Charles de La Verpillière m'a plus incitée au pessimisme qu'interrogée. (Sourires.) Nos diagnostics sont convergents, à cela près que j'espère que le Conseil d'État fera le nécessaire. Je suis persuadée de la robustesse de l'argumentation que nous développons autour de l' ultra vires et des principes constitutionnels. Le Conseil d'État, qui a été le meilleur élève de la primauté du droit de l'Union, ne doit pas craindre de marquer une limite quand c'est nécessaire. D'autant que mon diagnostic de fond sur le caractère insuffisamment rigoureux des positions de la Cour de justice est largement partagé, et pas uniquement par les juges français. En poste au Royaume-Uni, j'ai eu des échanges avec des juges de la Cour suprême britannique, brillants juristes centristes, europhiles et raisonnables, qui n'en disaient pas moins. Certaines positions prises par la Cour de justice dans une perspective très intégratrice ont été au cœur du débat du Brexit. Cela a fait l'objet d'échanges à Westminster. Ce n'est pas par hasard si, peu de temps après sa nomination au poste de Premier ministre, Mme May a déclaré : ma première ligne de négociation, c'est de sortir de la juridiction de la Cour de justice. Cela donne à réfléchir de la part du pays qui a inventé les libertés publiques.
S'agissant de la singularité militaire, je considère que l'on ne prend pas suffisamment en compte la forte exposition de notre ministère, pour l'ensemble de ses activités, aux initiatives du législateur européen. Cela concerne en effet bien d'autres sujets que le temps de travail. Nous sommes ainsi le premier acheteur de l'État, nous sommes le premier ou deuxième propriétaire foncier de France, nous gérons des établissements de formation, des musées, un service de santé, nous jouons un rôle clé dans une politique industrielle majeure, nous opérons des appareils particuliers aux conséquences environnementales parfois lourdes. Nous sommes présents dans presque toutes les politiques publiques et exposés à de nombreuses positions prises par le législateur communautaire. La tâche est particulièrement difficile sur la scène européenne, parce que nous sommes un, souvent très particulier, parmi vingt-sept. En France, nous sommes également un parmi les partenaires interministériels. Ainsi, quand un texte en matière d'environnement est présenté et la position française consolidée par le ministère de l'environnement, nous demandons, par exemple, une exception à telle norme pour les véhicules opérationnels ou à pouvoir continuer à utiliser telle substance chimique dans les mousses anti-incendie des aéronefs militaires. Ma ministre se rappelle très bien que lorsqu'elle était à Bercy, la défense était toujours le caillou dans la chaussure du négociateur français.
De plus, il n'y a pas de rencontres régulières au niveau européen de ministres de la défense portant sur des questions normatives. Nous sommes en marge du processus européen, qui est d'abord un processus d'édiction de la norme. Il importe de le rappeler car, en matière d'Europe de la défense, on tend à ne voir et penser que l'action intergouvernementale ; mais l'Europe, c'est d'abord une grosse machine à produire de la norme, qui avance groupée, qui est très persistante et fait parfois fausse route. On peut vouloir plus d'Europe de la défense sans vouloir plus de normes européennes dans le domaine de la défense. Nous soutenons des intérêts contradictoires. On veut plus de culture stratégique commune, on veut qu'une partie du budget communautaire alimente le fonds européen de la défense, mais on ne veut pas plus de normes en matière sociale, cyber, etc. s'appliquant aux armées. En tant que grand pays, il est normal que nous ayons des intérêts complexes et il faut les soutenir en tant que tels.
S'agissant de la conservation des données, les LAPI n'entrent pas dans le champ couvert par la jurisprudence de la Cour de justice. Sont concernées, au sens large, toutes les données transitant sur les réseaux des opérateurs : les données des communications téléphoniques, les seules que les opérateurs doivent réglementairement conserver, et toutes les données internet qui permettent de relier un terminal à un autre. Quand on se connecte à une application de type WhatsApp ou Telegram, cela produit des données qui sont techniquement des adresses IP ou des URL.
Vous avez raison de demander où cette jurisprudence va nous mener. Elle s'est prononcée sur les techniques de géolocalisation, sur le recueil de données en temps réel. Sur l'algorithme, elle considère que tout va bien, qu'il n'y a aucune restriction : on pourrait utiliser cette technique pour d'autres finalités que la lutte contre le terrorisme. Je tiens à le signaler si le débat ici se noue autour des caricatures des boîtes noires. Nous sommes sains et saufs, mais nous pouvons nourrir les plus grandes inquiétudes. Je prendrai l'exemple des interceptions de sécurité. Si la Cour dit que la géolocalisation d'un individu n'est possible qu'en matière de lutte contre le terrorisme, que dira-t-elle demain sur les interceptions de sécurité donnant accès au contenu des conversations, donc à la géolocalisation, aux données de connexion mais aussi au contenu des correspondances ? Mue par cette impulsion, comment pourrait-elle ne pas nous dire que les interceptions de sécurité ne sont possibles qu'en matière de lutte contre le terrorisme ?
