Intervention de Moetai Brotherson

Réunion du mercredi 9 juin 2021 à 15h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMoetai Brotherson, rapporteur :

Je vous remercie de m'accueillir au sein de votre commission à l'occasion de l'examen de ma proposition de loi visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français.

La discussion de ce texte marque l'aboutissement de longs mois de travail, au cours desquels je me suis entretenu avec de nombreuses victimes des essais nucléaires conduits en Polynésie française entre 1966 et 1996, ainsi qu'avec un grand nombre d'experts de ces essais et de diverses personnalités ayant étudié leurs conséquences sur les Polynésiens et leur environnement.

Durant trente ans, la Polynésie française fut le théâtre de la course à la bombe que mena la France dans sa quête de puissance. Une quête imposée aux populations polynésiennes, dont le territoire avait été choisi sans concertation à l'approche de l'indépendance de l'Algérie : la France se devait en effet de quitter les sites de Reggane et le massif du Hoggar, où 17 essais nucléaires avaient été conduits. En Polynésie française, 193 essais seront effectués, dont 46 essais atmosphériques entre 1966 et 1974, au cours des huit premières années d'activité opérationnelle du Centre d'expérimentation du Pacifique.

Le choix aurait pu se porter sur les îles Kerguelen, la Corse ou la Bretagne… Il faudra bien un jour nous éclairer sur les critères tant techniques que politiques qui ont conduit l'État à retenir la Polynésie. L'intérêt supérieur de l'État et de la défense nationale prit ainsi le pas sur la santé des Polynésiens et des métropolitains – militaires employés par le CEP, civils présents pendant les essais : des milliers de vies détruites pour une bombe, tel fut le prix de la puissance française.

Soixante ans plus tard, seule la mauvaise foi peut conduire à contester les conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires français conduits en Polynésie. Après des décennies de mépris, de mensonges, voire de violence, l'État a commencé à reconnaître, au mitan des années 2000, que les essais n'avaient pas été aussi propres qu'il l'avait dit.

En 2010, l'adoption de la loi relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi Morin, a créé un régime spécifique d'indemnisation qui, bien qu'insatisfaisant, a le mérite d'exister.

Six ans après, s'exprimant à la présidence du gouvernement de la Polynésie française, le 22 février 2016, le président Hollande reconnaissait que « les essais nucléaires menés entre 1966 et 1996 en Polynésie française ont eu un impact environnemental, provoqué des conséquences sanitaires et aussi, c'est un paradoxe, entraîné des bouleversements sociaux lorsque les essais eux-mêmes ont cessé ».

La situation est-elle aujourd'hui satisfaisante ? Évidemment non, au regard du nombre ridicule des personnes indemnisées. Ma proposition de loi entend donc remédier à deux grandes difficultés : d'une part, la prise en compte insuffisante des conséquences environnementales des essais nucléaires conduits en Polynésie ; d'autre part, les lacunes du droit actuel s'agissant de l'indemnisation des victimes des essais nucléaires.

L'article 1er de la proposition de loi en constitue le pilier environnemental. Si la Polynésie ressemble bien au paradis qui vient souvent à l'esprit à l'évocation de son nom, elle est aussi fragile, et certains de ses atolls menacent de s'effondrer. C'est le cas de Moruroa, en raison de la présence de fissures dans le socle même de l'atoll, conséquence, notamment, des essais souterrains.

Selon les formes qu'il prendrait, un effondrement de l'atoll pourrait provoquer des vagues de plusieurs mètres de haut, nécessitant, en cas d'écroulement d'un bloc de falaise corallienne, une mise à l'abri immédiate des habitants sur des points hauts, dans un délai de moins de quatre-vingt-dix secondes. Dans l'hypothèse du glissement d'une loupe de calcaire en zone nord, il faudrait procéder à une évacuation préventive de l'ensemble de la population de l'atoll, en quelques semaines.

Plus grave encore, les zones de tir souterraines utilisées pour les expérimentations nucléaires contiennent encore aujourd'hui des produits de fission et des éléments radioactifs divers. Comme je l'ai indiqué au Président de la République, une proportion non négligeable de ces déchets est stockée dans des puits de plusieurs centaines de mètres de profondeur percés dans l'anneau corallien de Moruroa ou, pis, au fond de son lagon, notamment au lieu-dit « banc Colette », qui contient encore cinq kilogrammes de plutonium.

Il est urgent d'engager un ambitieux projet de retrait et de retraitement de l'ensemble des déchets et résidus radioactifs issus des essais nucléaires de Moruroa et, plus largement, de dépolluer les anciens sites des essais nucléaires. C'est pourquoi nous proposons, à l'article 1er, de créer une commission associant des représentants des groupes parlementaires des deux assemblées et autant de personnalités qualifiées, afin d'arrêter ensemble, dans un délai de deux ans, un programme de dépollution, de traitement, d'assainissement et de gestion des sites des essais nucléaires ainsi que des matières et déchets issus de l'activité nucléaire.

