que dans le contexte sanitaire actuel, les armées appuient le plan de lutte contre la covid. Elles apportent un concours médical précieux de dix lits de réanimations à Mayotte après l'avoir fait aux Antilles. Nos armées sont aussi engagées pour acheminer des vaccins, de l'oxygène et des congélateurs vers les outre-mer.

Face aux évolutions et aux défis que je vous ai présentés, la présidence française de l'Union européenne en 2022 doit être l'opportunité majeure pour la France de valoriser l'Union européenne dans sa capacité à se protéger, à protéger ses citoyens et ses intérêts, comme à participer à la protection de ses partenaires. Elle doit aussi être force de proposition pour bâtir un nouvel ordre international fondé sur le droit et le respect des valeurs démocratiques. À ce titre, elle renforcera la dynamique de la boussole stratégique initiée durant la présidence allemande.

En parallèle, à l'OTAN, les alliés réfléchissent à mettre à jour le concept stratégique de 2010. La prise de conscience du durcissement de la compétition internationale entre puissances stratégiques et des nouveaux domaines de conflictualité impose un renouvellement stratégique de l'Alliance. La France prend toutes ses responsabilités et s'appuiera sur sa compétence d'anticipation stratégique pour faire avancer ses travaux ambitieux

Pour conclure, cette Actualisation stratégique pourrait nous inquiéter tant le portrait de notre environnement stratégique est sombre. Certes, elle nous oblige à redoubler de vigilance. Mais nous devons avoir confiance dans la capacité de nos armées à se réformer en permanence et à s'adapter à ce contexte dégradé, afin de garantir la sécurité et la protection de nos intérêts, de la France et des Français.

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