Nous avons aussi les plus grandes craintes sur la surveillance internationale dont le régime est différent. Selon la Cour de justice, non dans notre affaire mais dans celle des Britanniques, il n'est pas possible que des données soient transmises directement aux services de renseignement. Le système de surveillance internationale n'est pas dans le champ du droit de l'Union ; si l'inverse était jugé, il faudrait le revoir de fond en comble, avec des restrictions opérationnelles majeures. Il importe que le Conseil d'État, le 16 avril, se rende compte que l'histoire ne s'arrêtera pas là, que c'est le début d'un processus. C'est bien ce qui nous inquiète car c'est sans fin. Les nouveaux arrêts de la Cour de justice vont susciter une pléiade de questions préjudicielles qui conduiront la Cour de justice à édicter encore de nouvelles régulations. Chaque semaine, des questions préjudicielles nouvelles en matière de données personnelles nous sont transmises. Aucun État, pas la Slovénie et pas même la France, ne peut examiner à ce rythme le contenu des questions préjudicielles et organiser une défense après avoir fait le point sur les intérêts nationaux qui seraient compromis.
Nous avons beaucoup travaillé sur les menaces cyber avec le précédent COMCYBER qui a élaboré une doctrine en matière de stratégie informatique défensive et même de stratégie informatique de défense active qui a été largement rendue publique et présentée par la ministre, il y a un peu plus de deux ans. Je n'ai pas connaissance des travaux de l'institut Montaigne. Je vais les consulter avec intérêt. Ma direction, et c'est une première au niveau mondial, a rédigé un document de réflexion sur le droit applicable aux opérations cyber en temps de paix et en temps de guerre – je pourrais vous le communiquer. Nous voulions faire œuvre de précision et d'influence en montrant que nous avions un cadre juridique et qu'en temps de guerre, les règles du droit international humanitaire étaient adéquates. Nous avons eu de nombreuses discussions sur le sujet avec les techniciens du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Une opération cyber met à l'épreuve des principes cardinaux du droit international humanitaire, comme la distinction entre civils et militaires, les questions de l'effet militaire recherché et des effets collatéraux indésirables. Comment attaquer, alors que le principal problème en matière cyber est d'attribuer l'origine d'une attaque ? En travaillant avec la ministre et le COMCYBER, nous sommes parvenus à la conviction que le droit commun suffisait. Cette doctrine cyber consiste à dire que l'arme cyber étant une arme d'emploi à part entière, les militaires qui l'utilisent doivent être interopérables avec tous leurs collègues. L'interopérabilité ne saurait être parfaite si les différentes activités militaires ne sont pas soumises aux mêmes règles. Nous avons ajouté quelques compléments. Dans la loi de programmation militaire, nous avons complété la disposition du code de la défense prévoyant une excuse pénale pour usage de la force en opération extérieure ou en dehors du territoire national pour en faire bénéficier les cyber-combattants. Comme nous l'avions expliqué à la représentation nationale, l'action des cyber-combattants peut parfois créer des dommages physiques. De plus, il y avait un enjeu de territorialité, parce que les effets sont produits à l'étranger, alors que le cyber-combattant peut être en France.
Pour ce qui est des bases légales de l'action, nous n'avons pas identifié de besoins au-delà des dispositions, il est vrai, minimalistes, de l'article L.2321-2, qui permettent de riposter à une attaque pour en neutraliser les effets. Nous avons estimé qu'en prenant au sérieux le caractère d'arme d'emploi de l'activité cyber, on pouvait se couler dans les règles du droit existant.
Dans le processus EWIPA, la position de la France ne s'est pas raidie, c'est la position des auteurs de la déclaration qui n'a pas évolué. Cela fait deux ans que nous participons aux négociations sur une déclaration irlandaise concernant l'utilisation d'armes explosives dans les zones densément peuplées. Sur le deuxième jet de cette déclaration mise sur la table par l'Irlande en 2020, nous avons souligné plusieurs problèmes de fond. Les prémices de cette déclaration, c'est que le droit international humanitaire ne suffit pas. Or les armées françaises sont extrêmement légalistes, elles sont un porte-étendard du droit international humanitaire. Nous essayons de faire valoir que le principal problème est le caractère non-universel de l'application des règles du droit international humanitaire. Le véritable enjeu, c'est que les combattants qu'on affronte acceptent d'appliquer les règles du droit des conflits armés. Dire, dans une prise de position principielle, que ce droit n'est pas adapté n'est pas cohérent avec l'application universelle du droit international humanitaire qui est l'objectif qui doit nous mobiliser. En outre, cette déclaration part d'une position de principe selon laquelle tout emploi des armes explosives en zone urbaine, y compris dans le respect du DIH, doit être mis à l'index, quelle que soit leur capacité de ciblage, quel que soit leur rayon d'action, quelles que soient les précautions prises dans leur maniement. Nous faisons valoir que cela ne peut être illicite par principe. Seules sont illicites en droit international les attaques directes contre des populations civiles, contre des personnes ou des bien civils si elles sont indiscriminées ou causent des dommages sans rapport avec l'effet militaire attendu. Nous estimons que ces principes s'imposent à nous et sont suffisants pour cadrer l'application de l'emploi de ces moyens d'action.