Par ailleurs, pour réparer les dommages infligés aux victimes des essais nucléaires, du Sahara au Pacifique, il est temps de mener une politique d'indemnisation honnête, transparente et complète. Comment comprendre que, depuis la création du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), en 2010, seules 500 personnes aient bénéficié d'une indemnisation, quand le ministère de la défense estimait lui-même, dès 2006, que près de 140 000 personnes avaient pu être affectées par les essais nucléaires ?

Pilier sanitaire de la proposition de loi, son article 2 vise à élargir l'indemnisation des victimes des essais nucléaires selon deux axes : d'une part, par la prise en compte des victimes indirectes, grâce à la reconnaissance de l'effet transgénérationnel de l'exposition aux radiations émises du fait des essais nucléaires ; d'autre part, par l'élargissement des modalités de l'indemnisation à travers la prise en charge des dépenses engagées ou à venir pour le traitement des conséquences des maladies causées par les essais nucléaires. Ce faisant, la proposition de loi entend combler les lacunes de la loi Morin et assurer une réparation plus juste des conséquences sanitaires des essais nucléaires.

Toutefois, ces évolutions ne constitueraient qu'une première étape, car c'est l'ensemble du dispositif de reconnaissance et de réparation qu'il conviendrait de réexaminer, afin de le conforter et de l'étendre.

Premièrement, le CIVEN fonde aujourd'hui ses décisions sur des mesures de doses de radioactivité qui paraissent largement sous-évaluées. Des erreurs de calcul ont ainsi été mises en lumière par plusieurs études indépendantes, dont celle du chercheur Sébastien Philippe et du journaliste d'investigation Tomas Statius, publiée en mars 2021 par le média d'investigation Disclose. Le fruit de leur travail, publié dans un livre intitulé Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, a conduit la délégation parlementaire aux outre-mer de notre assemblée à adopter, le 29 avril 2021, une proposition de résolution soutenant sans réserve « toute initiative politique, quelle que soit sa forme, destinée à faire apparaître la vérité quant aux conséquences sanitaires et environnementales de ces essais » et appelant « le Gouvernement à contribuer à faire toute la clarté possible sur ce douloureux sujet, notamment par la publication d'archives, documents ou témoignages qui n'auraient pas encore été rendus publics ».

Parallèlement, le Président de la République annonçait la réunion d'une table ronde de haut niveau consacrée aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Attendue à l'été, elle doit permettre de faire éclore la vérité, ou du moins de confronter les points de vue, alors que le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), dont j'ai auditionné des représentants, rejette les critiques formulées à l'encontre de ses méthodologies.

En outre, les zones concernées par les retombées ont manifestement été mal évaluées, en raison de l'insuffisance de la couverture géographique des dispositifs de surveillance radiologique alors déployés.

Ces erreurs et ces lacunes suscitent de réelles difficultés : des seuils minimaux d'exposition ont été réintroduits dans la loi en 2018 et le lieu de résidence au moment des essais figure parmi les critères de la loi Morin.

Deuxièmement, la liste des maladies pouvant donner lieu à une indemnisation pourrait être complétée. En France, la liste annexée au décret du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires, modifiée en 2019, recense vingt-trois maladies, alors que, par exemple, l'administration américaine en reconnaît vingt-neuf.

Troisièmement, il paraît indispensable d'accorder le bénéfice de l'indemnisation à l'ensemble des victimes indirectes de l'exposition aux essais nucléaires, à l'image de ce qui est prévu dans le cadre du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA), de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), ou encore du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI). Ces dispositifs d'indemnisation ont pour caractéristique commune de faire jouer la solidarité nationale, encore trop absente s'agissant de la Polynésie et, plus largement, des essais nucléaires.

Pourtant, c'est bien pour maintenir la place de la France dans le concert des nations que la Polynésie a été ainsi utilisée, selon une logique d'exploitation quasi coloniale.

Cinquante-cinq ans après l'essai Aldebaran, premier essai atmosphérique en Polynésie, quarante-six ans après Achille, premier essai souterrain, et vingt-cinq ans après Xouthos, dernier essai nucléaire effectué par la France, il est plus que jamais temps pour l'État de réparer dignement les blessures infligées au Pacifique et à tous ceux qui ont participé volontairement ou involontairement à la réalisation de ces essais sans être avertis des dangers réels. Ce serait l'honneur du Parlement que de s'engager dans cette voie.

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