Cette déclaration porte en germe l'idée d'une responsabilité pour l'emploi de ce type d'armes allant bien au-delà du droit international humanitaire, lequel rend les armées uniquement responsables des dommages incidents aux populations civiles raisonnablement prévisibles au moment de l'attaque. Comme vous pouvez l'imaginer, la qualification de ces « effets raisonnablement prévisibles » a donné lieu à des précisions doctrinales et jurisprudentielles. Nous sommes aussi soumis au principe de précaution, c'est-à-dire que nous devons prendre toutes les mesures de nature à éviter ou réduire au minimum les dommages civils. Parmi les responsabilités de ma direction figure la formation de conseillers juridiques en opération : nous travaillons sur des cas types pour leur donner des directives précises. Nous leur demandons aussi de respecter le patrimoine. Ainsi, si on attaque Mossoul, il faudra prévoir d'ouvrir une brèche d'un mètre plutôt que de cent mètres dans les murailles historiques. Bref, ces principes de précaution et de proportionnalité sont étroitement appliqués.
Cette déclaration n'a pas un caractère juridiquement contraignant, mais si elle est largement signée, elle risque d'orienter le jugement sur les activités opérationnelles des armées en zone peuplée. Or la guerre en zone peuplée risque fort d'être la guerre de demain, la situation au Sahel étant plutôt l'exception que la règle. L'urbanisation est croissante. Nos adversaires ont tendance à agir en milieu urbain et à nous attirer sur ce terrain où une asymétrie peut jouer en leur faveur. Si nos interventions en milieu urbain provoquent des dégâts, c'est aussi que nos adversaires portent le combat sur ce terrain.
Si nous devions restreindre l'emploi des armes explosives en zone urbaine, plutôt que de chercher à encore mieux ajuster leur charge utile pour renforcer leur capacité de ciblage et contrôler leur rayon d'action, nous aurions des difficultés à protéger les forces déployées, les forces au contact ne pourraient plus bénéficier de l'appui de bombes aériennes, en dépit de leur précision métrique, et il serait impossible d'opérer sans troupes au sol. Il faudrait envoyer des forces terrestres plus importantes, au risque de pertes matérielles et humaines, ce qui pourrait avoir des effets considérables, notamment en termes d'acceptabilité sociale de nos opérations.
En outre, le projet de déclaration irlandais inclut une exigence de collecte et de partage des données sur toutes les victimes des EWIPA. Appliquant le DIH, nous procédons à une évaluation des conséquences après chaque frappe, sauf lorsque c'est impossible. C'était difficile au Levant, puisque nous n'avions pas de troupes au sol. Nous allons chercher les malades et les blessés chaque fois que les circonstances opérationnelles le permettent. Nous menons des enquêtes. En revanche, partir d'un principe de transparence des données collectées à la faveur des investigations post-frappes, c'est méconnaître l'enjeu de confidentialité et de sécurité de nos opérations. C'est aussi méconnaître que nous agissons de plus en plus souvent en coalition où, par principe, la responsabilité des frappes étant collective, chaque État n'assure pas isolément sa communication sur les conséquences d'une action militaire.
Nous pensons que cette déclaration n'est pas bonne dans ses prémices et qu'elle pourrait conduire à une application des principes de précaution et de proportionnalité de l'attaque non conforme au droit international humanitaire. En termes de calendrier, ce n'est pas terminé. La France n'est pas isolée, pour le coup. On trouve, d'un côté, les principales puissances militaires et leurs alliés, c'est-à-dire la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Espagne, les Pays-Bas, la Belgique, la Pologne, le Japon, et, de l'autre côté, ligne de partage classique, les États désarmeurs et la société civile qui appellent à des engagements politiques contraignants. Nous avons renvoyé nos commentaires aux Irlandais et nous attendons, d'ici à l'été, une nouvelle session de négociation.
Je ne parlerai pas du fond de l'affaire relative à l'opération Barkhane et à la MINUSMA, parce que les armées se sont expliquées. Je suis dans la boucle mais, dans une affaire de ce genre, tout ne se fait pas au sein de ma direction. Après toute frappe, une enquête est diligentée pour en évaluer ses effets. Le commandement choisit de communiquer ou non. En l'espèce, il avait communiqué. Nous avons même une communication des Maliens qui, après enquête de terrain, ont soutenu ce que nous avions fait valoir.
Je vais être très franche : bien sûr, la France soutient l'importance des enquêtes indépendantes qui peuvent être menées sous le pavillon de l'ONU sur des faits justifiant une investigation. Mais la division des droits de l'homme de la MINUSMA a tendu ces dernières années vers des positions très dogmatiques et de parti pris.
Sur la base du rapport provisoire, nous avons fait valoir des observations utiles à prendre en compte par la MINUSMA. Comme dans un rapport de la Cour des comptes, il y a un rapport provisoire qui permet de faire valoir des insuffisances ou des imprécisions, ce que nous avons fait, sur les circonstances de l'espèce et les devoirs qui pèsent sur les armées. Je n'ai pas lu la version finale en détail, mais je sais que cela a été très imparfaitement pris en compte.